Les affrontements entre forces de l’ordre et partisans de l’opposant Ousmane Sonko ont fait au moins vingt-trois morts dans le pays, dont cinq dans le chef-lieu de la Casamance.
« La balle l’a trouvé chez lui. » Cet homme aux mots délicats a choisi de se réfugier derrière la fatalité pour raconter le drame qui s’est déroulé entre le 4 et le 5 juin. Cette nuit-là, son ami est mort, seul, dans le noir de sa chambre, après avoir reçu « une balle perdue » dans le dos, comme le martèlent ses voisins. A Ziguinchor, dans le sud du Sénégal, certains pensent même que Mamadou Tall, 44 ans, a été touché pendant qu’il priait. « Personne ne sait ce qu’il faisait, lance ce proche qui souhaite garder l’anonymat. Ce qui est sûr, c’est qu’il était chez lui. »
Il y a bien un trou dans le volet métallique extérieur de sa maisonnette située dans le quartier de Néma 2. A l’intérieur de ce deux-pièces d’un grand dénuement, sans luminaire, du sang séché macule la dalle en béton, noirci par endroits par la chaleur de la Casamance. Rien n’a été touché depuis la funeste nuit : son matelas, ses claquettes, ses habits jetés sur une valise rose, ses mégots, son « jakarta » (surnom donné aux motos-taxis) ou encore ses téléphones sont toujours là.
Lorsque les affrontements avec les forces de l’ordre ont débuté, le 1er juin, juste après la condamnation du maire de Ziguinchor, Ousmane Sonko, à deux ans de prison ferme pour « corruption de la jeunesse » (l’opposant, jugé en son absence, a été acquitté des accusations de menaces de mort et de viols portées par Adji Sarr, employée d’un salon de massage qui avait 20 ans au moment des faits, entre décembre 2020 et février 2021), Mamadou Tall n’est pas sorti se révolter. « C’était un bosseur qui conduisait son scooter de jour comme de nuit, clame son ami. Il n’était pas politique, ni pro-Sonko. »
Il n’a donc pas manifesté contre cette peine qui empêche le président du parti des Patriotes du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef) de se présenter à l’élection présidentielle de février 2024. Le chef de l’Etat, Macky Sall, entretient quant à lui l’ambiguïté sur sa participation au scrutin pour un troisième mandat jugé par beaucoup contraire à la Constitution.
« Je n’ai jamais vu une telle violence »
Que s’est-il passé ce 4 juin ? Au quatrième jour des violences, les habitants du quartier se souviennent d’une soirée « chaude » durant laquelle la police – en civil et en tenue – a « tiré plus de balles réelles que de gaz lacrymogènes ». « La population est un centre de tir », lance un homme d’une vingtaine d’années. Vers 21 heures, jeunes et forces de l’ordre se font face depuis un moment, d’abord vers Castor, un quartier proche, avant d’arriver à Néma 2. Les témoins de la répression insistent sur les gaz lancés au pied des maisons, la lacrymo qui tapisse l’air chaud des salons, des chambres, des cuisines. « Mes jeunes enfants se sont évanouis », assure une mère.
Une heure plus tard, le voisinage entend de nouveaux coups de feu : des jeunes se trouvent vers la maison de Mamadou Tall et sont dispersés par la police. C’est à ce moment-là qu’il aurait été touché par « un tir à distance moyenne » dans le dos, « d’une balle de petit calibre (4,5 mm-5,5 mm) », mais « il pourrait s’agir de deux balles, l’une ayant traversé, l’autre étant restée sous la peau », écrit le rapport d’autopsie. « Ce n’est pas une balle perdue pour moi. Pourquoi viser des habitations ? », se demande son ami. Mamadou Tall est venu à Ziguinchor en 2017 pour trouver du travail. Il a été inhumé dans son village de Podor (nord), près de la frontière mauritanienne, où vivent son épouse et ses deux très jeunes enfants.
