C’est la conviction d’Adama Sow, directeur de la Commission des données personnelles (CDP), interpellé sur les solutions contre le phénomène de l’utilisation abusive de l’injure dans les débats publics et politiques
«L’Etat doit assumer ses responsabilités, car nous avons vu dans d’autres pays, lorsqu’il y a des dérives dans l’espace public, l’Assemblée nationale et le Gouvernement prennent leurs responsabilités.» C’est la conviction d’Adama Sow, directeur de la Commission des données personnelles (CDP), interpellé sur les solutions contre le phénomène de l’utilisation abusive de l’injure dans les débats publics et politiques. Pour lui, face à un «délitement de la société provoqué et encouragé par un usage irresponsable et insouciant des réseaux sociaux», «il faut qu’il y ait un front citoyen qui dise stop…» Car «on ne peut pas emprisonner un pays et une opinion nationale sous le prisme de l’insulte et de la haine». Entretien !
Actuellement, l’injure semble être érigée en règle dans les débats publics, les médias et différents réseaux sociaux. Qu’est-ce qui explique que les débats volent aussi bas ?
La cause est un délitement de la société sénégalaise mais aussi mondiale. Depuis l’avènement des réseaux sociaux, en 2010 jusqu’à présent, il y a un délitement du tissu sociétal partout dans le monde dû à un phénomène qu’on appelle la «haine» en ligne. D’ailleurs, par exemple, il y a des pays qui commencent à légiférer, c’est-à-dire à prendre des lois pour lutter contre cette nouvelle forme de haine entre les citoyens et populations qui passent la majorité de leur temps à s’injurier, débiter des grossièretés en ligne, par le canal des réseaux sociaux etc. Et, par ricochet, en transposant cette irrévérence dans les média traditionnels, d’ailleurs cela est nouveau, donc la frontière entre les réseaux sociaux et les média traditionnels est rompue. Autant nous voyons des insultes en ligne, autant nous les retrouvons sur des plateaux de télévision, radios où les acteurs publics, politiques, activistes et autres etc., se prononcent sur des sujets politiques, qui intéressent la vie publique. La véritable cause, il faut la rechercher dans un délitement de la société provoqué et encouragé par un usage irresponsable et insouciant des réseaux sociaux.
Quelle est la responsabilité des médias ?
La responsabilité des média est double. La première responsabilité est que, de nos jours, les média sont infiltrés. Quand un média, une chaîne de télévision de très grande écoute recrute des chroniqueurs qui ont l’impertinence, l’insulte à la bouche, et en fait des e m – ployés, à ce moment le responsable de ce média qui a recruté ce profil a une responsabilité entière. Et la deuxième est qu’il y a de plus en plus de média qui subissent une tyrannie exercée par les réseaux sociaux, à travers des groupes d’oppression, d’activisme ou de populisme. Les media deviennent fans de ces profils. Finalement, on a cédé le territoire, le micro et la plume à ces derniers qui ne devaient être jamais promus par les média traditionnels. Les media semblent être aujourd’hui, entre guillemets, sous leur charme. Au-delà d’un discours populiste politique, il y a un populisme médiatique qui constitue le drame.
Qu’est ce qu’il faut pour Y mettre fin ?
Je pense qu’il faut que les organisations professionnelles et faîtières qui régulent les médias prennent leurs responsabilités. Ce n’est pas possible de continuer ainsi ; un pays ne peut pas continuer à avoir un front d’insulte. Car, cela va également réellement menacer la démocratie et le jeu de la démocratie et même la cohésion nationale par ricochet.
Doit-on se t a i r e pour ne pas être agressé ou insulté ?
On ne peut pas et ne doit pas se taire. Il faut que les organisations professionnelles des médias prennent leurs responsabilités : le CORED, le SYNPICS, la CJRS, le CNRA et tout le monde. Il faut qu’il y ait un front citoyen qui dise STOP mais pour cela il faut du courage. Il faut qu’on prenne nos responsabilités, tant qu’on ne le fera pas, ce pays ira à la dérive. On ne peut pas emprisonner un pays et une opinion nationale sous le prisme de l’insulte et de la haine. Ce n’est pas possible, cela ne peut pas continuer. L’Etat aussi, doit assumer ses responsabilités, car nous avons vu, dans d’autres pays, lorsqu’il y a des dérives dans l’espace public, l’Assemblée nationale et le Gouvernement prendre leurs responsabilités. On peut même aller jusqu’à légiférer en réalité pour sauvegarder la cohésion sociale et tous les socles de la démocratie. La démocratie sénégalaise est en train de vaciller sous les attaques de cette vie publique faite d’insultes et de haine.
Quelle est la responsabilité des réseaux sociaux dans la banalisation de ces actes ?
C’est un débat qui est posé à travers le monde, parce que tous les différents réseaux sociaux sont responsables de la modération des contenus qui sont sur leurs plateformes. Malheureusement, ces grandes plateformes qui nous gouvernent sur les réseaux sociaux, aujourd’hui, n’ont presque pas d’intérêt ou rechignent à réguler. Parce qu’ils prônent le respect de la liberté d’expression, ils disent qu’ils ne peuvent pas censurer alors que ce qui est considéré comme inoffensant aux Etats-Unis, culturellement est une insulte en Afrique ; ce qui cause problème. De plus, comme ces plateformes américaines, chinoises ou autres ne nous appartiennent pas, malheureusement, nous sommes mal barrés. On procède tout le temps au niveau de Meta, Facebook, Google, et YouTube etc. mais elles nous méprisent et ne nous écoutent pas. Nos gouvernants saisissent tous le temps ces dernières ; mais elles ne répondent pas à leurs sollicitations et cela est davantage préoccupant. Car, ce qui intéresse ces plateformes, c’est de faire du business et ce sont ces contenus qui engendrent beaucoup plus de clics et vues. C’est cela le drame. C’est un serpent qui se mord la queue. A mon avis, il faut qu’en Afrique, nous prenions nos responsabilités et que nous mettions la pression sur ces plateformes pour arriver à une régulation responsable des contenus. Il faut une vraie réflexion dans notre pays, une réflexion à t o u s les niveaux, E t a t , corporation, média, société civile, pour qu’on arrive à voir ensemble comment on doit mettre fin à cette spirale. Nous avons vu ce qui s’est passé lors des évènements de mars, notamment l’emballement médiatique et réseaux sociaux qui ont conduit à des situations fâcheuses. Et depuis lors, on est dans cette fournaise.
CHRISAY EBANG