Malgré les opérations de retrait, ils sont encore plus nombreux

par pierre Dieme

En 2020, le nombre d’enfants livrés à la rue a augmenté. Paradoxalement, l’Etat a déployé, l’année dernière, un plan visant leur retrait. Partant d’un travail de terrain à l’échelle nationale, mais plus accentué dans la ville de Saint-Louis, des acteurs sociaux interpellent le président Macky Sall et préconisent un changement d’approche.

En fin de journée, pendant que le commun des Sénégalais se lance dans une course contre la montre (couvre-feu oblige), eux cherchent des sacs et morceaux de carton en guise de couverture. En cette période de froid, les enfants en situation de rue cristallisent une fois de plus les attentions, pendant que les autres jours de l’année, ils font partie du décor.

Aux premières heures de l’avènement de la Covid-19 au Sénégal, on aurait pu espérer un début de solution.

En effet, le ministère de la Protection de l’enfant avait lancé une campagne de retrait qui, visiblement, n’a pas porté ses fruits. Au mois de mai 2020, dans le cadre du plan d’urgence pour la protection des enfants contre la Covid-19, 2 045 enfants âgés de 4 à 17 ans ont été retirés de la rue dont 205 ressortissants des pays de la sous-région et 390 en situation difficile dans les régions de Dakar et Diourbel. En outre, la tutelle totalise 1 219 enfants qui sont retournés en famille. Le mois suivant, 158 familles sénégalaises et 38 issues de la sous-région ont quitté la rue.

Pourtant, une évaluation de ce programme de retrait indique un effet contraire : Le nombre d’enfants vivant dans la rue a augmenté en 2020. Le rapport de travail effectué par le président de l’Association des jeunes oustazes de Saint-Louis, Serigne Blondin Boye, le secrétaire du Cercle pour le retrait des enfants de la rue, Jean-Philippe Dupuis, et le président du Domaine d’interaction socioculturelle opérationnelle,

Alioune Badara Dia, est sans appel : ‘’Les quelques milliers d’enfants retirés lors des opérations de retrait de 2020, pendant le confinement jusqu’aux opérations actuelles à Dakar, n’ont et ne diminuent en rien le nombre de talibés de la rue. Les marabouts de talibés de la rue (MTR) n’ayant toujours pas été circonscrits, ni même inquiétés dans leur activité, continuent de recompléter leurs effectifs.’’

Des travaux de terrain, il ressort que les MTR continuent, comme chaque année, de créer de nouveaux ‘’daaras’’ de talibés de la rue, cela en important de nouveaux enfants de la campagne dans des chantiers urbains.

Des enfants surexploités

Ces enfants venus de la campagne, devraient être, selon l’étude, la priorité des mesures d’accompagnement. Cependant, un changement d’approche s’impose.

En effet, il est plus pertinent, de l’avis de ces acteurs, de les prendre en charge, car ils constituent les voleurs et la main-d’œuvre exploitée en ville dans ‘’les tâches les plus sales, les plus harassantes et les plus dangereuses’’. Sans compter les besognes de petit ménage du matin qui mettent au chômage les domestiques.

Mais pour rendre efficace cette méthode, il va falloir réceptionner en priorité cette nouvelle couche d’enfants de la rue en ville, plutôt que de courir les aider dans leurs villages.

Par ailleurs, l’accompagnement du retour dans le village d’origine présente un effet pervers : ‘’Il crée des vocations de donneurs d’enfants. Les parents voisins qui n’avaient pas envoyé d’enfants le font, puisque cela permet de le voir revenir avec ’un cadeau’. Un père expliquait sans honte avoir envoyé son enfant pour cette raison : ‘J’ai fait comme mon cousin : j’ai envoyé mon fils en ville faire son Coran. Il est revenu avec une formation professionnelle. Dieu a récompensé mon geste !’ Il suffit, par ailleurs, d’imaginer les sentiments et réactions de ces habitants de villages et hameaux reculés, très dénués et totalement oubliés, lorsqu’ils voient un beau 4X4 et des gens de la ville arriver pour s’occuper d’eux et de leurs enfants.’’

Autant de constats qui font dire aux auteurs de ce travail d’enquête que l’Etat du Sénégal ne s’attaque pas à la racine du mal, puisque ‘’le robinet reste ouvert’’.

