Professeur agrégé de Science politique à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis, Maurice Soudieck Dione nous livre dans une interview son diagnostic des enjeux politiques à la base de la formation du nouveau gouvernement du Premier ministre Amadou Ba
Professeur agrégé de Science politique à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis, Maurice Soudieck Dione nous livre dans une interview son diagnostic des enjeux politiques à la base de la formation du nouveau gouvernement du Premier ministre Amadou Ba. Il revient notamment sur les raisons politiques du choix de l’ancien ministre de l’Économie et des finances, du retour du professeur Ismaïla Madior Fall au ministère de la Justice, de la pléthore de ministres alors qu’on est à 15 mois de la fin du dernier mandat de l’actuel chef de l’Etat mais aussi de la capacité de ce gouvernement à apporter des solutions efficaces aux problèmes que vivent les Sénégalais dans ce laps de temps qui nous sépare de la présidentielle prévue en février 2024.
Amadou Ba, Premier ministre, que vous inspire ce choix du Président Sall ?
Cette nomination s’est imposée au Président Sall eu égard au contexte politique, pour éviter d’ouvrir des fronts au sein de la coalition Benno Bokk Yaakaar ; d’autant plus que le Président Sall n’a pas par ses seules forces politiques une majorité à l’Assemblée nationale, puisque c’est le ralliement du député Pape Diop de la coalition Bokk Gis Gis Liggeey qui a sauvé de justesse Benno Bokk Yaakaar, qui se retrouve avec une majorité limite et très précaire de 83 députés sur 165.
Pensez-vous qu’Amadou Ba a le profil de ce poste ?
Monsieur Amadou Ba est un haut cadre de l’administration. Il a été Directeur des impôts, Directeur général des impôts et domaines, ministre de l’Économie et des Finances, ministre des Affaires étrangères et des Sénégalais de l’extérieur et aujourd’hui Premier ministre. Donc, sur le plan technique et expérientiel, il a le profil de l’emploi. Sur le plan politique, c’est le président de la République qui nomme le Premier ministre qui lui convient, ou celui que les circonstances et contraintes politiques lui imposent.
Avec cette nomination, Amadou Ba va-t-il enterrer ses ambitions présidentielles pour 2024 ?
Au sein de la coalition Benno Bokk Yaakaar et au sein de l’APR, il n’y a aucune personnalité, y compris Amadou Ba, qui ait exprimé explicitement des ambitions présidentielles. Par ailleurs, le jeu du Président Sall a toujours été d’étouffer dans son camp toutes velléités de positionnement pour sa succession. Cela aboutit en définitive à une impasse. En effet, les actes que pose le Président Sall depuis sa réélection en 2019 semblent emprunter le chemin d’une troisième candidature, illégale au regard de la Constitution, qui dispose en son article 27 : « Nul ne peut exercer plus de mandats consécutifs ». En effet, le premier acte posé par le Président Sall dans cette perspective a été de supprimer le poste de Premier ministre dès sa réélection en 2019 ; par le remaniement ministériel du 1er novembre 2020 il pose un autre jalon, en cherchant à augmenter sa surface de légitimité tout en brisant l’opposition par la cooptation. En plus de sa majorité de 58,26% des voix, il coopte Idrissa Seck classé deuxième à la Présidentielle de 2019, avec 20,51% des suffrages, en lui confiant la présidence du Conseil économique, social et environnemental, en plus de deux postes ministériels pour son parti.
