LA LOI D’AMNISTIE DOIT ÊTRE ABROGÉE

par Dakar Matin

L’ex-Première ministre de Macky Sall, qui s’est rapprochée d’Ousmane Sonko en 2022, plaide pour l’ouverture d’une enquête sur la répression des manifestations politiques qui ont fait plusieurs dizaines de morts. La victoire à la présidentielle du 24 mars puis aux législatives huit mois plus tard du parti des Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef) fait-elle figure de revanche pour Aminata Touré ? Après avoir conduit la liste de l’ancienne coalition présidentielle en juillet 2022, celle qui fut garde des Sceaux puis Première ministre de Macky Sall avait été mise au ban par l’ancien chef de l’État sénégalais, qui lui avait préféré Amadou Mame Diop pour briguer la présidence de l’Assemblée nationale. Cette mise à l’écart avait alors poussé l’ancienne présidente du Conseil économique, social et environnemental à rejoindre les rangs de l’opposition emmenée par son principal leader, Ousmane Sonko. Alors que l’Assemblée nationale, désormais largement dominée par le Pastef, vient d’élire son bureau, Aminata Touré, qui occupe depuis deux mois les fonctions de haute représentante du chef de l’État Bassirou Diomaye Faye, revient dans un entretien à Jeune Afrique sur ce qui devrait être, selon elle, les priorités de la nouvelle législature..

Jeune Afrique : Le Pastef a remporté avec une très large majorité les législatives du 17 novembre puisqu’il compte 130 députés, un record. Ce vote des populations est-il le reflet d’une adhésion massive au projet politique du Pastef, ou celui du rejet de l’héritage de l’ancien régime incarné par Macky Sall ?

Aminata Touré : Les deux. Le 24 mars déjà, lors de la présidentielle, c’était la première fois depuis l’existence du Sénégal en tant que démocratie qu’un opposant se faisait élire dès le premier tour. Les Sénégalais sont restés dans cette logique et cette volonté très claire de tourner la page du régime de Macky Sall.

Comment avez-vous contribué à cette victoire ?

J’ai surtout fait campagne dans ma région d’origine, Kaolack. Nous sommes descendus dans les petites communes rurales pour discuter avec les gens. Je considérais qu’il était important d’obtenir cette large majorité pour pouvoir gouverner librement. Mais également pour que la communauté internationale sache que le président Bassirou Diomaye Faye et son équipe défendent leurs positions avec un soutien fort du peuple sénégalais. C’est important que le reste du monde le comprenne.

Vous avez accompagné Macky Sall pendant une dizaine d’années, avant de le quitter en 2022 – à la suite de son refus de vous laisser briguer la présidence de l’Assemblée nationale – pour rejoindre son opposant le plus farouche, Ousmane Sonko. Cette victoire du Pastef sonne-t-elle aussi comme une revanche pour vous ?

Mes divergences fondamentales avec le président Macky Sall venaient du fait que j’étais opposée au troisième mandat. Cela allait au-delà de la question de la présidence de l’Assemblée nationale puisque quand je suis arrivée au sein de l’hémicycle, je suis devenue députée indépendante. Malgré cela, j’en ai été expulsée. J’ai par la suite noué des liens importants avec le Pastef, d’abord au sein de l’Assemblée nationale, puis avec Ousmane Sonko. Et quand le président Macky Sall a voulu reporter la présidentielle, nous avons continué à nous battre avec l’opposition pour que l’élection se tienne. Il est important que les politiciens africains se battent pour les principes, le respect des dispositions constitutionnelles, le respect dela démocratie tout court. C’est ce qu’a montré le Pastef, Ousmane Sonko et Bassirou Diomaye Faye. Nous pensons avoir modestement contribué à tout ça.

Quelles devraient être les priorités de cette nouvelle législature ?

La première devrait être l’abrogation de la loi sur l’amnistie des crimes survenus au Sénégal entre 2021 et 2023, des évènements durant lesquels près de quatre-vingts manifestants ont trouvé la mort, selon les organisations de la société civile. Des jeunes, pour l’essentiel, qui ne faisaient que manifester contre le troisième mandat pour réclamer leurs droits et l’organisation des élections. Les responsables doivent être identifiés et traduits en justice. Il ne saurait y avoir d’impunité.

Cette loi avait été brandie comme instrument d’apaisement des tensions politiques, juste avant la présidentielle de mars 2024. La réviser n’est-il pas prendre le risque d’ouvrir une boîte de Pandore ?