L’équation des chiffres

Les effectifs sont reconstitués, de nouveaux ‘’daaras’’ émergent dans les chantiers et sur les terrains vagues des villes. Pourtant, le Sénégal souffre encore à donner des chiffres à même de quantifier cette augmentation. A en croire l’une des plus grandes plateformes de lutte pour la protection de l’enfant, cet échantillonnage (évaluation) peut servir de mine d’informations quant à la situation qui prévaut à l’échelle nationale.

‘’Au Sénégal, malheureusement, tous les différents ministères qui travaillent sur la problématique des enfants en situation de rue n’ont pas de statistiques. C’est cela le problème. La Cellule de lutte contre la traite des personnes du ministère de la Justice a essayé de réaliser une cartographie pour la région de Dakar, mais elle date de 2013. Depuis lors, il n’y a pas un processus d’actualisation, il n’y a pas de base de données mise à jour périodiquement. L’Etat fait montre d’une volonté juste dans les paroles, mais en réalité, il n’y a pas de volonté politique’’, explique le secrétaire général de la Plateforme pour la promotion et la protection des droits humains (PPDH).

Ce regain d’enfants dans les rues est dû, selon Ibrahima Lo, à une mauvaise stratégie du ministère. ‘’Quand des gens s’organisent, poursuit-il, pour agir contre la loi, ce sont des hors-la-loi ; il faut une approche juridique. Mais lorsqu’on opte pour une approche sociale avec le retrait et des mesures d’accompagnement, c’est évident qu’ils vont revenir. C’est un business organisé. L’Etat a ratifié toutes les dispositions réglementaires et juridiques au niveau national. Le Sénégal a une loi spécifique qui interdit la mendicité. L’Etat doit être fort et appliquer dans toute sa rigueur les dispositions qui incriminent ces actes. En plus, on ne connait pas la typologie des enfants retirés. Sont-ils des enfants talibés mendiants ? Des enfants qui ont fugué ? Ou des enfants qui accompagnent d’autres personnes ? Quel est le pourcentage des enfants talibés ? Cela montre les limites de ce plan de retrait. Raison pour laquelle, dans les réunions que nous tenons avec les acteurs étatiques, nous leur disons clairement : vous ne faites rien pour régler cette problématique.’’

De l’avis des acteurs, les financements des organisations internationales pourraient expliquer cette nonchalance étatique dans la résolution d’une problématique qui n’a que trop duré. En 2019, la plateforme a dénombré au Sénégal 100 000 enfants forcés de mendier.

L’intervention du chef de l’Etat

‘’Les principales stratégies gouvernementales comme humanitaires (retrait, réinsertion, aide à la famille, etc.), actuellement, vident et vident encore une bassine qui ne cesse de se remplir’’, lit-on dans le rapport d’étude.

Les acteurs sociaux demandent donc une décision présidentielle obligeant le retour à la campagne des internats dûment signalés comme déployant des enfants dans les rues urbaines et dont le retour en ville sera possible après autorisation des services de police. Ils préconisent l’interdiction de l’hébergement d’un groupe d’enfants dans les chantiers, maisons abandonnées ou cases sur des terrains vagues sans eau courante et toilettes. Cette mesure permettra de démanteler 98 % des enfants vivant dans la rue.

Mais pour y arriver, l’Etat devra résister aux ‘’pressions ultra minoritaires des fédérations et associations de MTR : campagnes médiatiques diffamatoires, manifestations dans les tribunaux, commissariats et autres services, activation du carnet d’adresses pour influencer les agents d’Etat et personnalités politiques’’.

Quatre ans après le premier plan de retrait lancé par le président Macky Sall (juillet 2016), aucun résultat significatif ne pointe à l’horizon.

OUSTAZE BLONDIN BOYE, COORDINATEUR DU CERCLE POUR LE RETRAIT DES ENFANTS DE LA RUE

‘’Il faut que les parents respectent l’enfant’’

Dans cet entretien accordé à ‘’EnQuête’’, le président de l’Association des jeunes oustaz de Saint-Louis expliquent les raisons de la hausse, en 2020, du nombre d’enfants vivant dans les rues.

Si l’on se réfère à votre étude, le retrait des enfants de la rue annoncé par l’Etat n’a pas donné grand-chose…

Ce retrait n’a porté que sur 572 enfants, selon nos chiffres ici à Saint-Louis, et attention ! Ce ne sont pas tous des talibés. Il y en a parmi ces enfants qui n’apprennent pas le Coran ; ils vivent dans la rue sans abri, sans rien. Actuellement, non seulement ils augmentent, mais il se trouve que 90 % des enfants qui ont été retirés de la rue et remis à leurs parents sont retournés dans les ‘’daaras’’ et dans la rue.

