Entre Macky et moi, qui a trahi qui ?

par pierre Dieme

Dans une interview récente avec le journal Jeune Afrique, le président de la République Macky Sall a fait quelques confidences sur l’exercice de son pouvoir à quelques mois de l’élection présidentielle 2024 pour laquelle il n’est pas candidat. Au moment d’évoquer quelques faits marquants de son magistère, le chef de l’Etat a fait part d’un sentiment de trahison qui l’habite par rapport quelques-uns de ses alliés. Compagnon des premières heures du président de la République, l’ancienne premier ministre Aminata Touré a  exprimé toute sa déception après les propos tenus par le chef de fil de l’Alliance pour la République (APR). Celle qui a quitté le pouvoir après  avoir gagné les élections législatives de juillet 2022 a rappelé à son ex collaborateur son devoir de gratitude envers ses compagnons. Sans oublier la présidentielle dont elle parie qu’Amadou Ba, candidat choisi par Macky Sall, ne parviendra pas au second tour. Entretien

Vous venez de vous solidariser de l’honorable député Guy Marius Sagna qui alerte sur personnes inconnues qui rôdent autour de son domicile. L’autre jour, vous avez également dénoncé le fait que vos pages sur les réseaux sociaux font l’objet d’attaques informatiques. Pensez-vous qu’il y ait une entreprise délibérée d’intimidation contre certains opposants ?

L’honorable Guy Marius Sagna a alerté l’opinion sur un potentiel problème de sécurité autour de sa maison. Je dénonce ce qui ressemble à du harcèlement et à de l’intimidation. Je considère que l’Etat doit  assurer la sécurité des citoyens et de leurs biens. Mais aussi, à trois mois de l’élection présidentielle, il doit assurer la sécurité de tous les candidats déclarés. C’est de la responsabilité de l’Etat.

Mon compte Facebook a été attaqué, mais rétabli grâce à l’expertise de mes équipes. Si  l’on y ajoute le contexte général autour de l’opposition qui a fait l’objet de nombreuses agressions, le candidat Ousmane Sonko emprisonné, des journalistes et artistes arrêtés, il semblerait que l’Etat et celui qui est  à sa tête, le président Macky Sall, n’ont pas renoncé aux intimidations et agressions contre la démocratie. C’est inacceptable !

Le président de la République Macky Sall a récemment évoqué dans la presse quelques sentiments qui l’habitent à quelques mois de la fin de son mandat. Parmi eux, le sentiment d’avoir été trahi par ses collaborateurs. Vous sentez-vous visé par ces propos, après avoir passé 10 ans à ses côtés dans l’exercice du pouvoir ?

Déjà, je pense que ce n’est pas le ton que devrait avoir un président de la République après avoir passé 12 ans à la tête du pays. Son mandat a été renouvelé. Le peuple lui a fait un grand honneur ! C’est un honneur d’occuper des fonctions et diriger nos compatriotes. C’est plus un message de gratitude qu’il devrait exprimer, y compris à l’endroit de ses collaborateurs.

Quand on accompagnait Macky Sall en 2011, il y avait 13 autres candidats au siège du président de la République, plus le président sortant, Me Abdoulaye Wade. Au moment où il n’avait rien à offrir, Macky Sall a été notre choix. Il était officiellement sans emploi. Nous nous sommes battus à ses côtés dans un contexte très incertain en prenant des risques. J’étais fonctionnaire international avec un contrat à durée indéterminée et j’ai pris un congé sans solde. Je voudrais également parler au nom de feu Alioune Badara Cissé (ancien médiateur de la République) qui a laissé un poste d’avocat pour le suivre, et tant d’autres compagnons. On avait le choix d’accompagner d’autres candidats. Mais nous l’avons choisi, alors qu’il n’était même pas le favori de l’élection. C’était un choix de raison et affectif.

Maintenant, le présidentialisme dans nos pays est tel que cela peut faire tourner la tête de la première institution du pays. Il faut des garde-fous. Dans les grandes démocraties, le président de la République ne peut pas tout faire. Mais chez nous, le pouvoir du président est illimité. Donc, lorsque certains de vos compagnons ne sont pas d’accord avec ce que vous voulez, vous les considérez comme des traîtres. Je fustige cette explication de notre compagnonnage. C’est une trahison de plus de nous considérer globalement comme des traîtres, lorsque je pense à Alioune Badara Cissé qui n’est pas là pour le dire. Il avait sa personnalité et ses idées et on a tous vu comment cela s’est terminé entre lui et le président Macky Sall.