Le candidat du PUR à la Présidentielle de 2019, Issa Sall, a également rejoint le Président Sall ; alors que le candidat Madické Niang, lui, s’est retiré de la vie politique. Donc parmi les candidats de 2019, il ne reste plus que Ousmane Sonko dans l’opposition. En plus de cela, le Président Sall a coopté Oumar Sarr, qui a quitté le PDS pour créer son propre parti, et qui siège au Gouvernement depuis le remaniement ministériel du 1er novembre 2020, comme ministre des Mines et de la Géologie. Dans la foulée, le Président a également coopté Madame Aïssata Tall Sall de «Osez l’avenir», à qui il a confié l e ministère des Affaires étrangères et des Sénégalais de l’Extérieur. Pour les autres opposants et activistes, l’arme de la répression est utilisée. Dans son camp, les personnalités à qui des ambitions présidentielles sont prêtées sont écartées du Gouvernement du 1ernovembre 2020. Le but du Président Sall était donc d’annihiler toutes les forces politiques susceptibles de prendre en charge la contestation d’une troisième candidature illégale en 2024.
Les évènements de mars 2021 ont complètement bouleversé ses plans. Aujourd’hui, il ne semble pas avoir laissé le projet d’une troisième candidature constitutionnellement illégale. Cependant, des signaux ont été envoyés par le peuple à travers les élections locales de janvier 2022, avec la victoire de l’opposition dans la plupart des grandes villes, notamment Dakar, Rufisque, Guédiawaye et Thiès, et dans les départements de Keur Massar, Rufisque, Mbacké, Bignona, Oussouye et Ziguinchor ; mais également à travers la percée remarquée de l’opposition aux élections législatives du 31 juillet 2022, car la coalition Benno Bokk Yaakaar, seule, n’a pas obtenu la majorité à l’Assemblée nationale. C’est la première fois dans l’histoire politique du Sénégal qu’une majorité présidentielle ne dispose pas d’une majorité parlementaire confortable. C’est tout cela qui oblige le Président Sall à desserrer l’étau avec la carte Amadou Ba, même si au fond cela peut ne pas l’enchanter.
N’est-ce pas une stratégie de Macky Sall d’étouffer une éventuelle rébellion en nommant Amadou Ba après la révolte de Mimi ?
Bien entendu avec la rébellion de Madame Aminata Touré qui a été la tête de liste de Benno Bokk Yaakaar lors des dernières élections législatives, et qui n’a pas été positionnée comme la candidate de la coalition au pouvoir pour occuper la présidence de l’Assemblée nationale, le Président Sall voulait éviter certainement l’ouverture d’autres fronts. Car sa stratégie a toujours été de stabiliser sa coalition et de fidéliser ses alliés en les rétribuant à travers le partage du pouvoir et en gérant les frustrations pour éviter autant que faire se peut les départs.
Que vous inspire la présence dans le Gouvernement d’Amadou Ba et Aly Ngouille Ndiaye après la promotion de Me Oumar Youm et Abdoulaye Diouf Sarr à l’Assemblée nationale, souvent cités comme de potentiels candidats de BBY et concurrents au Président de la République en 2024 ?
Je pense que toutes ces personnalités influentes de l’Alliance pour la République (APR) ont été promues pour préserver la cohésion de la coalition Benno Bokk Yaakaar et éviter que les frustrations accumulées ne provoquent des dissidences. Il y a de ce point de vue une continuité dans la stratégie du Président Sall consistant à éviter de fragiliser sa coalition. Il semble à ce niveau qu’il ait tiré quelques enseignements de la chute du Président Wade, qui s’était brouillé avec pratiquement tous ses alliés et avec des membres éminents de son parti. Lors de la Présidentielle de 2012, les leaders les plus influents et les plus représentatifs du Mouvement du 23 juin avaient été des alliés et de proches collaborateurs de Me Wade : Moustapha Niasse, Amath Dansokho, Abdoulaye Bathily, Idrissa Seck, Macky Sall, Cheikh Tidiane Gadio, etc.