D’après Amnesty International, au moins vingt-trois personnes sont décédées à travers le pays en quatre jours d’émeutes. Ziguinchor en compte cinq (un sixième du côté de Cap Skirring, cité balnéaire de la Casamance). « Il y a aussi eu onze blessés par balle, assure Bassirou Coly, adjoint au maire chargé de la jeunesse. Je n’ai jamais vu une telle violence. » Ce mot revient sans cesse dans les mots des témoins pour décrire les affrontements.
« La police a eu l’intention de tuer les manifestants, ce sont des assassinats », tonne Mohamed Sano, oncle de Souleymane, une des victimes. Ce jeune homme de 25 ans, menuisier métallique, a perdu la vie le 2 juin en fin de journée, tout près de la discothèque CIA. Selon un ami présent sur les lieux, un policier était caché, allongé par terre. « Souleymane, lui, n’était pas bien caché. Ce policier l’a visé », assure-t-il, la peur dans les yeux. Il entend un « tah ». Il veut s’échapper, se retourne et voit son ami au sol. « La police était déjà partie, décrit-il. On l’a mis sur un jakarta. A trois sur la moto, on l’a amené au dispensaire Belfort, mais il était fermé. En fait, Souleymane était déjà mort. » Ses amis confient que sa petite amie est enceinte de deux mois.
Pierres contre grenades lacrymogènes
Souleymane a été inhumé au milieu des gaz lacrymogènes – il y a eu un affrontement avec les forces de l’ordre lors des funérailles – le 8 juin au cimetière de Belfort. Ousmane Badio, 17 ans, a aussi été enterré là-bas, samedi 10 juin dans l’après-midi, quelques heures après Sidiya Diatta, 31 ans, mis en terre dans un village non loin de Ziguinchor. Des centaines de personnes sont venues, comme à chaque cérémonie. Ousmane, apprenti mécanicien, fou de moto et du rappeur sénégalais BM Jaay, est le plus jeune des « martyrs », comme disent ses proches, le premier à être tombé aussi.
Ce 1er juin en fin d’après-midi, à quelques pas de chez lui, dans le quartier de Boucotte Korentas, non loin de la station Total, le garçon a pris une balle sous le cou. Des vidéos le montrent en train d’agoniser. Ses amis racontent un déchaînement de violence : des pierres contre des grenades lacrymogènes. « Une fois à court de gaz, la police a tiré à balles réelles. Certains agents nous ont visés », répète un copain d’Ousmane. L’un d’eux ramasse même une douille. Pour se protéger, ils disent avoir utilisé une porte en fer. « Le policier qui a tué Ousmane a été mis dans une voiture blindée, ils ont attendu les renforts pour l’exfiltrer, assure un autre ami. On ne le retrouvera jamais. »
Le 7 juin, à Ziguinchor, un ami d’Ousmane Badio, tué par balle six jours plus tôt, montre une douille qu’il prétend avoir ramassé lors des affrontements avec les forces de l’ordre dans le quartier de Boucotte Korentas. MUSTAPHA KESSOUS
Pour les pouvoirs publics, les décès de Mamadou Tall, Souleymane Sano, Ousmane Badio et Sidiya Diatta « résulte[nt] d’une mort violente par traumatisme thoracique dû à l’impact d’un projectile d’arme à feu ». Leurs certificats de décès mentionnent tous cette même phrase type. Amnesty International appelle « les autorités à mener une enquête crédible, indépendante et impartiale sur les circonstances de ces morts et à garantir que les responsables d’homicides illégaux soient poursuivis selon les normes de procès équitables ». Les nombreux proches des victimes que Le Monde a rencontrés doutent qu’une telle investigation voie le jour.
Les autorités n’ont pas souhaité s’exprimer. « Aucune déclaration à faire », nous indique Guedj Diouf, le gouverneur de Ziguinchor. Le commissaire Chérif Malamine Mansaly affirme que « des enquêtes judiciaires sont en cours », mais que « rien ne prouve que c’est la police qui a tiré ».
Mustapha Kessous(Ziguinchor, Sénégal, envoyé spécial)
Le Monde.fr