L’annonce de sa candidature a surpris plus d’un tant l’ancien Premier ministre Mouhammad Boun Abdallah Dionne qui a dirigé le gouvernement du Sénégal de 2014 à 2019 était l’homme de
confiance du président Macky Sall. Mais dans cet entretien spécial accordé au groupe L’AS, l’ingénieur informatique est revenu sur sa décision de se présenter en passant outre le choix de BBY. Pour lui, une élection présidentielle est une affaire personnelle. Sans langue de bois, l’ex-chef du gouvernement se permet même de relever les insuffisances du PSE. De l’avis de celui qui refuse d’être taxé de «frustré», il faut passer d’un Sénégal des projets à un Sénégal des réformes.
Depuis quand l’idée de devenir président de la République a commencé à vous tarauder l’esprit ?
Je vais être très modeste par rapport à cette question. Notre ambition a été de servir notre pays et j’ai toujours servi mon pays depuis que j’ai terminé mes études à 23 ans comme ingénieur. J’ai eu à occuper différentes fonctions dans le secteur privé, dans le secteur public, dans la fonction publique internationale, à la BCEAO, à l’ONUDI et dans le gouvernement du Sénégal. C’est la réalité qui gouverne les comportements et c’est en forgeant qu’on devient forgeron. J’ai été Premier ministre du Sénégal pendant 5 ans et je pense avoir donné le maximum que je pouvais sous l’autorité du président de la République Macky Sall. Aujourd’hui, le contexte m’a amené à engager une réflexion de fond et c’est cette réflexion de fond qui, à la fin, m’a amené à présenter ma candidature à ce grand rendez-vous avec le peuple sénégalais le 25 février 2024.
D’aucuns disent que vous n’aviez pas d’ambition présidentielle et que c’est le Président Macky Sall qui vous a demandé et ajouté votre nom sur la liste des candidats de BBY. est-ce que c’est vrai ?
Le président de la République, une fois qu’il avait exprimé au peuple sénégalais son souhait de ne pas se présenter, il a au niveau de la coalition présidentielle identifié quelques personnalités et j’en faisais partie. Ces personnalités devaient participer à des entretiens et c’est à la suite de ces entretiens qu’on devait effectivement sélectionner le candidat de la majorité présidentielle. Mais on n’a pas besoin de permission pour être candidat à la présidence de la République. C’est une affaire personnelle entre quelqu’un et son peuple. Et c’est au nom de cette responsabilité individuelle que j’ai finalement pris la décision de me présenter. Et ce n’est pas la première fois que j’ai eu à conduire des listes nationales et j’ai conduit le gouvernement pendant plusieurs années. C’est au nom de cette expérience et au nom également de l’ambition et de la grande considération que nous avons pour le Sénégal que finalement je me présente. J’aurais pu prendre de nouvelles fonctions comme d’autres en ont décidé, je les respecte. Mais j’ai préféré l’intérêt général, j’ai préféré faire le choix du peuple.
Ce n’est pas parce que vous n’avez pas été choisi…
Ça ne me ressemble même pas. Vous savez, l’ambition c’est une bonne chose mais ce qui est important, ce n’est pas l’ambition. Ce qui est important, c’est la volonté qu’on a de servir. J’ai cette volonté, j’ai également tenu compte du contexte très criso-gène dans la sous-région, qui est aussi un contexte très menaçant au plan international, de l’expérience pour pouvoir conduire les destinées de notre peuple. Il y a eu beaucoup de défections après l’annonce du choix de Macky Sall. Mais là, votre candidature a surpris plus compte tenu de votre proximité avec le chef de l’État….
Mais pourquoi surprendre ?
Le Président, c’est le Président. Moi je m’appelle Mouhammad Boun Abdallah Dionne. Le président a décidé de ne pas être candidat. On lui a donné un mandat pour faire un choix, il a fait son choix.
Est-ce que tout le monde doit être d’accord avec ce choix ?
Moi je ne suis pas d’accord avec ce choix et je l’ai exprimé. Il parait qu’à quelques heures du choix, le Président vous avait donné des assurances par rapport à votre désignation.
Qu’en est-il ?
Jamais ! Le peuple sénégalais est souverain, c’est lui qui choisit le président de la République lors d’une élection. Je ne pense pas qu’une personnalité de ce niveau-là va engager des discussions de cette nature. Moi non plus je ne me vois pas en train de faire des deals. On ne m’a pas dit que j’allais être le futur candidat. Et comme le disait Abdoulaye Wade, le destin d’un dauphin, c’est d’échouer à la plage. Je m’en tiens là.
Vous auriez voulu être ce dauphin-là ?
Non, pas forcément. Qui vous le dit ? On m’a sélectionné. Si j’avais fini ma réflexion en ce temps-là, je me serais adressé au peuple sénégalais. C’est une affaire personnelle la présidence de la République. Ce n’est pas quelque chose qu’on négocie. C’est le seul poste auquel on n’accède pas par décret.