Quels que soient les aléas du compagnonnage, je pense qu’il devrait leur exprimer de la gratitude de l’avoir choisi comme compagnon dans des moments incertains. J’aurais aimé entendre ça dans son discours. 12 ans après, que le mot trahison sorte, c’est une grande déception ! Maintenant, on peut rentrer dans les détails de qui a trahi qui ? Cela peut faire l’objet d’un débat ! Il est président de la République, par respect pour cette institution, je m’en arrête là…

En ce qui me concerne, j’ai consacré mon énergie, mon temps et mes ressources à le soutenir. On a vu comment la relation s’est terminée. Je suis allée au-delà de la loyauté avec lui. Je vivais à New York, une ville agréable à vivre, avec mes enfants. J’y ai un titre foncier. J’ai tout mis en parenthèse pour accompagner un opposant. Macky Sall, quels que soient nos différends, devait reconnaître que nous avons contribué à son parcours. Ce qu’il nous doit, c’est de la gratitude. S’il en est arrivé à signer des décrets et à ordonner des dépenses, à nommer aux fonctions civiles et militaires, c’est parce qu’on l’a accompagné pour qu’il se fasse élire.

Un président doit savoir que les Sénégalais lui confient leur destin pour un laps de temps bien déterminé. Nous ne sommes pas dans une royauté, encore moins dans un empire. Il a vocation à élever le bien-être des Sénégalais, dans la justice, l’équité et la bonne gestion de nos ressources. C’est un conseil pour le prochain président de la République et j’espère que ce sera moi. Il faut toujours rester chevillé aux intérêts de votre population, ne pas se laisser influencer par les thuriféraires, les griots, la famille etc. A l’arrivée, ce qui compte, c’est l’appréciation du peuple sénégalais.

Il a également soutenu que, dans les moments difficiles, il a toujours été seul contrairement aux périodes fastes et de victoire. Partagez-vous cela ?

Ce n’est pas ce que j’ai constaté. Lui ne pouvait pas se défendre sur la place publique. On s’est toujours battu pour lui. Je me suis engagée à ses côtés et cela ne m’empêchait pas de dire ce que je pense, dans les instances et surtout en privé. Il le sait ! Nous avons été avec lui quand il était dans le doute total. On a gagné ensemble et on l’a défendu avec la dernière énergie quand il a été au pouvoir.

Dire qu’il a été seul, c’est peut-être maintenant qu’il part. Et dès qu’on quitte le pouvoir, on est tout seul. Il faut le savoir. La meilleure manière de ne pas être seul est d’avoir le peuple sénégalais avec vous. Lorsque Michelle Bachelet (ancienne président du Chili de 2006 à 2010 et de 2014 à 2018), que j’ai récemment rencontrée au Brésil, a reçu des ovations populaires en quittant le pouvoir au bout de son deuxième mandat… Tout homme d’Etat doit avoir cela comme objectif : servir son pays et être accompagné par sa nation à sa sortie. Si l’on dit qu’on se retrouve seul, il faut faire le bilan pour savoir pourquoi ? Lorsque vous servez exclusivement les intérêts de votre peuple, en respectant la Constitution, vous partez sous ovation. Même l’ancien président de la République, Abdoulaye Wade, a reçu un accueil populaire à son retour au pays. Pourtant, il n’a pas dit qu’il était seul, lorsqu’il a gouverné.

Alors qu’il s’apprête à quitter le pouvoir, on voit le président très nerveux par moment. Comment appréciez-vous les derniers moments de Macky Sall au pouvoir ?

C’est pour cela qu’il faut préparer sereinement sa sortie. Je vous fais une confidence : Macky Sall m’a lui-même dit que ‘’c’est difficile d’accéder au pouvoir. Mais il faut savoir préparer sa sortie’’. Ce conseil est valable pour tout le monde. Sa nervosité s’explique également parce qu’il voit la défaite arriver. C’est un politicien. Il sait très bien lire la situation politique.

Vous avez l’impression qu’il n’a pas préparé son départ ?

Bien sûr que non. Il ne l’a pas préparé. D’abord, il est fatigué. Je pense qu’il a besoin de prendre du recul, de se reposer. Mais le plus important, il a besoin de faire ce qu’on attend de lui. Il existe encore une petite lucarne pour lui, pour sortir avec les honneurs : c’est de libérer les prisonniers politiques, de faire en sorte que tout le monde participe à l’élection présidentielle y compris Ousmane Sonko, qu’il réhabilite notre démocratie et je pense que les Sénégalais, un peuple sait pardonner, se rappelleront de lui pour ses réalisations. Macky Sall a beaucoup fait. Mais le bilan immatériel risque d’effacer toutes ses réalisations. C’est malheureux.