Si on comptabilise les résultats obtenus en 2012 au premier tour par le candidat Macky Sall, soit 26,58, % des suffrages exprimés ; ceux obtenus par Idrissa Seck, soit 7,86% et ceux de Cheikh Tidiane Gadio, 0,98%, qui tous ont été de proches collaborateurs du Président Wade, on est à 35,42% des voix, contre 34,81% pour le Président Abdoulaye Wade, soit au total 70,23% des voix. La chute du Président Diouf également est arrivée à cause de l’implosion de son parti, le PS (Parti socialiste), du fait des contradictions qui l’ont miné autour du contrôle de l’appareil politique confié finalement au clan dirigé par feu Ousmane Tanor Dieng ; ce qui avait provoqué le départ de Djibo Leyti Kâ et de Moustapha Niasse. Au premier tour de l’élection présidentielle de 2000, le Président Abdou Diouf obtient 41,30% des voix, Moustapha Niasse 16,77%, et Djibo Leyti Kâ 7,08%. En cumulant les voix obtenues par le Président Diouf et les personnalités qui ont quitté son parti, on est à 65,15%. On voit donc que les deux alternances en 2000 et en 2012 ont été causées par les divisions qui ont progressivement affectées la majorité présidentielle.
Le Président Sall cherche donc à éviter autant que possible des départs dans son parti, l’APR, ou au niveau de ses alliés dans la coalition Benno Bokk Yakaar. Il est intéressant de remarquer que par rapport à ces derniers, le Président Sall a usé d’une stratégie consistant à fidéliser notamment les chefs des deux grands partis que sont le PS et l’AFP (Alliance des forces de progrès), tout en les amenant à étouffer au sein de leurs organisations respectives, l’expression de tout leadership pouvant le concurrencer pour occuper le fauteuil présidentiel. Ce qui va provoquer des scissions au niveau de ces partis, avec l’exclusion de Khalifa Sall et de ses souteneurs au PS qui ont formé Taxawu Dakar, puis Taxawu Senegaal ; et l’exclusion de Malick Gakou et de ses affidés à l’AFP, qui ont créé le Grand parti. Cette logique semble persister au regard du nouveau gouvernement instauré le 17 septembre dernier. Monsieur Alioune Sarr, ancien ministre du Tourisme et des Transports aériens, placé en pôle position pour remplacer Moustapha Niasse à la tête de l’AFP et qui pourrait nourrir des ambitions présidentielles pour 2024 n’a pas été reconduit ; il est remplacé au titre du quota de l’AFP par Pape Sagna Mbaye, qui gère le ministère des pêches et de l’Économie maritime. Moustapha Niasse qui a pris sa retraite politique est nommé Haut représentant du président de la République.
En faisant la promotion de toutes ces personnalités de son parti, notamment Amadou Ba, Aly Ngouille Ndiaye, Oumar Youm, Abdoulaye Diouf Sarr, le Président Sall évite de les frustrer mais les neutralise en même temps. Il les prend à l’usure. Bien que la question ne dépende pas de lui, mais de la Constitution qui l’exclut de la Présidentielle de 2024 ; à 16 mois des élections, le Président Sall reste sur sa réponse ambiguë « ni oui ni non » par rapport à une troisième candidature ; tout en posant des jalons qui semblent l’y conduire. Car s’il y a dans Benno Bokk Yaakaar des candidats à la succession, c’est maintenant qu’ils doivent se manifester et se préparer.
Trouvez-vous raisonnable, l’effectif de 38 ministres pour un gouvernement sensé terminer sa mission dans 16 mois ?
Former un Gouvernement est une tâche très délicate et difficile, car il faut que toute la communauté nationale se reconnaisse dans l’institution. Il y a donc des équilibres à préserver entre autres sur le plan ethnique, religieux, culturel, régional et autres. À cela il faut ajouter les contradictions politiques relatives à la gestion de l’APR et des nombreux alliés au sein de la coalition Benno Bokk Yaakaar. La taille du Gouvernement, me semble-t-il, est plus liée à ces considérations qu’à la durée de 16 mois qui nous sépare de l’élection présidentielle de 2024. Certains proposent une limitation constitutionnelle du nombre de ministres, mais quoi qu’il en soit, il faut mener une réflexion sérieuse et documentée en ce sens, pour trouver une solution pertinente par rapport à cette question ; solution qui puisse concilier au mieux les réalités historiques, socio-culturelles et politiques du pays avec l’impératif de rationalisation organisationnelle et financière eu égard à la taille du Gouvernement.
