Après deux mois d’exercice du pouvoir, la rupture systémique annoncée reste un effet d’annonce. Dérogeant à la règle des 100 jours, Alioune Tine s’interroge, lors d’une table ronde organisée par l’Association sénégalaise de droit constitutionnel (Asdc), sur les premiers actes posés par le nouveau régime. Il évoque un système en train de phagocyter l’antisystème, suggérant qu’un État pastéfien se met en place petit à petit.
Alioune Tine met également en garde contre une dualité source de tension au sommet de l’État entre Bassirou Dionaye Faye, avec une dette politique sur les épaules, et son Premier ministre Ousmane Sonko, qui possède une surcharge de légitimité. Le fondateur d’Afrikajom Center, acteur clé dans la résolution de la crise politico-électorale de février-mars 2024, dresse le bilan d’un processus électoral ayant failli plonger le Sénégal dans l’abîme.
Alioune Tine analyse la stratégie de Macky Sall pour conserver le pouvoir et proroger le mandat. Selon lui, Macky Sall a rejeté Amadou Ba, candidat de la mouvance présidentielle, et Ousmane Sonko, candidat légitime de l’opposition, n’a pas été sur la ligne de départ. Il estime que la question de la succession et de la conservation du pouvoir doit être analysée, soulignant que la démocratie représentative est à bout de souffle et en fin de cycle dans le monde.
Alioune Tine considère que les dysfonctionnements observés sont délibérés et portent atteinte à la démocratie. Il met en lumière la toute-puissance de l’hyperprésidentialisme, soulignant que l’état de droit est né du caractère impersonnel de la loi face au pouvoir personnel des monarques, et critique la tentative de Macky Sall de conserver le pouvoir par un troisième mandat, malgré l’échec de ce projet en raison de la résistance organisée.
Alioune Tine exprime son désaccord avec l’invalidation des candidatures de Sonko et Karim Wade par le Conseil Constitutionnel, indiquant que Karim Wade avait déjà renoncé à sa nationalité française au moment de la délibération. Il souligne le rôle crucial des luttes sociales et politiques antérieures et la mobilisation des candidats retenus.
Alioune Tine identifie une tension au sommet du pouvoir due à une inversion dans la hiérarchie du Pastef, avec Ousmane Sonko, qui possède une surcharge de légitimité, devenu Premier ministre, et Bassirou Diomaye Faye, le président de la République, portant une lourde dette politique. Il appelle à un État neutre et impartial pour garantir la transparence et l’égalité des citoyens, et met en garde contre la réduction de la démocratie à une simple démocratie électorale.
Voici la texte de Alioune Tine dans son intégralité :
Stratégie foireuse de conservation du pouvoir
« Aujourd’hui, on va s’intéresser à la stratégie de Macky Sall de conserver le pouvoir puis de proroger le mandat. Il a plus ou moins rejeté Amadou Ba qui est le candidat de la mouvance présidentielle. Mais aussi, le candidat légitime de l’opposition (Ousmane Sonko) n’a pas été sur la ligne de départ. La question de la succession et de la conservation du pouvoir doit être analysée. On n’a pas l’habitude de travailler sur le pouvoir et sur les mutations de ce qu’on appelle la démocratie représentative qui est à bout de souffle et en fin de cycle un peu partout dans le monde ».
« En Europe par exemple, on assiste à la montée de l’extrême droite et des mouvements antidémocratiques. Ici, chez nous en Afrique, ce sont les coups d’État militaires. Nous au Sénégal, notre démocratie elle est de l’ordre de l’imprévisible, du miracle. Quand j’entends dire la décision historique du Conseil Constitutionnel du 15 février 2024. Alors qu’il ne s’agit que d’une décision normale qui a été surinterprétée, miraculeuse. Tout cela montre que nous sommes dans des mutations. Et en même temps, la contradiction qu’il y a avec ce besoin énorme de changement. C’est cela que nous allons essayer d’analyser rapidement ».
