Les propos étaient assez assassins pour ne pas passer inaperçus. Sortis de la bouche d’un Chef d’Etat, ils sont à considérer avec tout le sérieux qui sied. Kaïs Saïed, Président de la République Tunisienne a cru bon, lors d’un Conseil de sécurité nationale tenu le 21 Février 2023, de réduire les migrants d’Afrique subsaharienne présents sur son territoire, à de vulgaires malfaiteurs et fauteurs de troubles. Le raccourci est aussi inopportun qu’insultant ! Ce n’est quand même pas rien, pour peu que l’on s’arrête sur le contexte qui a prévalu à la tenue de tels propos : celui d’un conseil de sécurité nationale. Autrement dit, il faut donc comprendre que les migrants d’Afrique subsahariennes représentent, selon Kaïs Saïed, une menace pour la sécurité nationale et la stabilité de la Tunisie. Il faut aussi souligner que ces propos ont été tenus, à peine les rideaux tombés sur le 36e Sommet des Chefs d’Etat de l’Union Africaine, où les Etats-membres étaient invités à redoubler l’esprit de panafricanisme, de solidarité et de fraternité, pour accélérer la mise en œuvre de la ZLECAF1. Cela montre à quel point le Président tunisien accorde une piètre importance aux conclusions de ladite rencontre et aux principes même qui régissent le fonctionnement de l’organisation panafricaine.
Kaïs Saïed a estimé que « les immigrés illégaux d’Afrique subsaharienne » ont pour mission de « modifier la composition démographique de la Tunisie » afin d’en faire « un pays africain ». Sauf cataclysme géographique de dernière minute, la Tunisie est bien située sur le continent africain. Par ses propos infamants, Kaïs Saïed a dénié aux « hordes de migrants clandestins », tel qu’il a qualifiés, le droit de séjourner sur le territoire tunisien. Ils sont, selon lui, auteurs de « violences et des crimes » et menaceraient la pureté et la blancheur de la racetunisienne (si tant est qu’elle existe). Bien que prononcé dans un huis clos, on ne peut occulter le caractère officiel d’une telle déclaration, puisque que reprise et diffusée par la cellule de communication de la Présidence. La Tunisie, en tant qu’Etat adhérant à l’Organisation des Nations Unies, est aussi signataire de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et de tous les instruments juridiques internationaux relatifs aux droits humains. De facto, elle a souscrit au droit international des droits de l’homme, contraignant les Etats au respect scrupuleux des droits de toute leur population, qu’il s’agisse de citoyens ou de migrants (même en situation irrégulière). En effet, les dispositions du droit international des droits l’homme obligent les Etats à « respecter, protéger et mettre en œuvre les droits humains des migrants », à travers :
• L’obligation de s’abstenir de toute violation des droits de l’homme et, dans le contexte des migrations, en s’abstenantde toute détention arbitraire, torture ou expulsion collective de migrants :
• L’obligation de protéger les migrants, notamment par la prise de mesures pour lutter contre la xénophobie et la haine.
Loin d’être exhaustives, ces obligations s’étendent aux principes transversaux des droits de l’homme, en l’occurrence : l’égalité et la non-discrimination interdisant « toute distinction, exclusion, restriction ou préférence fondée sur une liste non exhaustive de motifs tels que la race, la couleur, l’ascendance, l’origine ethnique, le sexe, l’âge, le genre, l’orientation sexuelle, l’identité de genre, le handicap, la religion ou les convictions, la nationalité, le statut de migrant ou de résident ou tout autre statut ».
