Dans l’univers sulfureux des beuk néek

par pierre Dieme

Ils sont le passage obligé pour accéder au marabout. Ils, ce sont les chambellans ou beuk néek. Qui sont ces hommes ou femmes accusés de tous les péchés d’Israël ? EnQuête, pour les besoins de cette 126ème édition du magal de Touba qui commémore le départ en exil de Cheikh Ahmadou Bamba, s’est intéressé à cette fonction très particulière qu’on ne retrouve, au Sénégal, que dans les demeures des marabouts.

‘’Un chambellan ou chambrier (camerarius en latin) est un gentilhomme chargé du service de la chambre d’un monarque ou d’un prince, à la cour duquel il vit’’. Cette définition du dictionnaire « le Larousse » est différente de ce qui se passe au Sénégal où le chambellan, encore appelé beuk néek, est perçu comme l’homme à tout faire du marabout. Dans ce pays, on devient beuk néek par vocation, par reconnaissance, mais surtout, pour avoir été choisi par le maitre des lieux, selon des critères que lui seul connaît. 

Jadis, n’importe qui, ne pouvait être beuk néek. Et pour cause, la personne devait être dotée d’une foi inébranlable et d’un dévouement sans commune mesure. Cheikh Diop, un ancien beuk néek, constate pour s’en désoler : « Notre métier, naguère très noble, est aujourd’hui infesté de personnes corrompues, louches, faux dévots, entre autres ». Même son de cloche chez Fallou Sène, ancien beuk néek d’un Khalife général, qui regrette ce qui se passe actuellement, notamment, ‘’les vols et les fuites fréquentes des secrets des audiences des marabouts distillées dans les couloirs ou dans la presse’’.

 ‘’Aujourd’hui, poursuit-il, la fonction de beuk néek n’est plus ce qu’elle était, surtout avec ces gens qui foisonnent dans les domiciles des foyers religieux du pays. L’accès de certaines personnes indésirables à la cour des chefs religieux expose ces derniers au vol et aux agressions’’.  

L’exemple le plus édifiant est celui de Cheikh Bakhoum, puisque l’affaire avait atterri au tribunal. Chambellan chez le regretté Khalife général des mourides Cheikh Sidy Mokhtar Mbacké, il avait réussi a subtilisé beaucoup d’argent. Jugé au tribunal de grande instance de Diourbel, en 2016, il disait avoir ‘’acquis deux Toyota, communément appelés Mbacké-Touba, une Peugeot 406, un scooter, une charrette, un âne et un magasin de vente de pièces détachées’’. ‘’J’ai fait un an dans la maison du khalife. Lorsque j’ai pris la clé de la chambre où l’argent était gardé, je n’avais qu’un seul objectif : voler de l’argent. Lorsqu’on m’a arrêté, je détenais un paquet de liasses de billets de banque de 10 millions de nos francs. Les deux véhicules, qui roulaient sur l’axe Mbacké-Touba, ont coûté 5,9 et 5,6 millions. J’ai aussi acheté une moto et réfectionné notre maison. Je ne peux dire avec exactitude les montants volés’’, avait-il avoué.

Les ‘’bouki néek’’ ou ‘’mbeuk néek’’

Les disciples sans le sou, ou mal fagotés sont souvent mal reçus, découragés ou éconduits, en majorité, par les beuk néek. Pour accéder auprès du marabout, il faut souvent débourser de l’argent. Ces chambellans sont qualifiés de ‘’bouki-néek’’ ou ‘’mbeuk néek’’. Ousmane, nom d’emprunt d’un beuk néek reconverti dans le business, explique : ‘’Beuk néek est le nom générique, mais, il y a aussi des ‘’mbeuk néek’’, c’est à dire les indiscrets qui, animés d’une curiosité injustifiée, trouvent leur mentor dans ses appartements privés. Et des ‘’Bouki néek’’ : ce sont ceux qui agissent avec ruse et perfidie, pour leur propre intérêt. Ils ne rejettent rien et sont prêts à tout pour parvenir à leurs fins’’.

‘’Des surnoms qu’ils portent comme des gants’’, commente notre interlocuteur. Ils font des victimes à la pelle. Pour eux, rien n’est de trop, pour se remplir les poches.  Dans cette entreprise, personne n’est à l’abri.

Certains beuk néek, à force de familiarité et de proximité, gagnent la confiance du religieux et de ses proches. ‘’Ces faux dévots, renseigne Abdou Ndiaye, une fois dans le cercle restreint des intimes, mettent à exécution leur sale besogne. S’ils ne parviennent pas à séduire les jeunes épouses des religieux, ils jettent leur dévolu sur les filles de l’entourage. Il se raconte aussi un célèbre beuk néek pris en flagrant délit de transfert de fonds de la maison de son chef religieux, à travers un bol rempli de riz bien cuit qu’il a rempli de billets de banque. Il a été démasqué et le butin repris. Un autre pris en flagrant délit a été sauvé de justesse d’une mémorable correction, par le chef religieux’’.

Pour Mor Mbacké, ‘’le comportement décrié des beuk néek n’est le propre d’aucun foyer religieux. Il n’y a pas de chef religieux qui est épargnée par ces tartuffes d’un genre particulier’’.