Les dangers de l’hyperprésidentialisme
« En réalité tous les dysfonctionnements que nous avons vus sont délibérés, provoqués et sont des atteintes à la démocratie comme régime politique et à la démocratie électorale. C’est là où il faut mettre le doigt sur la toute-puissance de l’hyperprésidentialisme. En réalité, l’état de droit est né du caractère impersonnel de la loi face au pouvoir personnel des monarques. Parce que l’État de droit est né au 16e siècle bien avant la démocratie. Sans parler effectivement du caractère tout à fait équivoque du mot démocratie : gouvernement représentatif, État représentatif…mais la démocratie c’est au tirage au sort ».
« Garder le pouvoir, prolonger le pouvoir. Par le 3e mandat, Macky Sall a voulu garder le pouvoir, en abolissant toute possibilité de dauphin dans son entourage. Mais avec l’échec de ce projet du 3e mandat du fait de la résistance organisée, il a essayé d’avoir la prolongation du mandat. Par rapport à l’ampleur des dysfonctionnements, il y a eu l’organisation de la résistance. C’est à ce moment qu’on peut dire qu’on assiste à l’émergence d’une société démocratique avec un peuple vigilant, un peuple véto ».
« Je ne suis pas d’accord avec l’invalidation de la candidature de Sonko et Karim Wade »
« À ce niveau l’expérience des luttes sociales et politiques antérieures (1968, 1988, 1993, le 23 juin 2011), la sédimentation de ces expériences a joué un rôle. Au Sénégal on n’a jamais eu une organisation des différents segments de la société. Les pétitions qui sont sorties, cette formation discursive a servi de levier aux différents mouvements sociaux : Jammi Rewmi, le F24, Aar Sunu élection qui est venue à un moment clé marqué par le report de l’élection présidentielle. La mobilisation des candidats retenus a été décisive aussi ».
« S’il y a un paramètre qui a échappé à Macky Sall et qui a tout chamboulé, c’est : Bassirou Diomaye Faye. La validation de la candidature de Diomaye a été un moment de déstabilisation du régime. C’est à ce moment que beaucoup de choses se sont passées avec le report, les accusations du Pds contre les juges du Conseil Constitutionnel. Je voudrais également dire au passage que je ne suis pas d’accord avec le Conseil Constitutionnel sur l’invalidation de la candidature de Ousmane Sonko et la candidature de Karim Wade. Parce qu’au moment où ils délibéraient, Karim avait déjà renoncé à sa nationalité française ».
Surcharge de légitimité vs dette politique/Sonko vs Diomaye
« Maintenant par rapport à tout cela, qu’est-ce qui nous arrive ? C’est cela qu’il faut revoir. L’inversion qu’il y a au niveau de la hiérarchie du parti au pouvoir (le Pastef) fait que nous avons quelqu’un qui a une surcharge de légitimité (Ousmane Sonko, Ndlr) qui devient le Premier ministre. Cela va décentrer le pouvoir totalement et on y assiste. Cela va créer de nouvelles tensions qu’il faut prévenir dès maintenant. De l’autre côté, on a la dette politique de Diomaye (le président de la République). Une dette extrêmement forte qui est un poids sur ses épaules à l’heure actuelle. C’est cela qui crée de la tension au sommet du pouvoir ».
« Pour en venir à l’idéal d’un gouvernement démocratique qui est notre plus grand défi, il nous faut un État neutre, impartial pour que le critère de la transparence et de l’égalité des citoyens puisse être respecté. De mon point de vue, après avoir assisté à ce qu’on peut appeler un État agressif, nous n’avons pas l’impression d’avoir tourné la page de l’État-partisan. On a l’impression qu’il se met en place petit à petit un État pastefien. Le défi c’est de voir comment on peut traverser cette nouvelle mutation de la démocratie, et ne pas réduire notre démocratie à une démocratie électorale. Et ne pas réduire la légitimité à une seule légitimité de ceux qui sont élus. Il y a de nouvelles légitimités qui émergent, qui sont fortes ».
Sidy Mohamet