Le défi de l’amélioration du pouvoir d’achat des ménages, de la stabilité des prix, de sécurité, de logement, d’assainissement, d’éducation, de formation professionnelle, d’insertion d’entrepreneuriat et d’emploi est-il à la portée de cette nouvelle équipe ?
Ces nombreux défis sont liés à des problèmes structurels. Il ne me semble pas que le Gouvernement pourra y apporter des solutions efficaces dans le laps de temps court qui nous sépare de l’élection présidentielle de 2024. Sur le pouvoir d’achat, l’augmentation effrénée et généralisée des prix est en partie liée au renchérissement des taxes ; et les spéculations des commerçants n’ont pas été stoppées par des décisions et actions vigoureuses du Gouvernement. Après avoir ramené dans l’ordonnancement constitutionnel le poste de Premier ministre en décembre 2021, le Président Sall est resté près de 9 mois sans nommer le chef du Gouvernement. Il avait donné aux ministres l’injonction de faire leurs bagages. Depuis lors, il avait promis de mettre en place le nouveau Gouvernement après les élections locales de janvier 2022 ; après celles-ci il a repoussé l’échéance jusqu’après les élections législatives du 31 juillet 2022, pour finalement instituer le Gouvernement le 17 septembre 2022. Mais pendant tout ce temps, les ministres ne pouvaient pas avoir suffisamment l’autorité, l’engagement et la confiance pour gérer correctement les affaires publiques.
Le Président a opté pour une politique essentiellement basée sur la construction d’infrastructures, avec beaucoup de réalisations dans ce domaine, dans tous les secteurs de la vie nationale. Mais, il y a un problème de fond, c’est celui de l’aménagement du territoire : l’axe privilégié Dakar-Diamniadio-Diass maintient le pays dans les biais de l’aménagement colonial des villes côtières pour l’acheminement des cultures commerciales. Dakar, singulièrement, a épuisé ses capacités : 0,33 % du territoire qui concentre près de 90% des activités économiques ; les infrastructures qui y sont concentrées vont davantage la rendre attractive pour les populations de l’intérieur, alors que la ville est littéralement asphyxiée.
La question de fond, c’est d’investir massivement dans l’intérieur du pays, de favoriser la mise en place d’unités de production pour transformer les produits locaux et interconnecter les différents territoires pour créer ainsi les conditions pour fouetter les initiatives privées ; calibrer les besoins du développement économique avec l’éducation et la formation et mieux assurer l’insertion socio-professionnelle des jeunes. Il y a aussi la problématique transversale d’une gouvernance transparente susceptible d’assurer une utilisation judicieuse, efficiente et efficace des ressources publiques.
En 10 ans, le régime du Président Sall n’a pas fait grandchose dans ce domaine. À preuve, tous les corps de contrôle de l’État sont tombés en pâmoison, et lorsqu’il arrive qu’ils rendent des rapports, ceux-ci sont classés sans suite judiciaire.
Quelle analyse faites-vous du retour de votre collègue, le Pr Ismaïla Madior Fall au département de la justice qui suscite beaucoup de craintes au sein de l’opinion publique du fait de son changement de ton concernant une possible 3ème candidature du chef de l’Etat ?
Je ne souhaite pas entrer dans un débat sur les personnes parce que c’est inutile et contreproductif. Je me situe au niveau des principes. Les principes, c’est ce qui ne change pas en fonction des humeurs, des positions de pouvoir et des intérêts personnels, partisans ou catégoriels. La justice est le seul service public qui porte en même temps le nom d’une vertu. Le respect de l’État de droit est le gage de la stabilité politique du pays, sans quoi on ne peut rien faire ; tant il est vrai que la santé est aux humains ce que la paix est aux États. La troisième candidature du Président Wade avait provoqué une crise politique grave et violente en 2011 et 2012, avec une dizaine de morts, de nombreux blessés et beaucoup de dégâts matériels.
