Il semble que l’époque où le Sénégal était cité comme un exemple de démocratie en Afrique de l’Ouest s’éloigne. Le samedi 3 février, à quelques heures de l’ouverture officielle de la campagne électorale, le président Macky Sall, dans un discours à la nation, a pris la décision par décret, d’annuler l’élection présidentielle du 25 février. Une première dans l’histoire politique du Sénégal qui plonge le pays dans une incertitude totale.
Comme motif, Macky Sall, à la tête du Sénégal depuis 12 ans, a invoqué le conflit qui aurait éclaté entre le Conseil constitutionnel et l’Assemblée nationale après la validation définitive par la juridiction de 20 candidatures et l’élimination de près d’une centaine d’autres. Ce lundi 5 février 2024, les députés sont convoqués à l’Assemblée nationale en plénière pour débattre de la proposition de loi visant à modifier l’article 31 de la Constitution. Cette nouvelle a provoqué de vives réactions de citoyens et acteurs de l’espace politique. Les rassemblements des citoyens ont été violemment réprimés par les forces de l’ordre le dimanche 4 février, date de début de la campagne électorale menant à l’arrestation de l’ancienne Premier ministre Mme Aminata Touré et de la candidate à la présidentielle Mme Anta Babacar Ngom. Elles ont été libérées des heures après.
Le projet de loi vise à déroger à l’alinéa 1 de l’article 31 de la Constitution le délai de convocation du collège électoral et ainsi prolonger la période électorale à six mois jusqu’au 25 août 2024 au moins. De nombreux observateurs y voient alors une intention de Macky Sall de vouloir prolonger sa présidence à l’encontre de la volonté des citoyens et des principes d’un Etat de droit. Rappelons que le second et dernier mandat de Macky Sall, élu en 2012 et réélu en 2019, prend fin le 2 avril 2024.
A la suite de ces événements, le ministère de la Communication, des Télécommunications et de l’Economie numérique a annoncé, dans un communiqué publié ce dimanche 4 février 2024, la suspension temporaire du réseau internet via les données mobiles. Le motif avancé serait de stopper “la diffusion de messages haineux et subversifs relayés sur les réseaux sociaux, dans un contexte de menaces de troubles à l’ordre public,” a-t-il précisé. Dans un pays où 98,86% des internautes utilisent les données mobiles d’internet pour des raisons diverses, ces mesures ont un impact sur les libertés d’expression, de réunion, l’accès à l’information et le bon déroulement des activités économiques fortement dépendantes d’internet.
A cette série, s’ajoute le retrait de la licence de la télévision Walfadjri survenu en pleine couverture des événements nationaux consécutifs à l’annonce de l’annulation de l’élection présidentielle. Pour rappel, l’organe de presse a été plusieurs fois victime de coupures de signal au cours de ces dernières années. Même s’ ils ont été libérés par la suite, des journalistes ont aussi été arrêtés dans l’exercice de leur fonction.
A cet effet, AfricTivistes condamne au plus haut point cette violation flagrante de la Constitution du Sénégal, un pays habituellement salué pour sa tradition démocratique dans un contexte sous-régional en proie aux coups d’État successifs. Elle rappelle à Macky Sall et son camp qu’un président élu ne peut pas prolonger de lui-même son mandat en dehors de tout cadre légal. Cette décision d’abroger le décret 2023-2283 du 29 novembre 2023, portant convocation du corps électoral est une confiscation du droit des citoyens sénégalais à choisir leurs dirigeants aux dates retenues par la loi.
AfricTivistes rappelle au président Macky Sall que le protocole A/SP1/12/01 sur la démocratie et la bonne gouvernance de la Cedeao, ratifié par le Sénégal, interdit toute réforme de la loi électorale “dans les six (6) mois précédant les élections, sans le consentement d’une large majorité des acteurs politiques”.
Aussi, AfricTivistes considère que cette décision inopportune n’est pas différente de la troisième candidature à laquelle le peuple sénégalais s’est farouchement opposé à deux reprises, et qui a valu des conséquences regrettables.
Par ailleurs, AfricTivistes s’indigne par la même occasion de la nouvelle suspension des données mobiles qui accompagne cette actualité, et fait savoir que la coupure d’internet et les formes de restrictions en ligne constituent une violation de la liberté d’expression et de l’accès à l’information. Les autorités doivent éviter de restreindre internet quel qu’en soit le motif par respect aux droits fondamentaux, notamment dans le contexte de manifestations et de tensions.
Ce gouvernement n’est pas à son premier coup d’essai. A plusieurs reprises déjà, les autorités ont pris des mesures restrictives concernant l’accès à internet via les données mobiles. En juin-juillet-août 2023, ces restrictions ont été mises en place suite à l’arrestation de l’opposant Ousmane Sonko, en raison de la « diffusion de messages haineux et subversifs » sur les réseaux sociaux. Quelques semaines auparavant, ce même gouvernement avait limité l’accès à plusieurs plateformes de médias sociaux.
Nous, AfricTivistes, en tant qu’organisation pro-démocratie et de promotion de l’usage responsable des technologies numériques pour une participation citoyenne effective, condamnons toute forme de censure et d’interruption du réseau internet, en particulier celles qui ont un impact sur les droits fondamentaux, y compris la liberté d’expression, la liberté d’information et la liberté de réunion, entre autres droits garantis par les institutions nationales, régionales et internationales.
De plus, les censures du cyberespace, quelles qu’elles soient, violent la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (DUDH), la Charte Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples (CADHP) et la Déclaration des principes sur la liberté d’expression et l’accès à l’information en Afrique qui a été élaborée conformément au paragraphe 1 de l’article 45 de la CADHP.
Dans cette même déclaration, il est clairement mentionné que les États ne peuvent restreindre le droit des individus à rechercher, recevoir et communiquer des informations via les moyens numériques, sauf si cela est justifiable selon le droit international. Les restrictions violent également les engagements pris par le Sénégal dans le cadre du Partenariat pour un Gouvernement Ouvert (OGP) qui sont de garantir le droit d’accès à l’information pour ses citoyens.
Ainsi, AfricTivistes tout en s’associant à toutes ces nombreuses voix qui ont exprimé leur indignation et leurs inquiétudes face à cette situation qui prévaut au Sénégal, appelle le Conseil Constitutionnel, conformément à son cahier de charge, à la garantie de l’indépendance du processus électoral, au maintien des élections à la date retenue et à faire respecter les fondements de l’Etat de droit.
Enfin, nous exigeons du gouvernement du Sénégal la levée de cette suspension des données mobiles et à éviter de recourir à des mesures de restriction d’internet ou de rassemblements pacifiques pour contrôler les voix dissidentes et les protestations légitimes.