Membre du Cosce et directeur de Eisa-Bureau Côte d’ivoire, Valdiodio Ndiaye revient ici sans langue de bois sur le processus électoral, la question du troisième mandat et le discours ethniciste noté dernièrement dans le pays
Membre du Collectif des organisations de la société civile pour les élections (Cosce) et directeur Résident de l’institut électoral pour une démocratie durable en Afrique (Eisa)-Bureau Côte d’ivoire, Valdiodio Ndiaye revient ici sans langue de bois sur le processus électoral, la question du troisième mandat et le discours ethniciste noté dernièrement dans le pays. Il n’a pas d’ailleurs raté la nouvelle génération d’hommes politiques sénégalais qui, selon lui, ne voient pas plus loin que le bout de leur nez. Pour ce qui est de la fixation de la date des élections locales, Monsieur Ndiaye a indiqué qu’il ne faudrait plus s’amuser systématiquement à tripatouiller le calendrier de ce scrutin, avant de demander en outre au chef de l’etat d’ouvrir davantage le jeu politique en amnistiant Khalifa Sall et Karim Wade.
«L’AS» : Vous êtes un acteur du dialogue politique. Aujourd’hui, on est dans une situation de blocage pour ce qui concerne la fixation de la date des élections locales. Que faudrait-il pour le dépasser ?
Valdiodio NDIAYE : On s’étonne même du terme blocage dans un dialogue politique. Si on se réfère aux principes du dialogue, quand il y a blocage, cela veut dire que les acteurs ont failli. Le principe d’un dialogue, c’est de faire acte de dépassement, de trouver des points consensuels et d’essayer d’aller de l’avant. Aujourd’hui, nous débattons sur la fixation de la date des élections, les uns préférant 2021, les autres s’accrochant sur 2022. Les outils techniques existent pour recadrer les éléments et trouver des points de convergence. Cette situation de blocage peut être décantée si les acteurs politiques et le gouvernement y mettent du sien.
Est-il vraiment possible d’organiser les élections locales en 2021 ?
Techniquement, il est parfaitement possible d’organiser ces élections locales en 2021. A cet effet, des propositions ont été faites. Pour pouvoir le régler en 2021, le gouvernement devrait diminuer la durée de l’évaluation du processus électoral. Au lieu de 120 jours, on peut diminuer ça sur des délais raisonnables. On sait que l’audit est en phase de finalisation pour fin avril. Avec cette donne, les acteurs ont la possibilité d’organiser le dialogue de sorte qu’il soit possible de traduire en temps les recommandations de l’audit du fichier et de l’évaluation du processus électoral en textes de lois allant dans le sens de la réforme du code électoral. Je pense que si des projections sont retenues avec une diminution de la durée des travaux, il est parfaitement possible d’organiser les Locales au mois de décembre 2021 en tenant en compte le chronogramme qui va avec. C’est-à-dire servir les recommandations des conclusions au plus tard dans la dernière quinzaine du mois de mai et pouvoir dès l’entame du mois de juin attaquer le volet de la revue du Code électoral, pour le finir en deux mois au maximum avant de le faire voter par l’Assemblée nationale en procédure d’urgence. Ceci permettra de pouvoir traduire ces actes en lois et de convoquer ensuite la révision exceptionnelle des listes électorales en les terminant assez rapidement avec la phase contentieuse. Tout le package peut être stabilisé au plus tard en octobre. Et pour le fichier, il pourra être stabilisé au moins de novembre de même que la délimitation des bureaux de vote entre autres points essentiels. Ce qui fait qu’au mois de décembre, techniquement, on pourrait aller aux élections locales.
Pensez-vous que l’état a joué franc jeu dans ces concertations vu les retards dans l’installation du Président du comité de pilotage du dialogue national..?
Dans notre posture d’acteurs de la société civile, nous sonnons toujours l’alerte. On l’a fait par rapport au temps extrêmement allongé qui a été pris par le gouvernement pour la matérialisation opérationnelle du dialogue national et politique. Mais on ne nous avait pas écoutés. La réalité, c’est que les gens ont des agendas différents, aussi bien le gouvernement que les autres acteurs. Et c’est généralement quand il est trop tard que les gens réagissent pour instaurer des polémiques. On devrait souvent écouter la société civile qui a le sens de l’anticipation pour permettre objectivement de pouvoir respecter les «process» relatifs au calendrier électoral. Evidemment, le gouvernement est totalement responsable sur cette question parce que nous avions tenu à l’époque une conférence de presse pour alerter sur la nécessité de convoquer en urgence le dialogue pour pouvoir être dans le timing et pouvoir tenir les élections locales en tant que de besoin. (…) Il y a un jeu de yoyo dans ce pays. Il faudrait de façon rigoureuse insérer des dispositions constitutionnelles pour que, de la même manière qu’on respecte le calendrier républicain pour la Présidentielle, on le respecte pour les élections législatives et les Locales. On ne doit pas s’amuser systématiquement à tripatouiller le calendrier des élections locales dans ce pays.
Par ailleurs, le Sénégal a vécu au mois de mars des émeutes indescriptibles. Que pensez-vous de cette situation politique et sociale pas du tout reluisante?
