«Les jeunes doivent se politiser mais dans le savoir, la solidarité et la responsabilité»

par pierre Dieme

Comment expliquer le fossé entre les politiques et les jeunes sénégalais, avec cette tendance à privilégier les mouvements citoyens ou activistes au détriment des partis politiques ?

Par plusieurs facteurs. D’abord le déclin des idéologies. Dans le temps, les partis politiques portaient et défendaient des valeurs et des idéaux. Dans les partis de gauche par exemple, on mettait l’accent sur la qualité du militant et non sur la quantité de militants ; et dès lors ceux-ci devaient être bien formés, pour mieux comprendre leur idéologie, le sens de leur engagement et les moyens politiques de le réaliser. Aujourd’hui, avec le désenchantement du politique et la crise de la démocratie représentative qui est aussi une crise de sens, les partis politiques ne sont pas épargnés. La transhumance, le clientélisme et les compromissions politiciennes ont tendance à donner une image peu reluisante de la politique. En plus, il y a souvent dans ces organisations, une absence de démocratie interne : le chef gère le parti comme sa propriété privée. En d’autres termes, il y a une faible institutionnalisation des partis politiques, dans la mesure où la structure est pour l’essentiel organisée autour d’un homme. La ligne du parti et ses intérêts à préserver font que la liberté d’expression peut être bridée voire sacrifiée à l’autel de la discipline de parti. Par contre, dans les mouvements citoyens, la structuration est moins hiérarchique et moins rigide ; elle est bâtie autour de valeurs et d’objectifs précis, et qui plus est, ne sont pas liés à la conquête du pouvoir.

On a vu l’implication de certains jeunes dans la politique à travers le rap comme le mouvement BulFaale (2000) et Y’en a marre (2012). Quels ont été leur apport dans les deux alternances ?

Le mouvement BulFaale a été d’abord un état d’esprit qui a consisté, face à la persistance de la crise économique et sociale liée surtout à l’application des politiques draconiennes des Institutions financières internationales, à prendre la vie du bon côté, à avoir confiance en soi, à savoir compter sur soi-même, pour se réaliser à partir de rien. C’était une attitude de résilience face à l’incapacité et l’incompétence des dirigeants, dont la gestion fondée sur le clientélisme et la corruption systémique et systématique avaient abouti à la faillite économique de l’État à partir de 1980, amenant les populations à vivre le calvaire, notamment les jeunes, déboussolés par l’absence de perspective. Le BulFaale était alors une manière de voir et de vivre les choses en cherchant à s’en sortir en dehors de l’État. Le mouvement BulFaale avait aussi nécessairement des implications politiques notamment à travers le rap. Les jeunes, par cette forme musicale, vont dénoncer avec virulence et véhémence les tares de la société, la mauvaise gestion des affaires publiques, en s’émancipant des formes langagières traditionnelles qui constituaient également une manière de les tenir et de les contenir, de perpétuer donc une domination des aînés, délégitimés par leur incapacité à trouver des solutions à leurs problèmes (… )Le mouvement des rappeurs va ainsi jouer un rôle important dans l’avènement de la première alternance.

Tout de même, certains partis politiques n’ont pas été totalement absents de cette évolution des jeunes…

Oui, il faut rendre justice aux partis politiques. Car l’apport du rap a été facilité par les sacrifices et l’engagement de plusieurs générations de militants de la gauche qui ont été très durement réprimés notamment sous le régime du Président Senghor. Sous le Président Diouf, Me Wade a su mobiliser les jeunes, surtout lors de la crise politique de 1988, pour faire pression sur le parti au pouvoir, y compris par la violence, afin d’obtenir des réformes juridiques et institutionnelles allant dans le sens d’une plus grande démocratie. Ce sont ces réformes, notamment la libéralisation des médias, le respect plus effectif des droits des citoyens et des libertés publiques, qui vont permettre aux générations suivantes de mener efficacement le combat.

Quid du mouvement Y en a marre ?

Après l’alternance de 2000, une nouvelle ère s’ouvre pleine d’espoir pour la consolidation de la démocratie. Mais très vite c’est le désenchantement. Les pratiques néo-patrimoniales, la prédation et la dilapidation des ressources du pays se poursuivent, en plus des pratiques autoritaires et répressives, malgré les nombreuses réalisations, surtout sur le plan des infrastructures. Les jeunes vont franchir une nouvelle étape à travers le mouvement Y en a marre. Les dérives du pouvoir ne sont plus seulement dénoncées musicalement, mais l’engagement se poursuit et se prolonge concrètement sur le terrain politique dans les mobilisations contre la cherté du coût de la vie, les coupures d’électricité permanentes et intempestives, contre la loi sur le ticket présidentiel en 2011, contre la troisième candidature du Président Wade considérée comme anticonstitutionnelle en 2012. Le mouvement a donc contribué dans le cadre du Mouvement du 23 juin à l’avènement de la deuxième alternance démocratique en 2012. Le mouvement Y’en a marre a aussi initié des mécanismes de contrôle du pouvoir et de mise en œuvre de la redevabilité au niveau local, participé à la campagne du référendum en appelant à voter « Non » entre autres initiatives

Voyez-vous des forces à même de jouer un rôle aussi déterminant face au pouvoir actuel ?

Aujourd’hui, d’autres forces sociales s’organisent qui regroupent beaucoup de jeunes. Le Collectif Niolank, Aar li nu book, FRAPP etc. Je pense que le travail qu’ils font est essentiel pour préserver la démocratie, l’État de droit et réclamer la transparence dans la gestion des ressources publiques. C’est un travail d’avantgarde. Ils peuvent être rejoints dans leurs mouvements par plusieurs autres jeunes et constituer une large coalition, comme celle qui a été mise en place en 2012, le Mouvement du 23 juin (M 23), pour freiner d’éventuelles dérives autoritaires et arbitraires liées à l’obsession de la conservation du pouvoir.

Que représente la citoyenneté de nos jours ? Les jeunes doivent-ils se politiser et sous quelle forme ?

La citoyenneté est devenue centrale, car c’est se focaliser sur ce que nous avons ensemble. Ce qui nous permet de tenir en un bloc homogène et harmonieux, à travers des valeurs, des principes et des règles qui fondent, guident et nourrissent le vivre ensemble, au-delà des différences de toutes sortes et même des différends qui ne peuvent manquer de traverser une société. La citoyenneté, c’est aussi ce qui permet de nous mobiliser autour de la gestion de nos ressources, de faire pression pour une gouvernance efficace, transparente et équitable afin d’assurer le développement du pays. La citoyenneté c’est donc un peu, comme si on mettait l’accent sur l’essentiel, surtout que la politique a tendance à être minée par la volonté de puissance, l’accaparement des ressources, l’enrichissement personnel, le primat du parti, des militants et des clients sur la République que nous avons tous en partage. La citoyenneté a une place focale dans la démocratie, l’État de droit et la République. Oui, les jeunes doivent se politiser massivement parce qu’ils constituent l’écrasante majorité de la population ; et ils doivent peser davantage sur le destin de la Nation. Mais pour que leur engagement soit productif et utile, il faut nécessairement qu’il soit éclairé, c’est-à-dire fondé sur le savoir et les valeurs de solidarité et de responsabilité. La politisation peut naturellement emprunter le canal des partis politiques afin que les jeunes puissent accéder à des postes de responsabilités ; mais l’engagement citoyen me semble également déterminant. Car c’est un lieu privilégié d’expression des valeurs de promotion d’une société démocratique, plus juste et égalitaire, plus prospère.

Propos recueillis par Jean Michel Diatta

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