Le Président Macky Sall a été au cœur et à la pointe de ce combat contre la troisième candidature du Président Wade ; et c’est cela qui a facilité son élection en 2012. Car au second tour il a affronté un «non-candidat». Une troisième candidature du Président Macky Sall est d’une illégalité flagrante au regard de la Constitution du Sénégal qui dispose très clairement en son article 27 alinéa 2 : «Nul ne peut exercer plus de deux mandats consécutifs». Avant d’entrer dans des considérations d’ordre juridique, il convient de préciser que c’est d’abord une question de logique et une question linguistique. D’abord, le texte est écrit en français. Nul est un pronom impersonnel qui est valable pour tout le monde : Mamadou, Moussa, Jean, Paul, Fatou, Yacine, Christine, Selbé, Makhary, Adiokane, etc. Or, il est absolument clair que c’est bien le Président Macky Sall qui a été élu pour exercer un premier mandat présidentiel de 2012 à 2019 ; il est également clair que c’est le même Président Macky Sall qui a été réélu pour exercer un second mandat de 2019 à 2024. Dès lors, à la fin de son second mandat en 2024, il aura exercé deux mandats à la tête de l’État. Il est également limpide comme de l’eau de source que les deux mandats 2012- 2019 et 2019-2024 sont consécutifs : c’est-à-dire qu’ils entretiennent un rapport de succession immédiate. Sauf à pouvoir déplacer les années dans le temps, ce qui relève d’une impossibilité absolue. Sur le plan juridique, il y a des arguments fallacieux qui lient le mandat à la durée.
En effet, l’article 27 dispose : « La durée du mandat du président de la République est de 5 ans. Nul ne peut exercer plus de deux mandats consécutifs ». Mais il faut définir d’abord ce qu’est un mandat. Un mandat est une habilitation à représenter, à parler et agir au nom et pour le compte du peuple pour un temps. Ce temps est variable : aux États-Unis le mandat est de 4 ans ; en France le mandat est de 5 ans ; au Cameroun, au Gabon, le mandat est de 7 ans. Donc la nature du mandat n’est pas liée à la durée du mandat. Autrement dit, un mandat de 4 ans est un mandat, un mandat de 5 ans est un mandat, un mandat de 7 ans est un mandat, etc. Il faut ajouter à cela que le Président Sall a été élu sur la base de la Constitution du 22 janvier 2001 qui limitait déjà les mandats à deux à travers l’article 27 alinéa 2 : « Le mandat est renouvelable une seule fois ».
En 2016, le Sénégal n’a pas adopté une nouvelle Constitution, le Constituant a procédé à une révision de la Charte fondamentale par la loi constitutionnelle n° 2016-10 du 05 avril 2016 qui est venue confirmer, conforter et renforcer les dispositions de l’article 27, en visant le titulaire du mandat, d’où l’expression : « Nul ne peut exercer plus de deux mandats consécutifs ». On mesure donc tout le sens de l’illégalité d’une troisième candidature du Président Sall, car autrement il faudrait prouver, tâche impossible, que ce n’est pas la même personne, le Président Macky Sall, qui a exercé les deux mandats consécutifs de 2012-2019 et 2019-2024. Ou alors il faut considérer que 2012- 2019 n’a pas existé dans l’histoire du Sénégal ! Le pays serait alors frappé d’une amnésie collective, un trou noir, un black out dans la mémoire de la communauté nationale !