Êtes-vous en pourparlers avec d’autres «frustrés» de la mouvance présidentielle ?
Il faut qu’on se mette d’accord. Il n’y a pas de frustrés. Je ne suis pas un frustré, Aly Ngouille Ndiaye non plus, Mame Boye Diao n’est pas un frustré encore moins Abdoulaye Daouda Diallo. Nous sommes tous des amis y compris avec le Premier ministre actuel. On a partage les mêmes gouvernements. On a juste des problèmes de fond sur la conduite des affaires publiques. Moi en ce qui me concerne j’ai pris la décision d’y aller, d’autres aussi ont décidé d’y aller. Maintenant à la fin de la journée, comment les choses vont se déterminer ? tout dépendra de la réalité. Pour l’instant, nous sommes tous engages autour du parrainage. Ce que je leur souhaite, c’est qu’ils passent l’étape du parrainage. Là aussi, j’ai été clair pour dire que nous n’accepterons pas «Coumba Am Ndèye ak Coumba amoul Ndèye». Nous exigeons la transparence dans ce processus des parrainages. Et à la fin de la journée, si nous sommes tous candidats, nous pouvons bien entamer des négociations. Il y a des partis qui présentent cinq candidats à la candidature.
Au Sénégal pour gagner, il faut un appareil. est-ce que vous en avez un ?
Un appareil, oui. Mais la santé de l’appareil compte. Si vous avez un appareil qui est malade, vous ne pouvez pas gagner. Et bien sûr j’ai un appareil. Il y a quelques jours un chef de parti qui est dans la coalition « Dekal Diam » pour un Sénégal juste a été démis pour des raisons politiques. Il y a des sous coalitions y compris de BBY qui sont avec moi, il y a des partis politiques qui sont avec moi, il y a des mouvements nationaux qui sont avec moi. Il y a aussi des anciens ministres, des maires, des députés qui sont avec moi et c’est tout cet ensemble qui forme cette coalition.
Pourquoi concrètement vous n’avez pas soutenu le choix de BBY ?
Nous ne sommes pas de la même école de pensée. Il y a aussi une différence de comportements par rapport à la chose publique. Si j’accède à la magistrature suprême, je mettrai en urgence un gouvernement d’urgences nationales. Ces urgences, c’est d’abord l’emploi des jeunes. L’emploi des jeunes importe et urge. On doit pouvoir naître au Sénégal, grandir au Sénégal et avoir un métier et ne pas avoir comme unique porte de sortie les bateaux de la mort.
Pourtant, c’était au cœur de votre Plan Sénégal Emergent (PSE). Qu’est-ce qui n’a pas marché ?
Je vais revenir sur ça. Mais je disais que la première urgence, c’est l’emploi des jeunes. Et cet emploi des jeunes on l’aura lorsque les jeunes auront du métier. Qu’est-ce qui fait l’emploi dans ce pays, l’agriculture, la pêche, l’élevage, le commerce et l’artisanat. C’est pourquoi je dis que notre pays doit passer d’un Sénégal des projets à un Sénégal des réformes. Jusqu’à présent et c’est l’autre école, c’est la coopération internationale, c’est les projets. Chaque premier ministre qui passe va à Saint-Louis ou à Dagana pour en parler. C’est de petits projets. Certes les petits matins font les grands soirs comme disait Mao mais on doit dépasser ce Sénégal des projets et de la coopération internationale. Le PSE originel, c’était des projets phares et des réformes phares.
En tout cas, la phase de démarrage que j’ai eu à piloter de 2014 à 2019, l’accent était mis sur le rattrapage infrastructurel, c’est-à-dire les projets et ces projets ont été effectués avec grande satisfaction. Le gouvernement que je pilotais a mis en place le TER, le BRT. L’enjeu de la phase 2, c’était l’homme et tout l’homme et ça, c’étaient les centres de formation professionnelle qu’on devait construire. Ce programme, je l’ai écrit : il s’appelle « Ligueeyal Euleuk». Si on l’avait mis en application on ne parlerait plus de métier.
Vous avez été au cœur de la République en tant que Premier ministre. Pourquoi vous n’aviez pas appliqué tout ce que vous êtes en train de dire ?
Moi je l’ai mis en application. Moi j’ai fait le Job que je devais faire. Ça va être très difficile pour vous de vous départir du passif du PSe… Le PSE, c’est une philosophie, c’est une vision. C’est des principes de base et ces principes ont été déclinés, c’est la transformation structurelle de l’économie et on a dit qu’on veut cette fois-ci une croissance inclusive et solidaire. Et troisièmement, on a dit : dans un Etat de droit ; donc ce trépied, c’est le trépied de base pour développer le pays et on le croit. Mais est-ce que ça été fait dans la réalité. Pour la transformation structurelle, j’y ai mis l’accent pendant mes 5 ans en tant que Premier ministre. Mais l’impact social, ça reste. L’impact socioéconomique des politiques publiques sur le secteur privé national est à améliorer. Moi depuis trois ans je suis au balcon, je ne suis pas dans le gouvernement. C’est pourquoi j’ai dit : pas de continuité qui amène à figer les choses, qui amène à l’immobilisme. J’ai dit : il faut une progression qualitative et quantitative sur les politiques publiques.