Pourtant, le président de la République a dit qu’il ne regrette rien de son bilan…

Mais il a beaucoup de choses à regretter, notamment sa relation avec ses compagnons qu’il fustige. Est-ce qu’il a tout fait pour sauvegarder ses relations avec ses premiers alliés? Mais c’est le système hyper présidentialiste qui vous met tout de suite au-dessus de votre peuple et de vos compagnons. Je considère qu’il a, par moment, eu une attitude tyrannique vis-à-vis de ses compagnons, parce que le système lui permet de décider tout seul, comme il veut. Alors, certains n’ont pas accepté cette tyrannie. Je pense vraiment qu’il devrait revisiter son expérience car c’est une chance divine de diriger son propre peuple. Il devrait partir sereinement en se disant que j’ai fait de mon mieux, que j’ai un bilan à défendre. Mais qu’il rectifie également ses erreurs, et reconnaisse qu’il y a beaucoup de choses qui auraient pu mieux se passer.

Je n’ai aucun regret de mon compagnonnage avec Macky Sall. J’étais également venu travailler avec lui pour le Sénégal. Et je me suis entièrement dévouée à toutes les responsabilités qu’il a eu à me donner (ministre de la Justice, Premier ministre, présidente du Conseil économique et social et environnemental), en respectant les ressources publiques et en mettant mon expertise à disposition. Je peux prendre à témoin les Sénégalais. C’est malheureux qu’on se soit mis en divergence sur la question du troisième mandat.

D’ailleurs, cette question n’aurait jamais dû être sur la table. Et c’est peut-être le regret qui le rend nerveux. Qu’il se dise qu’il aurait mieux fait de ne pas y penser et de laisser tout le monde compétir. Les Sénégalais choisissent qui ils veulent. Ainsi va la démocratie. Je l’appelle à avoir une vision plus positive de son expérience et surtout à prendre les dernières bonnes décisions qui peuvent toujours le mettre du bon côté de l’histoire. 

En conseil des ministres mercredi dernier, le président de la République a demandé au premier ministre un mémorandum sur la bonne gouvernance et la promotion des droits de l’Homme. Des suggestions que vous pourriez faire à Amadou Bâ à inclure dans ce document ?

Il n’a qu’à y mettre la libération des prisonniers politiques. On verra si Macky Sall applique ce qu’il recommande. Notre responsable départemental de Tambacounda est en prison, depuis six mois. Il a été trouvé sous un arbre à discuter avec les responsables de Pastef et de Frapp France dégage. Tous ont été arrêtés pour participation à une manifestation non autorisée. La manifestation n’a pas eu lieu car Ousmane Sonko qu’ils attendaient n’est jamais arrivé. Ils ont été libérés, puis rattrapés pour être envoyés en prison. Cela n’a pas de sens.

Une autre chose est qu’il fasse libérer Ousmane Sonko. Qu’on applique l’ordonnance du président du tribunal d’instance de Ziguinchor. C’est cela les droits de l’Homme et non des formules générales. Ce sont des décisions concrètes. La direction générale des élections (DGE) refuse d’appliquer une décision de justice. A l’audience de la Cour Suprême, lorsque l’agent judiciaire de l’Etat a introduit un recours dans cette affaire, l’avocat général, représentant de l’Etat, a demandé que les fiches de parrainages soient remises au mandataire d’Ousmane Sonko. Qu’est-ce qu’on attend ? Qu’on ne joue pas avec le temps pour prendre les décisions après les délais du processus électoral.  

Pourtant des voix au sein de la coalition Benno Bokk Yaakaar (Pouvoir) estiment qu’aucun membre du parti Pastef, qui a été dissous, ne doit être candidat pour la présidentielle.

C’est des positions qui n’existent plus dans le monde. Essayer d’éliminer vos adversaires par des artifices, parce que vous les considérez comme un danger, est aux antipodes de la démocratie. Au contraire, si vous faites confiance à votre candidat, ce que le président Macky Sall aurait dû faire d’ailleurs, vous organisez votre parti, vous prenez le meilleur candidat, vous respectez la Constitution et vous le laissez compétir et défendre votre bilan.

Aussi, supprimer un parti d’opposition, qui compte 25 députés, sur des bases fallacieuses est d’un autre âge. Cela ne se fait plus en démocratie. C’est une régression. On n’a pas dissous de parti politique au Sénégal, depuis 1960.

Vous êtes candidate à l’élection présidentielle du 25 février 2024. Comment se passent les opérations de parrainage ?

