lundi, octobre 14, 2024
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DES MILLIONS POUR UN SIÈGE

par pierre Dieme

Une étude approfondie menée par la Westminster Foundation for Democracy (WFD) révèle les défis financiers considérables auxquels sont confrontés les candidats et les partis politiques dans le système parlementaire sénégalais. Ce rapport, basé sur des entretiens menés entre novembre 2023 et juin 2024, met en lumière les coûts prohibitifs de la participation politique, les sources opaques de financement et les obstacles particuliers auxquels font face les femmes et les jeunes.

Contexte historique et système électoral

Le Sénégal, pays d’Afrique de l’Ouest réputé pour sa stabilité démocratique, a connu une évolution politique notable depuis son indépendance en 1960. Passant d’un système de parti unique à un multipartisme intégral en 1981, le pays a vécu sa première alternance démocratique en 2000 avec l’élection d’Abdoulaye Wade, suivie d’une deuxième en 2012 avec Macky Sall, et plus récemment d’une troisième en 2024 avec la victoire surprise de Bassirou Diomaye Faye.

Le système électoral sénégalais pour les élections législatives est mixte, combinant scrutin majoritaire et proportionnel. Sur les 165 sièges de l’Assemblée nationale, 53 sont pourvus à la proportionnelle sur une liste nationale, tandis que 112 le sont au contrôle majoritaire dans les 46 départements du pays et les circonscriptions de la diaspora. Ce système tend à favoriser les partis et coalitions disposant de ressources importantes et d’une implantation nationale.

Les coûts de la politique parlementaire

L’étude de la WFD conduit par Samba Badji Dialimpa, journaliste, chercheur et doctorant à l’Université d’OsloMet en Norvège et Babacar Ndiaye, analyste politique et sécuritaire et directeur de recherche au think tank WATHI, met en évidence les dépenses considérables associées à une campagne législative au Sénégal. Ces coûts commencent bien avant le jour du contrôle :

  1. Dépôt de caution : Chaque liste de candidats doit verser une caution de 15 millions de francs CFA (environ 22 860 euros), généralement payée par le parti ou la coalition.
  2. Collecte des parrainages : Depuis 2018, les listes doivent recueillir les signatures d’au moins 0,5% des électeurs inscrits, répartis dans au moins sept régions. Cette exigence entraîne des coûts logistiques importants.
  3. Campagne électorale : Les 21 jours de campagne officielle voient des dépenses colossales en logistique (location de véhicules, carburant), communication (affiches, tracts, t-shirts) et organisation d’événements (caravanes, réunions).
  4. Dépenses informelles : Les candidats font souvent face à des demandes de dons en espèces ou en nature de la part d’électeurs, de dignitaires religieux et traditionnels, ou d’associations locales.

Un candidat intégré dans le cadre de l’étude résume ainsi la situation : « Les dépenses de campagne sont élastiques. Tout dépend de ce que vous avez. Cela peut être des milliards ou des millions. »

Sources de financement

L’opacité entourant le financement des campagnes électorales au Sénégal est préoccupante. En l’absence de loi réglementant le financement des campagnes, il n’existe aucune traçabilité des dépenses des candidats. Les sources de financement restent largement méconnues, même au sein des partis politiques.

Certains candidats admettent recevoir un soutien financier d’amis ou de sympathisants. D’autres, occupant des postes dans l’appareil d’État, peuvent utiliser leurs salaires pour financer leurs activités politiques. La coalition au pouvoir est souvent accusée d’utiliser des fonds publics pour ses campagnes, tandis que l’opposition est parfois soupçonnée de recevoir des financements étrangers, bien que cela soit théoriquement interdit par la loi de 1981 sur les partis politiques.

Un député de l’opposition impliqué dans le cadre de l’étude souligne : « Nous avons des élections ‘guidées par l’argent’ qui excluent ceux qui n’en ont pas, et ces élections signifiant que les élus peuvent être redevables à certains lobbies, certains pouvoirs de l’argent, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays ».

Obstacles pour les femmes et les jeunes

Malgré l’introduction d’une loi sur la parité en 2010, qui a considérablement augmenté la représentation des femmes à l’Assemblée nationale (44% des sièges dans la législature actuelle), des défis persistent. L’étude révèle que les femmes ont souvent moins accès aux ressources financières que les hommes, ce qui limite leur indépendance politique. De plus, les responsabilités familiales et domestiques constituent un obstacle supplémentaire à leur engagement politique.

Pour les jeunes (définis au Sénégal comme les personnes âgées de 15 à 35 ans), la situation est encore plus difficile. Bien que l’âge minimum pour être élu député soit de 25 ans, aucun membre de la législature actuelle n’a moins de 30 ans. Les jeunes sont souvent marginalisés au sein des structures des partis, occupant des postes périphériques. Leur avancement politique est fréquemment conditionné par le parrainage d’un « parrain » ou d’une « marraine » influent(e).

Impact sur la démocratie sénégalaise

Les coûts élevés de la politique parlementaire au Sénégal ont des répercussions significatives sur la qualité de la démocratie :

  1. Représentation limitée : Le système actuel favorise les partis disposant de ressources financières importantes, limitant la diversité des voix représentées à l’Assemblée nationale.
  2. Risque de corruption : L’opacité du financement des campagnes crée un terrain fertile pour l’influence induite de groupes d’intérêts particuliers.
  3. Exclusion des femmes et des jeunes : Les barrières financières renforcent la marginalisation de ces groupes dans la sphère politique.
  4. Déséquilibre de la compétition électorale : La coalition au pouvoir bénéficie d’un avantage significatif en termes d’accès aux ressources publiques.

Innovations et perspectives

Malgré ces défis, certaines initiatives prometteuses émergent. Le parti Pastef, par exemple, a adopté une approche innovante de mobilisation des ressources, organisant régulièrement des campagnes de collecte de fonds auprès de ses militants et sympathisants au Sénégal et dans la diaspora. Cette méthode, qui met l’accent sur l’engagement des militants, pourrait servir de modèle pour une politique plus participative et transparente.

Recommandations

L’étude de la WFD propose plusieurs recommandations pour améliorer la situation :

  1. Application effective de la loi sur les partis politiques pour rationaliser leur nombre et assurer une plus grande transparence dans l’utilisation de l’argent en politique.
  2. Introduction d’une loi sur le financement des partis politiques par le budget de l’État, accompagnée d’un plafonnement des dépenses de campagne.
  3. Création d’un organe d’audit des comptes de campagne ou attribution de cette tâche à la Cour des comptes.
  4. Promotion de réformes au sein des partis pour favoriser la participation effective des jeunes et des femmes.
  5. Introduction d’une loi garantissant un quota minimum de jeunes sur les listes électorales, à l’instar de la parité hommes-femmes.
  6. Facilitation des candidatures indépendantes aux élections législatives.

Le coût élevé de la politique parlementaire au Sénégal représente un défi majeur pour la démocratie du pays. Alors que le Sénégal est souvent cité comme un modèle de stabilité démocratique en Afrique de l’Ouest, cette étude met en lumière les obstacles financiers qui limitent la participation politique et menacent la représentativité du système. Des réformes significatives sont nécessaires pour garantir une démocratie plus inclusive, transparente et représentative de la diversité de la société sénégalaise.

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