S’il est incontestable que c’est le Président Macky Sall qui a exercé le pouvoir de 2012 à 2019 et que cette période n’est pas considérée comme le déroulement d’un mandat ; les règles de compétence étant d’ordre public, il aura alors exercé un pouvoir de fait, c’est-à-dire sans titre juridique valide et valable. Dès lors, tous les actes juridiques qu’il a posés sont inexistants, c’est-à-dire qu’ils sont nuls et non avenus. Toutes les lois qu’il a promulguées sont nulles et non avenues ; tous les décrets qu’il a signés sont nuls et non avenus ; toutes les nominations à tous les emplois civils et militaires qu’il a décrétées sont nulles et non avenues ; et par conséquent tous les actes juridiques pris par toutes ces autorités nommées sont également nuls et non avenus. C’est un cataclysme, un bouleversement incommensurable de l’ordonnancement juridique dont on ne saurait évaluer l’ampleur de toutes les conséquences catastrophiques pour le pays. À cela il faut ajouter que le Président Macky Sall a été élu sur la base de la Constitution du 22 janvier 2001 qui déjà prévoyait que le maximum d’années consécutives qu’un Président pouvait rester à la tête de l’État est de 14 ans : soit un mandat de 7 ans renouvelable une fois.
En 2016, le Constituant a procédé à une réforme réduisant cette durée de 14 ans à 10 ans. Dès lors, il est illogique ; et surtout illégal au regard de la volonté constante du Constituant de soutenir qu’un président de la République peut rester 17 ans à la tête de l’État ! En définitive, juridiquement une troisième candidature du Président Macky Sall en 2024 est d’une illégalité manifeste au regard de l’article 27 de la Constitution qui dispose : « Nul ne peut exercer plus de deux mand a t s consécutifs » ; elle est inacceptable mor a l e m e n t puisque le Président Sall a été à l’avant-garde du combat contre la troisième candidature du Président Abdoulaye Wade avec son cortège de morts et de destructions ; elle est politiquement inacceptable, car elle risque de plonger le pays dans une crise politique grave dont l’issue est incertaine.
En lieu et place de technocrates, le président a finalement décidé de faire avec des politiques en nommant notamment ses plus fidèles défenseurs. Que vous inspire cette décision du chef de l’Etat ?
La distinction entre technocrate et politique doit être relativisée, car un politique peut aussi être un technocrate, au sens d’une personnalité qui a une expertise dans un domaine de compétence donné, et qui est engagé dans le champ de la compétition politique.
L’essentiel c’est de mettre les hommes qu’il faut à la place qu’il faut, plutôt que de promouvoir sur la base de considérations politiciennes ou selon les lubies du Prince, des personnes n’ayant pas les compétences requises pour assurer convenablement le travail gouvernemental. On a parlé de «Gouvernement de combat», même si l’expression peut être interrogée : les gouvernements qui l’ont précédé depuis 10 ans n’ont-ils pas été des « gouvernements de combat » ? Il reste que dans le Gouvernement, on peut retrouver des profils d’hommes et de femmes compétents et expérimentés pour prendre en charge les problèmes que connaît le pays. Mais, c’est aussi un Gouvernement qui compte des défenseurs fidèles et chevronnés du Président Sall, nommés pour aller au front et mener éventuellement la bataille d’une troisième candidature, illégale ; reste à savoir s’ils ne seront pas refroidis par la détermination du peuple sénégalais à le refuser, comme il l’avait fait contre le Président Wade en 2012.
Cette forte présence des politiques dans le gouvernement ne va-t-elle pas augmenter les risques de tension à l’Assemblée nationale avec l’opposition parlementaire ?
Les tensions à l’Assemblée nationale ont commencé dès le jour de l’installation des députés. Donc, de telles contradictions me semblent être essentiellement liées au fait que les forces politiques entre majorité et opposition sont équilibrées, pour la première fois dans l’histoire du Sénégal. Cela permettra à l’opposition de jouer pleinement son rôle à l’Assemblée nationale, c’est-à-dire de contrôler l’action du Gouvernement et d’évaluer les politiques publiques, tout en apportant une dimension critique dans le vote de la loi, puisque l’ère de la majorité mécanique est révolue. Il reste que tous les acteurs du jeu politique, majorité et opposition, doivent éviter de provoquer un blocage de l’institution et privilégier le dialogue et la négociation, dans un esprit constructif et dans le respect de la loi, en mettant en avant non pas les intérêts personnels ou partisans de conquête ou de conservation du pouvoir, mais les intérêts supérieurs du Sénégal.