Nous avons conclu notre parrainage et qui sera impeccable. Je ne suis pas étrangère à ces opérations. Je sais très bien comment cela se passe. Je sais très bien ce qu’il faut éviter. Quand j’entends des responsables de Benno dire qu’ils ont 3 millions de parrains, ils veulent nous faire avaler qu’Amadou Ba est plus populaire que Macky Sall. Dans certaines localités, le nombre de parrains est supérieur au nombre d’électeurs. Cela frise le ridicule. Je prends le pari qu’Amadou Ba ne sera pas au second tour !!!

D’abord, son camp est extrêmement divisé. Ensuite, les Sénégalais veulent impérativement le changement. J’ai fait le tour du Sénégal et ce sentiment n’appartient pas seulement aux citadins. A Kidira, les jeunes manifestent depuis un mois contre le manque d’eau. Pendant ce temps, je considère que le président de la République et son Premier ministre sont en campagne électorale déguisée. Et ça, c’est contraire à la loi.

Amadou Ba s’inscrit vraiment dans la continuité de Macky Sall.  On n’a pas fini de déplorer ce qui s’est passé à Matam avec l’achat du mandataire de Pastef qu’il se met à acheter des délégués travaillant pour d’autres candidats. Voilà les genres de pratiques qui doivent définitivement disparaître de la politique. Le procureur doit agir dans ce genre d’histoires.

Pendant ce temps, l’inflation grimpe. L’eau est en manque dans tout le Boundou. Le ministre de l’Hydraulique devrait être en tournée pour inspecter les forages. Parfois, il suffit de changer une pièce pour réparer. Mais ce sont les femmes qui souffrent.

Sans oublier la question de l’émigration clandestine qui nous saigne le cœur. Il n’y a pas de conseil présidentiel, ni de conseil interministériel, ni de visite dans les familles des victimes, aucun appel aux jeunes. Si Amadou Ba dit lui-même qu’il est la suite de Macky Sall. Il faut imaginer ce que cela représente comme désespoir pour toutes ces populations qui n’ont pas d’eau, se jettent à la mer etc.  

Dans les fins de régime, il y a souvent une accélération du mal être, de la non prise en compte des questions essentielles, etc. Les gens veulent passer à autre chose.  

Après les changements qu’il y a eu à la Cena et le contentieux qui oppose le ministère de l’Intérieur à travers la DGE et l’opposant Ousmane Sonko. Faites-vous confiance à l’organisateur de l’élection présidentielle ?

Non ! Je dénonce le fait qu’on ait placé un politicien pur jus comme ministre de l’Intérieur. Antoine Félix Diome (ex ministre de l’Intérieur) n’était pas un militant de l’APR. Il avait ses accointances avec le Président, mais je ne l’ai jamais vu à une réunion politique. Quoiqu’on dise, il a organisé des élections incontestées. Mais Sidiki Kaba, c’est un politicien, qui assume ses positions politiques. Pourquoi on renvoie tous les membres de la Cena (commission électorale nationale automne) à trois mois des élections, alors que le Président avait demandé que les fiches de parrainages soient remises au mandataire du candidat Ousmane Sonko ? Au sein de la nouvelle équipe, il y a tout au moins un responsable politique de l’APR que je connais. C’est même contre le protocole de la Cedeao. Tout cela est suspect.

C’est pour cela que le Front pour l’inclusivité et la transparence des élections (FITE) a mis en place un pool d’experts pour aller auditer ce fameux logiciel de parrainage. On ne veut pas qu’après la tentative d’élimination judicaire qu’on essaye d’éliminer des candidats sous le prétexte de doublons. Cela ne sera pas accepté.

Vous n’avez pas peur d’être éliminée par le parrainage ?

On va se battre ! Quand c’est le moment, il faut être debout et combatif. Si on avait été frêle, Macky Sall serait le candidat de Benno Bokk Yaakaar. Donc, on va continuer à se battre au jour le jour pour que le processus électoral soit indépendant, transparent et inclusif.

S’agissant d’un potentiel report de l’élection présidentielle ….

Il n’en est pas question. On ira à l’élection présidentielle le 25 février 2024. Le candidat de Macky Sall n’ira pas au second tour et le Sénégal va aller vers un changement. C’est pour cela que j’encourage les jeunes à rester et à se battre avec nous. La meilleure arme dont on dispose aujourd’hui n’est pas les pirogues. C’est votre carte d’électeur pour mettre en place une nouvelle équipe qui mettra leurs préoccupations et celles des femmes au cœur de l’action gouvernementale.

Vous comptez aller à la présidentielle en coalition ?

Ah, certainement. L’union fait la force. Et je suis pour qu’en cas de deuxième tour, toute l’opposition soutienne le candidat le mieux placé. On va être à la hauteur de notre sigle (FITE, courage en wolof). Nous avons le soutien des Sénégalais qui veulent le changement.

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