Louis Léon César Faidherbe: du polytechnicien au gouverneur du Sénégal .

par pierre Dieme

Sud Quotidien propose à ses lecteurs une contribution du Professeur Abdoulaye Bathily, publiée en mai 1974, lors d’un colloque organisé par l’Université de Paris 7 Jussieu. Ce texte, parmi d’autres, figure dans la collection «Le Mal de voir». Dans cette première partie, il est passé en revue, le rôle que Faidherbe (ainsi que d’autres «coloniaux»), a joué en sa qualité de gouverneur de la colonie du Sénégal, dans la mise en place de la politique de la Métropole, en publiant et éditant ou collaborant à des revues. L’objectif poursuivi était la connaissance de la “société” et du “milieu indigène”, connaissance sans laquelle ne pouvait se réaliser l’œuvre de domination des peuples et qui constitue la base de tout système colonial. Dans notre édition de demain mercredi 24 juin, nous publierons, dans un deuxième jet, la mise en application de la politique de la France, par le Gouverneur Louis Faidherbe, dans la colonie du Sénégal. Un troisième et dernier jet vous sera proposé jeudi pour boucler cette contribution majeure, sous la signature du Professeur Abdoulaye Bathily, historien, homme politique, ancien ministre d’état de la République du Sénégal.

La vie de Faidherbe, jusqu’à sa nomination comme gouverneur du Sénégal en 1854, présente moins d’intérêt pour l’historien que son œuvre coloniale.

Résumons les étapes de cette carrière. Louis Léon César Faidherbe naquit en 1818 au sein d’une famille modeste de Lille. Après des études peu brillantes à l’Ecole Polytechnique, il débuta sa carrière comme médiocre officier du Génie. Un premier bref séjour en Algérie, suscita en lui le goût du service colonial. Il demanda et obtint sa mutation à la Guadeloupe où il débarqua le 26 mars 1848. La révolution venait alors de triompher en France et la IIème République était proclamée.

Au même moment le soulèvement des esclaves balayait les Antilles, Faidherbe, ayant manifesté ses convictions républicaines et sa sympathie pour les esclaves insurgés se vit rapatrié par ses supérieurs au bout de deux ans de séjour. Peu après, il fut affecté de nouveau en Algérie comme constructeur du Génie et prit part à plusieurs campagnes de répression contre le gouvernement de résistance kabyle. Ce second séjour algérien exerça une influence décisive sur Faidherbe. Mis au contact de la société musulmane, il en étudia les institutions et s’initia aux méthodes de conquêtes coloniales qui étaient particulièrement brutales dans cette colonie de peuplement.

Récompensé de la Croix de la Légion d’Honneur, il obtenait d’être affecté au Sénégal où il arrivait le 6 novembre 1652, en qualité de sous directeur du Génie. Ses fonctions l’amenaient à faire le tour des possessions françaises en Afrique de l’Ouest, construisant, restaurant des forces ou participant à des campagnes militaires.

Ainsi, il visitait Bakel et Senudebu, postes les plus avancés des Français dans le Haut Fleuve et point de départ de la pénétration vers le Niger et le Futa Jalon. Il construisit le fort de Podor, pièce maîtresse du commerce de la gomme et centre politique du Futa Tooro. Il érigea le Fort de Daabu, important emplacement commercial de la Côte d’Ivoire. En 1853, il se trouvait aux côtés du gouverneur Baudin dans l’expédition contre Grand Bassam et participa aux négociations avec les souverains de la Basse Côte. En mai 1854, il se fait distinguer à la bataille de Jalmat (Dialmath) qui mettait aux prises les Français et les populations du Dimar (Futa Tooro), hostiles à l’érection du fort de Podor. Ses activités attirent sur lui les attentions des milieux d’affaires de la colonie et du grand commerce colonial de Bordeaux et Marseille.