Et pourtant vous incarnez plus la continuité que même l’actuel Premier ministre…
Moi je ne suis pas pour la continuité. Je veux des réformes. Moi je dis qu’il faut qu’on passe d’un Sénégal des projets à un Sénégal des réformes. Les réformes c’est du qualitatif, les projets c’est du quantitatif. Faire de l’assainissement, donner des bourses sociales, c’est bien. Donner du travail, c’est mieux.
Cette élection va se tenir dans un contexte de production des premiers barils du pétrole et du gaz. Avez-vous une vision claire par rapport à tous ces changements de paradigmes ?
Le Sénégal du pétrole et du gaz oui, mais combien on gagne dedans ? C’est à la hauteur de notre participation. C’est pourquoi j’ai toujours dit qu’il y a une mauvaise dette, c’est celle que l’on consomme. A côté de cette mauvaise dette, il existe de la bonne dette, c’est celle que l’on investit. Pas de manière brusque et désordonnée mais si je suis élu Président, je négocierai avec les entreprises d’exploitation qui existent dans la gestion des ressources naturelles. Nous devons discuter avec ces entreprises d’exploitation pour aller lever des ressources massivement et positionner le Sénégal comme des partenaires financiers. C’est comme ça que nous allons devenir un pays comme la Norvège qui est propriétaire de 60% de son gaz et de son pétrole. Et c’est au nom de cela qu’ils ont pu définir une répartition des revenus qui a réglé le problème de la fracture sociale. Par ailleurs, les jeunes sont majoritaires dans le pays.
Comment vous allez faire pour résoudre le chômage ?
Aujourd’hui, le monde est devenu global. Tout le monde connaît l’exigence que nous avons pour nous nourrir nous-mêmes. La covid-19 et la crise ukrainienne ont remis au goût du jour l’exigence de la souveraineté alimentaire. Mais cette souveraineté alimentaire, on ne va pas l’avoir avec 100 milliards sur un budget de 7000 milliards. Donc mettons les priorités là où elles doivent être. Diminuons le train de vie de l’Etat, c’est comme ça qu’on aura le Sénégal inclusif et solidaire. Le Sénégal des réformes à la place du Sénégal des projets.
Pourquoi vous voulez remettre en question les modes de coopération du Sénégal avec les institutions internationales et les autres partenaires ?
Je ne remets pas en cause la coopération, je veux qu’on aille en coopération avec les intérêts du Sénégal en bandoulière mais pas avec les intérêts de ceux qui en profitent. Il faut qu’on ait une coopération mais qui s’insère dans un Sénégal des réformes et non l’inverse.
Vous allez parler aussi avec une jeunesse sénégalaise qui a montré toute son aversion vis-à-vis des pays occidentaux et qui exige beaucoup plus de souveraineté. est-ce que vous avez pris cela en compte ?
Cette génération parle au Sénégal, elle ne parle pas à l’étranger. Il faut réconcilier la République avec sa jeunesse. Quand je dis «Daal Diam», c’est la paix mais pour avoir la paix, il faut un Sénégal juste. Je vais faire des réformes qui vont permettre à cette jeunesse d’être partie prenante du développement qui est en train d’être mis en place et qui va en bénéficier esse. Il faut un Sénégal juste où la fracture sociétale diminue, pas un Sénégal dont la richesse est captée par quelques milliardaires privés et publics.
Comment avez-vous vécu les dernières émeutes ?
Difficilement. Et moi je travaillerai pour que ces genres de situation ne puissent même pas arriver. Mais ça demande des efforts de la part de tout le monde. La justice aussi a été décriée ces dernières années.
Êtes-vous d’accord avec ces critiques et quelles sont les réformes que vous allez apporter ?
La première réforme, ce sont les procédures. Comment quelqu’un peut être en prison plusieurs années sans être jugé ? Les mandats de dépôt doivent être une exception. L’homme, sa place n’est pas en prison. Il faut une justice juste ; en toute chose, il faut de l’équilibre. et la politisation de la justice… Moi je n’irais pas jusque-là. Je respecte l’Etat. Je respecte la fonction publique de mon pays. Je respecte les institutions. La justice sénégalaise, je pense, travaille bien avec des moyens qu’il faut renforcer, avec des mécanismes de dialogue qu’il faut mettre davantage en place.
Faites-vous un clin d’œil à l’opposition ?
Moi je parle au peuple sénégalais. Je parle au peuple sénégalais qui comprend qu’il nous faut régler quelques grandes urgences nationales.
Est-ce que le peuple est content quand on se réveille le matin et qu’en écoutant les informations, on voit une dame qui accouche en mer ?
Est-ce que nous sommes fiers de ça. Moi je ne suis pas fier de ça. Il est temps de prendre en charge les urgences nationales.