La presse africaine était à la fête, il y a une trentaine d’années, ce jour ; elle n’est plus qu’un amas de ruines, en deuil, célébrant sa journée sous les pires auspices, n’étant plus que l’ombre d’elle-même.
Qu’il semble loin le climat festif qui baigne ce 3 Mai 1991, quand est déclarée la journée de la presse africaine pour saluer son rôle dynamique dans la démocratisation qui balaie alors les citadelles autocratiques du continent. L’Afrique s’était mise à la page d’un mouvement mondial parti de l’Europe de l’Est et auquel rien ne semblait devoir résister.
Les journalistes africains sont guillerets. Ils s’auto-congratulent. Tous pensent qu’un tournant définitif vers la liberté est pris. Sur le berceau de ce baptême institutionnel s’est d’ailleurs penché, pour légitimer ce qui doit être le marqueur annuel pour évaluer la marche de la presse africaine, le Programme international pour le développement de la communication (PIDC), qui est l’une des rares émanations concrètes du Nouvel Ordre mondial de l’information et de la communication initiée, quelques’années plus tôt, au milieu d’une vigoureuse controverse, au sein de l’Organisation des nations-unies pour la science, l’éducation et la culture (Unesco).
Le Pidc, alors dirigé par notre ami, le fringant Camerounais Claude Ondobo (décédé depuis), donne son imprimatur à la journée de la presse africaine et valide sa journée.
Cris de joie et youyous stridents accompagnent l’arrivée au monde du bébé. Tous pensent que les années de plomb d’une Afrique longtemps sous le joug des dictateurs est révolu. L’ivresse est contagieuse. On croit enfin venu sur les bords du continent ce qu’à tort beaucoup, sous l’émotion, dans une logique de suivisme encore prégnante qualifient de…printemps de la presse. Nul ne se soucie de l’ironie du sort qui fait naître la journée de la presse africaine dans une capitale Namibienne, Windhoek, dont le nom renvoie à la chaleur des vents secs qui la traversent continument et dont l’aridité est à peine amoindrie par le souvenir, encore frais, d’une indépendance nationale, la dernière sur le continent, octroyée alors par l’Afrique du sud, un an plus tôt, le 21 mars 1990.
La presse africaine vivait ses années chachacha. Elle était phosphorescente. De Dakar à Ndjaména, de Douala à Libreville, dans l’Afrique australe, partout, comme des bourgeons en hivernage, poussaient de nouveaux organes de presse qui se disaient «indépendants » même s’il eut fallu mieux les qualifier de privés tant il apparut très vite qu’ils étaient liés à des intérêts personnels, politiques ou d’influence divers.
La floraison de nouveaux médias dans les pays du continent venait y déposer une offre endogène plus proche du terrain, proactive, d’un coût plus accessible et que les populations locales s’approprièrent d’emblée comme pour accélérer un processus de disruption, voire d’éviction, face aux influenceurs médiatiques d’antan, notamment les publications éditées depuis les anciennes métropoles, comme Jeune Afrique à Paris ou West Africa Magazine, à Londres (dont je fus l’Editeur).
Indubitablement, le début des années 1990 constitue l’apogée de la presse classique libre en Afrique. Le business-model était viable. La clientèle gourmande. Les annonceurs ouverts à tous les supports. Et l’écosystème politique favorable à la pluralité des idées, des institutions, du jeu politique et des médias. Dans ce contexte, la presse africaine a pu jouer sa partition dans l’enracinement de la démocratie plurielle et même contribuer à la réalisation des premières, vraies, alternances démocratiques à la tête des Etats, y compris dans certains pays où une telle perspective relevait, quelques-années avant, d’une douce chimère.
La question, dès lors, avec le recul, est de savoir ce qui s’est passé pour que trente-ans plus tard, la magie n’opère plus. La presse africaine ne suscite en effet plus qu’une moue dubitative et sa crédibilité semble être partie, emportée par des vents contraires qui l’ont rendue obsolète.
Sans nul doute est-elle victime d’une disruption venue d’une avancée technologique que personne n’avait vue venir en 1991 : la révolution digitale, le surgissement des autoroutes de l’information ouvertes par l’internet et le triomphe de la blogosphère. Brusquement, le modèle médiatique qui avait tant fait rêver en 1991 est désuet, largué. Que la presse classique se soit entretemps compromise en voulant se coltiner avec les réseaux d’influence politique, quitte à se poser en appendice pour les servir moyennant des retours sur investissements déstabilisateurs, adultérins, y est pour quelque chose.