Sous la suggestion de ces derniers, le gouverneur Protet qui venait alors d’être rappelé, intervint auprès .du ministre de la Marine, Ducos, pour la nomination de Faidherbe à la tête de la colonie. Mais comme le préposé, qui n’était que capitaine du Génie, ne pouvait, selon les règlements en vigueur occuper de si hautes charges, il fut demandé au ministre de la Guerre, le maréchal Vaillant, de relever son grade. En novembre 1854, avec l’approbation de Napoléon III, Faidherbe était nommé en même temps, chef de Bataillon et gouverneur du Sénégal. Il exerça le commandement suprême de la colonie jusqu’en décembre 1861. Nommé lieutenant-colonel, puis colonel, il rentra en congé en France et reprit son poste en juillet 1863 avec le grade de général de Brigade. Il ne quitta définitivement le Sénégal qu’en juillet 1865. Lors de la guerre franco prussienne de 1870 1871, ce vétéran des expéditions coloniales se fit distinguer dans les combats du Nord. A la chute du second Empire, il fut élu sénateur puis membre de l’Institut et président de la Société de Géographie de Paris. Il n’en continua pas moins de suivre de près l’évolution des affaires coloniales dont il fut un des plus ardents avocats sous la IIIème République et cela jusqu’à sa mort en 1889. Il mit sa vaste expérience à la disposition d’officiers comme Gallieni, Borgnis Desbordes, Archinard, etc. qui poursuivirent l’œuvre de conquête coloniale.

CONTRIBUTION DE FAIDHERBE ET DE SON RÉGIME À NOS CONNAISSANCES SUR LE SENEGAL ANCIEN

Avant l’époque faidherbienne, une pléiade d’hommes de marchands, d’explorateurs et de gouverneurs ont laissé sur le Sénégal une riche documentation dont les éléments les plus anciens remontent à la seconde moitié du XVIIème siècle. Mais ce fut sous le régime de Faidherbe que fut entrepris un travail d’enquête systématique sur l’histoire, l’ethnologie et le milieu physique des pays qui constituent le Sénégal actuel. Dès son avènement, le gouverneur fonda deux périodiques: L’Annuaire du Sénégal et Dépendances (A.S.D.) et le Moniteur du Sénégal et Dépendances (M.S.D.). L’Annuaire et le Moniteur étaient destinés à la publication des actes officiels et à la relation des évènements à caractère économique, politique et social survenus dans la colonie.

Mais ils ouvrirent leurs colonnes à des essais de monographie d’histoire etc. entrepris par Faidherbe lui même et ses collaborateurs. Par ailleurs, le gouverneur collaborait à diverses publications métropolitaines s’intéressant aux explorations et aux affaires coloniales, en général, comme les bulletins de la Société de Géographie de Paris, de la Société de Géographie commerciale de Bordeaux et de Marseille, la Revue maritime et coloniale, Tour du Monde, etc..
Ainsi, Faidherbe est l’auteur de travaux dont les plus importants sont :
– Populations noires des bassins du Sénégal et du Haut Niger ;
– Notices sur la Colonie du Sénégal ;
– Ouolofs Noms et tribus ;
– Vocabulaire d’environ 1500 mots français avec leurs correspondants en ouolof de Saint-Louis, en Poular (Toucouleur) du Fouta en Soninke, (Sarakhole) de Bakel ;
– Chapitre de Géographie sur le Nord-ouest de l’Afrique à l’usage des écoles de Sénégambie ;
 – Notices sur les Sérères ;
– Annales sénégalaises de 1854 à 1885 suivies des traités passés avec les indigènes.

 Mais, le Sénégal: la France dans l’Afrique Occidentale, est son œuvre principale.
Cet ouvrage écrit pour la défense du projet de chemin de fer Kayes Bamako, retrace les étapes de la présence française, de la pénétration mercantile du XVIIème siècle à la conquête militaire. Faidherbe y défend avec passion la cause coloniale et présente une vue particulièrement optimiste sur l’avenir économique du Soudan occidental.

A l’instar de Faidherbe, ses subordonnés publient des enquêtes ordonnées par le Gouverneur et firent ainsi paraître tout ou partie de leurs rapports de mission.

Ainsi Pinet Laprade, son adjoint et successeur immédiat, est l’auteur de:
– Origine des Sérères ;
– Notices sur les Sérères, ibid et A.S.O. 1865.

Le Capitaine Louis Alexandre Flize, directeur des Affaires indigènes puis des Affaires politiques nous laissa de remarquables notices sur différents royaumes sénégalais :
– Le Boundu
 Le Oualo ;
– Le Gadiaga.

