Dès l’instant que le combat de la destruction de la statue de Faidherbe a recommencé à la suite de cette tempête de déboulonnement réactivée par la mort de l’Afro-Américain Georges Floyd, des défenseurs du patrimoine de Ndar se sont levés pour soutenir leur « légendaire gouverneur » à qui le Sénégal doit respect et reconnaissance pour les bienfaits qu’il a apportés pour sa colonie. Et il faut préciser que le débat et le combat sur le démontage de statues à l’effigie de racistes, de colonialistes ou d’esclavagistes ne procède pas d’un panurgisme aveugle mais du réchauffement d’un combat enclenché depuis plusieurs années. Ainsi, le déboulonnement des statues de personnages au passé abject se justifie comme étant la phase d’un processus de restauration de la vraie vérité historique. Depuis longtemps, des hommes et des femmes pétris de valeurs altruistes, humanistes et égalitaires se sont escrimés pour faire tomber tous ces objets mémoriels qui publicisent et perpétuent le passé noir de tous ces esclavagistes, colonialistes ou racistes.
Ainsi, pour mieux asseoir leur argumentaire, les défenseurs de la statue de Faidherbe soutiennent que c’est une œuvre d’art qui embellit l’île de Ndar et rien que pour cela, elle mérite de plastronner fièrement à la place éponyme. En sus, ils demandent aux initiateurs de « Faidherbe doit tomber » d’aller jusqu’au bout de leur logique en demandant la destruction du pont de Ndar, la gouvernance de la vieille ville, le palais présidentiel à Dakar et toute autre infrastructure qui porte l’empreinte des colons civilisateurs. Par ces manœuvres de diversion, les saboteurs du noble combat « Faidherbe doit tomber », logent l’objet mémoriel à l’effigie du gouverneur sanguinaire à la même enseigne que toutes les autres infrastructures héritées de la colonisation.
Il faut préciser qu’une statue n’est point comparable à un pont ou un palais présidentiel. La statue est une œuvre d’art érigée sur la place publique et jouant un rôle particulier. C’est un objet de mémoire qui peut embellir l’espace public mais il transcende le simple domaine de l’esthétique. Elle n’est ni politiquement ni idéologiquement neutre. Elle honore des personnes ou des événements historiques, célèbre des victoires, une vie, une œuvre ou une souffrance. L’objet de mémoire peut être aussi un outil de canonisation d’une personne, d’exaltation ou de vivification d’une cruelle idéologie de la domination et de l’infériorisation des peuples opprimés, persécutés et exterminés.
Une statue glorifie mais n’enseigne pas
Il faut remarquer que tous les objets mémoriels maculés de racisme, de colonialisme ou d’esclavagisme rouvrent des blessures historiques en actualisant un passé douloureux. Par conséquent, la statue de Faidherbe, ripolinée du sang noir, avilit sa facette esthétique tant défendue par les férus de l’art.
Ceux qui soutiennent aussi que la statue de Faidherbe peut être pédagogique en ce sens qu’elle peut être une source d’enseignement pour les jeunes se méprennent naïvement. Une statue, le nom d’un pont, d’une rue, d’une avenue, d’un camp militaire n’a pas une fonction didactique mais glorificatrice.
En préconisant aux défenseurs de « Faidherbe doit tomber » la destruction simultanée du pont et de toutes les autres infrastructures dont a bénéficié Ndar sous le magistère des colons, les admirateurs du gouverneur exterminateur versent dans la surenchère de ce que les communistes appellent du « diversionnisme » contre-révolutionnaire. Aussi, vais-je emprunter à Aimé Césaire son pamphlet contenu dans « Discours sur le Colonialisme » pour répondre à ces apologistes des bienfaits de la colonisation. « On me lance à la tête des faits, des statistiques, des kilométrages de routes, de canaux, de chemin de fer. Moi, je parle de milliers d’hommes sacrifiés au Congo-Océan. Je parle de ceux qui, à l’heure où j’écris, sont en train de creuser à la main le port d’Abidjan. Je parle de millions d’hommes arrachés à leurs dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la vie, à la danse, à la sagesse. Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme. »
Que vaut un pont ou un chemin de fer hérité de la colonisation devant la perte de milliers de vies d’ouvriers noirs ? Le N°24 magazine Géo-Histoire « L’Afrique au temps des colonies » rapporte les dures conditions de vie des indigènes qui ont été recrutés de force pour travailler dans le chemin de fer Congo-Océan (885 km) construite entre 1921 et 1934. Et dans le tracé Mont-Belo/Mbinda plus précisément dans le Mayumbé, massif forestier équatorial étendu sur 90 kilomètres, c’est l’hécatombe.