Vu sous cet angle, l’Etat Tunisien a donc failli à ses obligations juridiques internationales. Il a également failli aux principes d’unité, de solidarité et de fraternité qui sous-tendent la Charte africaine des droits des peuples, adoptée par la 18e Conférence des Chefs d’Etat et de Gouvernement, en Juin 1981, à Nairobi (Kenya). Cela remonte à bien loin pourrait-on dire. Cela remonte, surtout, à une époque où les dirigeants du continent brillaient par leur esprit d’ouverture, de solidarité et de respect mutuel. L’Union Africaine, née de la mue de l’OUA2, n’a pas su perpétuer et vivifier l’esprit de fraternité des peuples cher aux Pères Fondateurs. La cause est toute simple : l’inculture et l’incurie qui caractérise les dirigeants de notre époque, en particulier ceux du continent africain. Toutes proportions gardées ! A ce stade, j’ai juste envie de dire ceci au Président Kaïs Saïed: Respectons-nous ! Respectons-nous en tant qu’êtres humains, d’égale dignité dans le concert des nations. Vos propos, en plus d’être immondes, sont une honte pour toute personne douée d’intelligence et ayant à cœur la défense des valeurs d’humanité.
Passée la vive émotion provoquée par les propos du Président Tunisien, je pense qu’il faille également se pencher aux causes profondes de cette persécution dont sont victimes les populations noires, en Afrique, et un peu partout dans le monde. Si des « hordes de migrants » se jettent sur les routes du Sahara, traversent le Maghreb (ou finissent pas s’y installer), dans l’espoir de rejoindre la Méditerranée, c’est aussi parce que certains ont quelque part échoué ; c’est parce que les dirigeants des pays de départ ont échoué à mettre en œuvre des politiques hardies de développement, créatrices d’emplois et d’opportunités permettant l’épanouissement de leurs populations. Arrêtons de nous voiler la face, et reconnaissons nos torts. Ces Chefs d’Etat au sud du Sahara, s’illustrent en majorité par la médiocrité de leur gouvernance, avec des investissements inadéquats et impertinents, en total déphasage avec les besoins les plus basiques de leurs populations : se nourrir, se soigner, s’habiller, se loger et s’éduquer. En cela, ils sont les premiers responsables de la situation que vivent les migrants en Tunisie, et même ailleurs. Leurs préoccupations sont ailleurs ; j’en veux pour preuve leur mutisme, face aux propos de leur homologue tunisien. Quelques protestations molles ont juste été notées, ça et là, relayées par les Ministres en charge des Affaires Etrangères de quelques pays.
Toutefois, les Chefs d’Etats ne sont pas les seuls à blâmer dans cette situation, mais aussi ceux et celles qui les élisent, ceux et celles qui acceptent d’endurer leur diktat et leur mépris. Ceci pour dire que nos sociétés ont également échoué à se choisir les bons dirigeants, elles ont échoué à créer les alternatives crédibles leur permettant d’exister et d’imposer la considération qui leur est due, dans ce monde globalisé. Oui, j’ai envie de crier en direction des frères et sœurs subsahariens et leur dire« RESPECTONS-NOUS ! » car personne ne peut nous respectersi nous ne nous respectons pas. Respectons qui nous sommes, respectons ce que nous sommes, respectons ce qui nous définit…C’est bien parce que nous ne nous respectons pas qu’un Trump a pu se permettre de nous traiter de « m…de », qu’une Marine Le Pen ose l’insulte pour ensuite se pavaner sur le continent, qu’un Kaïs Saïed s’illustre si tristement, envers des hommes et des femmes qui ne sont qu’à la recherche d’un mieux-être. Toute chose en soi légitime.
Avec la crise et les énormes défis auxquels les Etats font face à travers le monde, on peut aisément comprendre que la détérioration des termes de l’échange entre les économies fasse perdre la raison à quelques-uns. Pour autant, elle ne saurait justifier des propos aussi dégradants, qui accentuent la détérioration des relations humaines, et des relations entre les peuples.
Donc : Respectons-nous, Monsieur le Président ! Respectons-nous chers Africains subsahariens !
Abdel Ali
Ingénieur du développement
1ZLECAF : Zone de Libre-Echange Continentale Africaine
2OUA : Organisation de l’Unité Africaine