Mage et Quintin, envoyés en mission auprès d’El Haj Umar en 1863 et retenus prisonniers durant deux ans à Segou par le Sultan Ahmadu (fils et successeur du Marabout), consignèrent dans leur ouvrage Voyage au Soudan occidental, un témoignage de première main qui demeure une référence essentielle sur l’Empire Toucouleur.

 Aux travaux publiés il faut ajouter d’autres plus nombreux et souvent plus riches qui sont conservés aux archives publiques ou privées de France et au Sénégal. Malgré le caractère inégal de ces documents, la somme d’information qu’ils représentent fait du régime de Faidherbe, le véritable fondateur de l’école africaniste française.

En tant que documents du passé renseignant aussi bien sur leurs auteurs que sur les sujets traités, ces travaux possèdent une valeur intrinsèque dont l’intérêt scientifique est considérable. Cependant ils souffrent d’un double défaut qui provient des conditions même de leur production. En effet, les recherches entreprises durant la période faidherbienne avaient un but fondamentalement fonctionnel. L’objectif poursuivi était la connaissance de la “société” et du “milieu indigène”, connaissance sans laquelle ne pouvait se réaliser l’œuvre de domestication des peuples et qui constitue la base de tout système colonial.

Mus par de telles préoccupations, ces auteurs se sont souvent complus à peindre les sociétés africaines sous les traits les plus défavorables. Les sentiments de sympathie qui transparaissent çà et là sont l’exception d’une règle générale fondée sur les préjugés et des falsifications de la réalité.

Ainsi Faidherbe, chef de file écrivant dans un curieux mélange de rousseauisme et de gobinisme: “ enfin pour en venir au contraste le plus frappant peut-être: au nord du Sahara, l’homme blanc, actif et industrieux, tenace, qui lutte contre la nature et en modifie souvent les lois, au sud du Sahara, l’homme noir, qui dans son apathie, se soumet à elle en esclave et envers qui, les peuples civilisés ont été bien coupables, l’homme noir, naturellement bon, d’une intelligence comparable à celle des races blanches, mais qui, manquant de caractère. c’est à dire de force de volonté et de persévérance sera toujours à la merci des races mieux douées que lui sous ce rapport avec lesquelles il se trouvera en contact”. Parleurs écrits, Faidherbe et ses collègues ont contribué à répandre chez les peuples d’Europe, les préjugés racistes à l’égard des Africains.
 Par ignorance, inadéquation de l’approche méthodologique ou/et parti pris délibéré, ils ont été incapables de saisir les mécanismes d’évolution des sociétés étudiées. Plus grave, ils n’ont pu situer et évaluer objectivement les effets de leurs propres actions et plus généralement l’influence du mode de production capitaliste sur les formations sociales pré capitalistes sénégalaises. Cependant, si, par leur contenu, ces études ont souvent desservi la cause des Africains, elles ont permis à Faidherbe et à ses collègues d’élaborer une politique efficiente de conquête dont nous allons examiner quelques aspects essentiels.

DIMENSIONS ET NATURE DE LA POLITIQUE DE CONQUETE FAIDHERBIENNE

Dans son ensemble, l’historiographie coloniale a tendance à magnifier Faidherbe et son œuvre. Un manuel qui a façonné la conscience historique de générations d’écoliers de l’ex A.O.F. juge l’ancien gouverneur comme suit : “Faidherbe était un homme honnête et droit. Il aimait protéger les faibles et les pauvres, châtier les oppresseurs. Il lutta de toutes ses forces contre l’esclavage. Partisan de l’égalité des races, il voulait hâter l’évolution des peuples noirs “ Plus récemment les discours de certains membres de la classe dirigeante du Sénégal et des travaux plus ou moins scientifiques allant des brochures de tourisme à la publicité journalistique, présentent Faidherbe comme le fondateur de l’unité de la nation sénégalaise. L’examen critique de l’œuvre de conquête faidherbienne nous permettra de juger de la valeur de telles assertions.

SITUATION DU SÉNÉGAL À L’AVÈNEMENT DEFAIDHERBE

Au moment où Faidherbe prenait en main la direction de la colonie, les affaires de la bourgeoisie coloniale traversaient une période difficile. Les difficultés provenaient d’un contexte général de révolution économique et de vicissitudes politiques qui secouaient les sociétés sénégalaises et les établissements coloniaux.