« Il faut construire sur le tracé Mont-Belo/Mbinda construire 36 viaducs, 73 ponts, 12 murs de soutènement, 10 tunnels… Au préalable, il faut abattre les arbres par centaines, puis les évacuer. Couvert d’une épaisse végétation, le sol en décomposition est lourd, glissant, instable. La pluie interrompt sans cesse les opérations. Dans de telles conditions, les besoins sont estimés à 10 000 hommes au travail en permanence pendant trois ans et demi pour le seul Mayombe. Cette main-d’œuvre ne coûtant rien, elle se fait à la main, ou presque. On abat les arbres à la hache, on casse les pierres au marteau, on transporte des barils de ciment et des rails de 15 mètres de long à la main, on creuse les tunnels à la pioche… Les hommes travaillent sept jours sur sept, toute la journée, avec une seule courte pause pour manger », rapporte le magazine Géo-Histoire.
Avant de conclure : « Durant les corvées, les ouvriers travaillant, sous la direction de la Société de construction des Batignolles (SCB) de France, tombent comme des mouches. Certains périssent épuisés par la charge de travail, affaiblis par une alimentation insuffisante et inadaptée. D’autres, exposés en permanence sans vêtements aux pluies et au froid, contractent des pneumonies. L’hygiène et les structures sanitaires sont inexistantes, l’entassement des travailleurs dans des conditions précaires favorise les épidémies et leur propagation. Paludisme, dysenterie, infections pulmonaires… Sans parler des serpents, des fourmis magnans et des mouches tsé-tsé, responsables de la maladie du sommeil qui fait des ravages. Entre 1925 et 1928, le taux de mortalité́ dépasse 20 %. Les pires années correspondent à l’afflux massif de travailleurs recrutés au loin : 1 341 morts en 1925 pour la seule division côtière, 2 556 en 1926, 2 892 en 1927, 2 635 en 1928. En 1929, la courbe s’inverse enfin : 1 300 morts. »
Et quand les travaux prennent fin en avril 1934, certaines autorités françaises incriminées déclarent que le chemin de fer constitue «Non seulement un grand progrès dans la mise en valeur des colonies françaises, mais aussi une amélioration du sort des populations indigènes de l’Afrique équatoriale». A contrario, cette ligne ferroviaire mortifère se soucie peu du sort des populations autochtones puisqu’elle servait à acheminer le coton du Tchad et de l’Oubangui-Chari, bois du Gabon, oléagineux, cuivre, zinc et plomb latex, ivoire du Congo vers la métropole.
Ceux qui soutiennent que détruire la statue de Faidherbe doit entrainer le démontage du pont éponyme doivent revisiter l’histoire pour savoir que ce pont qui a coûté 1 880 000 francs français (le CFA n’existant pas à l’époque) est bien l’argent des Sénégalais. Lors de la seconde inauguration du pont Faidherbe le 19 octobre 1897 par André Lebon, ministre des Colonies, Léon d’Erneville, président du Conseil général, rappelle dans son discours que « ce pont est œuvre exclusive du budget local et démontre que les colonies ont plus de ressources qu’on ne veut bien le dire ». Il en est ainsi pour plusieurs routes ou chemins de fer dont on pense qu’ils sont des dons philanthropiques alors qu’ils servaient essentiellement au transport des matières premières qu’on devait acheminer à la métropole par voie maritime. Idem pour les bâtiments qui leur servaient de résidence ou d’administration dans les colonies.
Par conséquent, il ne faut pas basculer dans une comparaison asymétrique qui atrophierait le combat contre la statue de la honte et de la barbarie. Vouloir divertir les restaurateurs de la vérité historique par une contre-révolution stérile s’apparenterait à un pétard mouillé dans ce contexte mondial où la dynamique de démantèlement des statues à l’effigie de racistes ou d’esclavagistes est irréversiblement enclenchée.
Serigne Saliou Guèye