En devenant, au fil des ans, une presse servile, en rupture de ban, couchée devant de nouveaux acteurs politiques, moins disposés à jouer la carte de la liberté qu’ils le proclamaient en allant à la conquête des suffrages, a ajouté à sa perte de vitesse. Revêtus d’un manteau démocratique, par leur verbe, les hérauts portés aux avant-postes avec l’aide de la presse, que l’opinion considérait toujours équitable, se révélèrent de dangereux ennemis de la liberté, vrais autocrates encagoulés.
Sous l’effet combiné des nouveaux moyens de communication de masse portés par la jonction technologie et multiplication des flux d’information, par cette techtonique des plaques numériques, et délaissée par des populations africaines progressivement convaincues de leur duplicité, de leur alignement sur des intérêts politiciens ou commerciaux, loin de l’éthique d’une presse de développement, la presse africaine vit, ce 3 Mai, ce qui est l’un de ses moments les plus sombres.
Elle est à l’article de la mort. Son silence n’est plus pesant mais suspect sur les grands enjeux. Elle est la voix de son maître. D’ailleurs, la plupart des organes de presse appartiennent maintenant à des entrepreneurs politiciens. Les journalistes, pour l’essentiel, comme les paysans des latifundios Latino-américains et autres grands espaces agricoles africains, ne sont plus que des ouvriers payés à la tâche, précarisés et pressurisés pour s’aligner sur les désirs des autocrates qui ont fini de tuer le rêve démocratique.
Peu d’organes de presse parviennent à vivre de leurs ventes ou des recettes publicitaires nobles. Tous sont des dépendances des pouvoirs politiques ou, pis, des dictatures d’Etat. Et les contenus qu’ils livrent à leur audience et l’accès à leurs plateformes restent marqués au coin d’une ségrégation au service d’une univocité dont le seul but est d’empêcher le débat pluriel, démocratique.
Au bout du compte, ce 3 Mai, il n’y a rien à fêter pour la presse. Si ce n’est de constater sa mort que l’asymétrique montée en puissance du…clic rend irréversible. Ne nous y trompons-pas ; ce que nous vivons, c’est l’un de ces moments des trois formes de disruption, par l’innovation, par la
soutenabilité ou par l’efficience, popularisées par le très brillant professeur de Harvard, feu Clayton Christiansen.
La mort d’une certaine presse est d’autant plus inéluctable qu’un syndicalisme jaune, agenouillé devant les pouvoirs politiques, militant non pas d’un journalisme de progrès, d’intérêt général ou de développement, comme naguère, mais de calculs grégaires, étriqués, s’est fait le devoir d’apporter le cercueil et la dépouille des faméliques institutions de la presse auprès des maîtres qu’il sert.
Dans ce contexte, constatons-le, un voile de peur, de chuchotements, une censure, des discours obliques, des regards fuyants, des ratages volontaires sur les sujets fondamentaux et, pour résumer, un décalage avec les réalités ambiantes, les attentes de leurs publics, rendent inutiles la
presse et ses acteurs.
Gutenberg, l’inventeur de l’imprimerie, sent, du fin fond de sa tombe, que l’industrie qu’il avait aidé à lancer n’est plus qu’une ombre qui se meurt. Sous les tictacs des claviers et des clics qui empêchent de dormir les censeurs, ayant mis leurs genoux sur les vieilles méthodes de diffusion de masse. Eux qui ne mesurent pas la fulgurance de cette révolution nouvelle qui met loin de leur portée les nouveaux journalistes, c’est-à -dire le commun des mortels, tous capacités par les nouvelles armes de la liberté.
L’internet a tué la presse classique, surtout l’écrite, et les compromissions des membres de cette dernière ne participent qu’à un chant du cygne, annonciateur de sa fin inévitable. Une page se tourne.
Adama Gaye*, journaliste en exil, est un opposant au régime de Macky Sall. Auteur d’Otage d’un Etat (que les potaches sénégalais citent dans leurs dissertations, me rapporte-t-on), il rit de cette presse qui n’ose pas prendre sa cause pour ne pas froisser ses maîtres dont celui qui veut réguler, c’est-à -dire éteindre le feu du net qui le consume.
Requiem pour une presse
132