Au plan économique : Depuis le XVIIème siècle, le Sénégal et son arrière pays (Haut Sénégal et Niger) étaient considérés comme le principal marché de la gomme et un réservoir destiné à fournir annuellement un millier d’esclaves pour les plantations des Antilles. La baisse sensible du trafic des esclaves et sa suppression légale jointe aux aléas de la production et de la vente de la gomme posèrent au commerce français du Sénégal un grave problème de reconversion. Sous l’égide des gouverneurs Schmaltz (1816 1820) et Baron Roger (1822 27) furent tentées dans diverses régions du pays et en particulier dans le delta du Fleuve (royaume du Walo) des entreprises de colonisation agricoles. Mais elles échouèrent lamentablement.

Parallèlement, une compagnie à privilège, la Compagnie de Galam, formée sur le modèle des compagnies commerciales de l’Ancien Régime fut reconstituée par une poignée de gros négociants saint-louisiens. Elle opéra de 1825 à 1848 dans le Haut Fleuve et en Casamance et se consacra essentiellement au commerce de l’or, de l’ivoire, du mil, de la gomme et d’autres produits du cru. Si la compagnie réalisa des taux de profit de l’ordre de 60 à 100% et plus par an, elle ne réussit pas à élargir le champ de ses activités commerciales vers le Soudan nigérien et échoua dans le rôle d’expansion politique que sa charte lui assignait.

Aux lendemains du triomphe du capitalisme libéral accompli par la Révolution de 1848, la Compagnie fut dissoute sous la pression des traitants libres. Mais la liberté du commerce entraina une anarchie dans les échanges qui ruina les affaires les plus vulnérables. Sur le plan politique: La colonisation agricole et le commerce des esclaves accentuèrent les conflits sociaux dans les Etats du Fleuve, également en proie à une crise de réadaptation par suite du déclin de l’économie esclavagiste. Les interventions répétées de l’administration en faveur du commerce soulevèrent une double opposition : celle des marchands traditionnels, victimes de la concurrence des négociants européens et celle des peuples soumis à l’oppression administrative et aux exactions des aris tocraties locales. Ces dernières soucieuses d’assurer des revenus à leur appareil étatique par les taxes sur le commerce européen et les “coutumes”, adoptaient une attitude tantôt de collaboration tantôt de résistance contre les Français. L’Islam fut le stimulant idéologique de la résistance anti française. Presque partout on vit les paysans se regrouper autour des marabouts pour opérer une tentative de restructuration plus large de la société au détriment des ceddo (classe politico guerrière) et du système colonial.

 Ainsi les mouvements de Diile au Waalo, d’El Haj Umar dans la moyenne et haute vallée et Ma Ba Jaaxu dans le Rip faisaient courir un sérieux péril aux intérêts de la France et de ses alliés. L’instabilité chronique du gouvernement de la colonie par suite de la valse des gouverneurs dont le séjour ne dépasse presque jamais deux années consécutives rendait la crise d’autant plus grave. Plusieurs rapports rédigés par des négociants ou des militaires avaient pourtant attiré l’attention du ministre de la Marine sur la nécessité de prolonger le séjour des gouverneurs, et surtout sur l’adoption d’une politique de fermeté à l’égard des mouvements de résistance. Dès 1843, le gouverneur Bouet Willaumez, appuyé par le ministre et le directeur des Affaires Extérieures avait énoncé les principes de la nouvelle stratégie de conquête.

En 1847, un négociant de Saint Louis, M. Héricé les reprit et les développa dans un mémoire présenté au ministre de la Marine et des Colonies Dans son rapport en date du 2 janvier 1854, le , gouverneur Protet les formulait sans ambiguïté : “Nous sommes les souverains du fleuve Nous devons nous affranchir au plus tôt de tout ce qui peut avoir l’apparence d’un tribut prélevé sur le gouvernement ou d’une exaction au commerce. C’est dans cet esprit que devaient être conçus taus les nouveaux traités que nous pouvons avoir à passer avec les chefs des tribus riveraines”.

A suivre demain Faidherbe et la mise en application de la diplomatie de la cannonière.

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