Quelle analyse faites-vous de la nomination de Mme Oulimata Sarr à la tête département de l’économie, du plan et de la coopération ?
Plusieurs remarques peuvent être faites par rapport à la nomination de Madame Oulimata Sarr. D’abord, il faut relever que c’est la première fois qu’une femme est nommée à ce poste. Ensuite, le ministère est confié à une personnalité qui est en dehors du champ de la compétition politique. Le ministère de l’Économie, du plan et de la coopération, de même que le ministère des Finances et du Budget constituent des dispositifs essentiels dans la gestion des affaires publiques. C’est pourquoi le Premier ministre Amadou Ba a tenu à contrôler ces leviers essentiels en y plaçant des personnes en qui il a confiance. Tous ceux avec qui le Premier ministre Amadou Ba aurait pu avoir des difficultés subjectives ou des rivalités politiques ont été écartées de ces positions névralgiques et stratégiques des secteurs de l’économie, des finances, du budget, du plan et de la coopération. C’est une forme de rationalisation, car si les ministres qui sont à ces stations ne s’accordent pas comme il faut avec le Premier ministre, cela pourrait créer des dysfonctionnements préjudiciables à l’efficacité de l’action gouvernementale.
Quelle lecture faites-vous de l’absence de consensus autour du président de l’Assemblée nationale au sein de l’inter-coalition Yewwi-Wallu ?
Je pense que cela est lié à un imbroglio autour de questions de représentativité politique, de préséance et prestige symboliques et d’ambitions personnelles. Le PDS de Me Wade qui existe depuis 1974, qui a fait 26 ans d’opposition, puis 12 ans de pouvoir et encore 10 ans d’opposition, a tenu à marquer son identité et à ne pas se dissoudre dans une grande coalition. C’est pourquoi le PDS a très tôt affirmé qu’il va avoir son groupe parlementaire et a présenté un candidat au perchoir de l’Assemblée nationale, à savoir Monsieur Mamadou Lamine Thiam, qui totalise une longue expérience parlementaire puisqu’il a été régulièrement élu député depuis 1998, soit une présence de 24 ans à l’Assemblée nationale ; il a été questeur et député de la CEDEAO (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest). Ces questions de préséance et de prestige symboliques sont cruciales pour le PDS qui tient à préserver sa personnalité et à se donner toutes les chances pour positionner Karim Wade comme candidat à l’élection présidentielle de 2024.
Concernant la coalition Yewwi Askan Wi, c’est une grande organisation politique avec comme locomotive le trio : PASTEF (Patriotes africains du Sénégal pour l’éthique et la fraternité) de Ousmane Sonko, Taxawu Sénégal de Khalifa Ababacar Sall et le PUR (Parti de l’unité et du rassemblement) de Serigne Moustapha Sy. La coalition Yewwi Askan Wi qui détient la plus grande représentativité politique dans l’opposition, n’a pas pu régler le choc des ambitions entre les deux candidats à la présidence de l’Assemblée nationale, à savoir Barthélémy Dias et Ahmed Aïdara. Au demeurant, même avec un seul candidat représentant l’inter-coalition YewwiWallu, celle-ci n’aurait pas pu gagner l’élection à la présidence de l’Assemblée nationale, car même si elle est très faible, la coalition Benno Bokk Yaakaar détient une majorité de 83 députés sur 165. Mais ces contradictions ne me semblent pas être de nature à compromettre la collaboration au sein de l’inter-coalition. Tout va se jouer sur la nature des problèmes posés et des intérêts des différentes composantes de l’inter-coalition. Sur les intérêts communs à l’inter-coalition, il y a de fortes probabilités que celle-ci puisse se retrouver, même s’il peut y avoir de manière ponctuelle ou épisodique des divergences.
Nando Cabral GOMIS