Des victimes des Beuk Neek se confessent

Ils sont nombreux à avoir été roulés dans la farine par les beuk néek. Du haut fonctionnaire au plus petit talibé, ils sont nombreux à avoir été floués par ces chambellans. Aliou Diouf, chef d’entreprise, raconte sa mésaventure. « J’étais venu faire mon ziar. Nous avons trouvé le marabout dans la grande cour, mais, il y avait beaucoup de talibés et il fallait attendre. Après 3 heures de patience, et à ma grande surprise, le ‘’beuk néek’’ ne faisait entrer que les gens biens sapés et des femmes au teint clair. En fin de compte, il est venu me dire que le marabout ne recevait pas aujourd’hui, parce que simplement, contrairement aux autres, je ne lui avais rien remis’’.

Fatou Sy est une autre victime. Elle confie : « Salif Diop était un beuk néek pervers et menteur dont tout le monde se méfiait. Il profitait des absences du chef religieux pour échanger avec ses cibles. Il était chargé de la gestion du magasin pour la distribution des vivres. Sous peine de nous accuser de fautes que nous n’avions pas commises, il nous faisait chanter. Parce qu’elle refusait ses avances, il a dénoncé une de mes amies pour un acte qu’elle n’a pas commis. Une autre, prise de peur, à préférer demander son élargissement pour ne pas entrer dans son jeu’’.

Origine de beuk néek dans la communauté mouride

Mame Thierno Birahim Mbacké, jeune frère du fondateur de la confrérie mouride, est le précurseur. Serigne Mame Mor Bassirou Mbacké rapporte : ‘’Khadim Rassoul, le fondateur de la voie mouride, n’en avait pas. Si dans son entourage immédiat, on peut désigner quelqu’un comme son ‘’beuk néek’’, du fait des rapports et de la proximité qu’ils entretenaient, c’est son jeune frère Mame Thierno Birahim Mbacké. Avant le dispatching de l’héritage de Serigne Mame Mor Anta Sally, son fils Cheikh Ahmadou Bamba, qui avait renoncé à sa part d’héritage, avait suggéré aux cadis charger d’exécuter l’héritage, de laisser une part pour un enfant de sexe masculin, alors que personne ne s’y attendait. D’aucuns l’ont même raillé, faisant croire que le Cheikh, tentait de se faire garder sa part. Avant même la fin des procédures, Sokhna Faty Isseu, accoucha d’un garçon qui allait être baptisé du nom de Mame Thierno Birahim.  C’est son grand-frère Cheikh Ahmadou Bamba qui le prit en charge. L’histoire immortalise cette épisode de la vie de Mame Thierno Ibra Faty, à travers ces paroles : « Bamba koni baa, Bamba ko ni bayil ». Mame Thierno Birahim vouait un amour sans borne à son frère et s’évertuait à servir ses moindres désirs. Ainsi, des disciples dévoués se sont mis au service de leur maitre spirituel, pour recevoir bénédictions et agreement. Ainsi naquit la fonction de beuk néek dans la communauté mouride’’.

Mouride Niang, nom d’emprunt de notre interlocuteur, un ex beuk néek, confie : « Vous savez, les temps ont changé et je ne peux que vous dire un peu de ce que je sais de cette activité que j’ai exercée dans les concessions des chefs religieux. La personne qu’on désigne par le terme ‘’beuk néek’’ joue le rôle de secrétaire, de gestionnaire, souvent de porte-parole voire de griot. Il doit être intelligent, méthodique, rigoureux dans son travail. Cependant, le ‘’Beuk- Néek » doit avoir foi en la personne qu’il sert. C’est fondamental voire primordial, pour bien s’acquitter de sa tâche. En tout cas, moi, j’ai exercé ce métier au plus haut niveau, mais, j’ai la conscience tranquille et je garde tous mes contacts avec les gens que j’ai connu durant cette période’’.

Aujourd’hui, dans chaque cour ou concession de chef religieux, il y’a des beuk néek.  Il y a le principal, toujours à côté du chef religieux, et une cour de sous ‘’beuk néek’’, affecté aux courses et à la réglementation des audiences du chef religieux. Il y a des beuk néek chargés de la gestion des « adyas », de la gestion des biens de consommation, du transport des disciples, de la réception des personnalités, des fidèles entre autres activités. Il y’a aussi le ‘’beuk néek’’ du ‘’beuk néek’’. En effet, dans la concession des chefs religieux, les intérêts divergents font que les beuk néek ne sont pas en équipes et chaque grand beuk néek constitue une équipe de sous beuk néek. Ces derniers sont abonnés aux petits boulots qui consistent à veiller aux intérêts de leur protecteur.

Beuk néek, une occupation qui nourrit son homme

Aujourd’hui, il y a des commerçants, des chefs d’entreprises, des diplômés de l’enseignement supérieur qui se sont reconvertis en ‘’beuk néek’’. Serigne Omar Cissé explique : ‘’Il y a moins de dévotion et plus d’intérêts à préserver. Ce qui rend vulnérables nos chefs religieux. Il faut comprendre que tout beuk néek qui n’est pas le produit de l’éducation de son mentor, peut avoir une faiblesse qui peut l’amener un jour à adopter un comportement nuisible à son mentor’’, déclare notre interlocuteur.

‘’Aujourd’hui , poursuit-il, la plupart des beuk néek sont à côté de ces guides religieux pour leurs propres intérêts, n’hésitant pas à vendre des secrets d’intimité de leur guide proclamé. S’improvise aussi beuk néek, certains fils de beuk néek de l’entourage du chef religieux, désintéressé et bonjours les dégâts. C’est ce qui explique les fuites des entretiens avec les autorités politiques, c’est aussi la raison pour laquelle des secrets de familles sont divulgués’’.

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