Qu’est-ce qui l’explique ?

Quand on a interrogé les parents et des enfants qui sont retournés en ville, ils nous ont fait savoir qu’ils n’arrivent plus à vivre en milieu rural. Ils n’arrivent pas à se réadapter à l’environnement qu’ils avaient laissé derrière eux. Tout simplement, parce qu’ils ont pris goût à la vie en ville, leurs conditions de vie ont changé. Au village, il n’y a pas de télévision, ni d’électricité. Or, ils avaient l’habitude, une fois en ville, de regarder leurs programmes préférés dans les boutiques proches des ‘’daaras’’. Ces enfants, on les amène en ville pour apprendre le Coran, mais après, ils prennent goût à ce nouveau mode de vie en ville. Parfois, ils ont des copains qui ont des téléphones portables, ils regardent tout et n’importe quoi sur le net. Ce qui fait que lorsqu’ils sont retournés dans les villages, ils ont tout fait pour revenir, puisqu’ils vivent en ville depuis, six voire huit ans.

Mais ces enfants sont issus d’une famille, ils ont des parents…

Justement, il faut que les parents respectent l’enfant, parce que ce sont eux les premiers fautifs. Ces enfants sont sous leur responsabilité ; ils ont le devoir de les éduquer, les nourrir, de les soigner… Tout cela relève de leur responsabilité.

Mais lorsqu’ils démissionnent, en abandonnant leurs enfants aux marabouts, on ne peut s’attendre qu’à ce scénario.

Vous insistez également sur le fait que dans la rue, se retrouvent plusieurs catégories d’enfants…

Effectivement, il y a ceux dont les parents ne peuvent plus subvenir aux besoins, qui vont donc dans la rue pour se débrouiller et qui finissent comme voleurs, agresseurs et autres, même si certains arrivent quand même à s’en sortir. On a un autre groupe qui vient de la sous-région (Guinée, Mali, Gambie). Ceux-là sont ici avec souvent leur oncle également non-sénégalais. Ils vont occuper une maison délabrée ou en construction et ce dernier va pousser ces enfants à mendier, afin de s’enrichir. L’oncle va leur demander de ramener chaque jour entre 800 et 1 000 F CFA.

Il n’est donc pas surprenant de voir, en quelques années, le marabout avoir à son actif plusieurs boutiques et vivre une vie paisible avec sa femme et ses enfants. Tout en sachant que cet oncle ou ce marabout (lui sénégalais) envoie ses enfants à l’école. Ce qui signifie que ce sont les talibés qui les font vivre.

Que faire, finalement ?

J’avais demandé à l’Etat du Sénégal de tenir des assises nationales. Il faut nécessairement réglementer le secteur de l’apprentissage du Coran, en imposant des conditions aux maîtres coraniques qui veulent mettre sur pied des ‘’daaras’’. On doit leur exiger une maison en bon état avec des toilettes et la garantie d’une prise en charge financière. En somme, un maître coranique doit avoir tous les outils qu’il faut pour pouvoir garder un enfant. C’est à la suite de tous ces préalables qu’on va les autoriser à ouvrir un internat.

Il est temps de fermer tous les ‘’daaras’’ clandestins, de recenser tous les marabouts, connaître leur identité et savoir d’où ils viennent et délocaliser tous les ceux qui ne sont sénégalais. Comment une personne peut se permettre de faire ce qu’elle veut dans un territoire civilisé ? Je demande à l’Etat d’être un peu courageux et de réformer les ‘’daaras’’. On nous avait parlé de ‘’daaras’’ modernes. Mais ce sont jusque-là des slogans dont on n’a pas vu la concrétisation.

Saint-Louis regorge de ‘’daaras’’ traditionnels que tout le monde connaît et qui ne font pas mendier les enfants. C’est cela qu’on demande. Il nous faut des assises et des réformes. On doit connaître la nationalité de ces enfants, parce que c’est également une question de sécurité. N’oublions pas le djihadisme, le terrorisme qui rode ; rien n’est sûr. Ce désordre notoire peut être un prétexte pour abriter soit des terroristes, soit pour propager l’idéologie du djihadisme.

EMMANUELLA MARAME FAYE

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