Une première analyse permet tout de suite de se rendre compte que les indices qui se développaient allaient aboutir à cette situation de tensions extrêmes. L’affaire Sonko a été juste un facteur déclencheur. Les populations n’ont pas supporté les restrictions de libertés au nom de la pandémie liée à laCovid-19.Nous savons tous qu’au Sénégal, c’est le principe de la débrouillardise et que les gens peinent à assurer la dépense quotidienne. Et ces restrictions ont impacté de manière substantielle sur l’appauvrissement des populations. L’absence d’emplois et de perspectives pour les jeunes, la crise universitaire et du système éducatif sont autant de frustrations accumulées. Et l’affaire Sonko venant s’y ajouter, cela a explosé. Déjà, à chaque fois que le président de la République prenait la mesure d’instaurer un nouveau couvre-feu, automatiquement le lendemain, il y avait une manifestation. Les tendances étaient claires et laissaient entrevoir une situation sociale et politique assez explosive. L’absence d’un dialogue réel et sincère entre les acteurs politiques a fondamentalement généré cette situation de crise extrême. Il faut un dialogue sincère dans ce pays et un respect de part et d’autre des règles du jeu pour pouvoir avancer de manière objective vers des lendemains meilleurs.
Est-ce que les mesures annoncées par le chef de l’état (350 milliards de FCFA débloqués pour les jeunes) pourront régler le problème?
Le président de la République a été très lucide en termes de décryptage de la situation. Il sait que c’est la crise sociale qui a terriblement impacté sur les jeunes. Ces manifestations reflètent le ras de bol des jeunes. Le Président Sall n’avait le choix que de prendre ces orientations pour faire taire leur colère. Je pense que les mesures, pour l’instant, sont bonnes. Mais il faudra un travail extrêmement sérieux sur les modalités d’accompagnement de ces jeunes au niveau de la base. Il faut vraiment des mesures incitatives avec des modalités précises, claires et nettes, de manière opérationnelle afin que tout le monde soit au même niveau d’informations. Il faut une démocratisation de l’accès au financement et qu’il y ait moins de problèmes dans le management des fonds alloués aux jeunes. Maintenant à la question de savoir si ces mesures annoncées par le chef de l’Etat peuvent régler le problème, je pense qu’il en reste encore. Le président de la République devait d’abord se prononcer très clairement pour dire qu’il ne cherche pas un troisième mandat. Ensuite, il faut restaurer la confiance à la justice sénégalaise. L’Union des magistrats du Sénégal (UMS) a fait des propositions intéressantes sur ce sujet. Le Président devra prendre ces propositions et les insérer dans le système. Enfin, le chef de l’Etat doit ouvrir davantage le jeu politique en amnistiant Khalifa Sall et Karim Wade. Ceci permettra de lancer des perspectives nouvelles à la démocratie sénégalaise pour l’élargissement des profils de celui qui aura à gérer le pays en 2024. S’il prend ces trois mesures précitées, en plus des mesures économiques en l’occurrence les 350 milliards débloqués pour les jeunes, le pays va substantiellement avancer. Et il y aura une restauration de la paix sociale, un apaisement dans l’espace politique avec des avancées réelles pour le pays.
Après le discours d’apaisement du président de la République, on a assisté à des meetings répétitifs de l’Apr et de BBy. Est-ce vraiment les réponses attendues de la part du régime ?
C’est vraiment l’expression d’une cécité politique avec beaucoup d’argent dépensés. A la place de ces meetings, il fallait organiser des sessions de réflexion en associant les jeunes sur la démarche qu’a proposée le président de la République. Ces mobilisations populaires, il fallait les faire ailleurs, notamment lors des manifestations pour montrer qu’on a une présence sur le terrain. Mais on s’absente pendant les émeutes pour revenir plus tard faire des meetings, des démonstrations de force, c’est de l’enfantillage, une absence de maturité politique.
Pensez-vous que le débat sur le troisième mandat est derrière nous au Sénégal ?
Le débat sur le troisième mandat est d’actualité malheureusement au Sénégal. Les tendances qui se dégagent montrent très clairement que le débat est toujours central et qu’il n’est pas derrière nous. Si le Président veut aller dans ce sens, il y aura un risque substantiel qui sera de nature à impacter la stabilité du pays.
Est-ce que Macky Sall en a le droit si on se réfère à la constitution actuelle ?
Nous avons posé le débat depuis des années. En fait, on ne nous écoute pas souvent. En octobre 2017, le Pr Babacar Guèye et moi avions posé le débat en disant que la Constitution telle que déclinée avait des failles en ce qui concerne la possibilité de faire un troisième mandat. Le Pr Nzouankeu est venu par la suite renforcé notre argumentaire. A l’époque, nous avions suggéré en vain d’inclure dans la constitution une disposition transitoire pour dire que le mandat en cours de Macky Sall n’en fait pas partie. Le plus désolant, à l’époque, certains politiciens en mal de perspective avec une absence totale de vision et de projection sur l’avenir se sont mis à nous insulter en disant que nous étions en train de manipuler l’opinion. Deux ans plus tard, le débat s’est posé intégralement dans l’espace public. Si on nous avait suivis à l’époque, on n’en serait pas là aujourd’hui avec les problèmes de troisième mandat. (…) Malheureusement, j’ai le sentiment que les hommes politiques sénégalais ne voient pas plus loin que le bout de leur nez. Ils ne gèrent que le factuel et c’est ce qui est dangereux dans une République. Quand des profils se mettent dans une perspective de gérer le factuel, c’est un danger pour le Sénégal.