L’amnistie ne doit pas couvrir les crimes de sang. Il ne peut y avoir d’apaisement et de réconciliation sans justice.

Le président Bassirou Diomaye Faye et le Premier ministre Ousmane Sonko, qui ont bénéficié de cette loi d’amnistie, pourraient être également poursuivis…

Cela n’a aucun sens parce qu’ils ont été poursuivis sur de faux fondements. En tout cas, je considère qu’il faut réviser cette loi car tous les crimes de sang doivent être élucidés, notamment lorsque les victimes ne fais aient qu’exercer leur droit constitutionnel.

Le parti présidentiel voudrait aussi mettre en place une Haute Cour de justice.

Les ministres et les présidents ne peuvent être jugés que devant cette juridiction. Sous Macky Sall, plusieurs scandales ont été révélés au grand jour, dont le premier est lié à la gestion des fonds liés à la lutte contre le Covid-19. C’est un carnage financier qui a été constaté parla Cour des comptes du Sénégal et transmis au procureur, qui l’a rangé dans un tiroir. Il y a eu des faits de mauvaise gouvernance incroyables. Il est donc important que l’on mette en place cette Haute Cour de justice pour que la redevabilité des comptes et la lutte contre l’impunité soient une réalité.

Macky Sall doit-il être poursuivi ?

Seules les enquêtes détermineront le niveau de responsabilité des uns et des autres. Toutefois, lorsque l’ancien président Macky Sall a annoncé le 3 février le report de l’élection présidentielle, il y a eu des manifestations qui ont occasionné des morts. Sa responsabilité, sur cette question, est établie.

L’un des faits marquants de la campagne électorale a été le ralliement au Pastef de plusieurs cadres de l’ancienne majorité présidentielle. Or, la transhumance a maintes fois été dénoncée par Ousmane Sonko. Est-ce qu’il faudrait légiférer sur ce phénomène ?

Je ne vois pas d’inconvénient à ce que des cadres de l’Alliance pour la République [APR, l’ancien parti présidentiel], qui n’ont rien à se reprocher et qui n’ont rien détourné, décident de soutenir le Pastef. Aux États-Unis, des élus républicains ont bien soutenu la candidate démocrate Kamala Harris. Tout le monde n’est pas mauvais à l’APR. Cependant, la transhumance ne peut pas être un moyen de se protéger des poursuites pour mal gouvernance. Si c’est pour sauver sa peau, il n’en est pas question.

Vous avez également été à l’origine d’une proposition de loi visant à lutter contre le népotisme et le favoritisme au sommet de l’État, mais qui n’a pas abouti. Pensez-vous plaider pour que ce texte soit voté par la nouvelle Assemblée nationale ?

Si je siégeais à l’Assemblée nationale, je la remettrais sur la table. Parce que je pense que c’est une bonne protection pour nos dirigeants. Cela ne veut pas dire qu’il faut ostraciser les cousins et les parents, ce sont également des citoyens. Mais je pense qu’il serait mieux pourla démocratie de ne pas exposer des membres de sa famille à un certain niveau de manipulation des ressources publiques. Nous avons vu les conséquences de la gestion publique des proches de l’ancien président. Cela dit, il y a déjà des lois relatives aux questions d’incompatibilité familiale. Vous ne pouvez pas, par exemple, siéger avec votre frère dans le même conseil municipal. Et si vous êtes tous deux magistrats, vous ne pouvez pas être dans la même juridiction. La philosophie existe, il faut maintenant l’étendre à tous les domaines.

Dans un courrier adressé fin novembre à son homologue Bassirou Diomaye Faye, le président français Emmanuel Macron a reconnu qu’un « massacre » avait été perpétré à Thiaroye. Comment avez-vous accueilli cette annonce ?

Les tirailleurs qui ont combattu auprès de soldats français réclamaient leurs droits, mais ils ont eu pour seule réponse des rafales de mitrailleuses. Ce fut un massacre et il n’y a pas d’autres mots qui puissent définir cette tragédie. C’est une évidence historique, il n’est jamais trop tard pour la reconnaître. En février 2017, le président Emmanuel Macron lui-même avait dit que la colonisation était un crime contre l’humanité. Sa reconnaissance de ce qu’il s’est passé à Thiaroye s’inscrit donc dans cette lignée. Si c’est un crime contre l’humanité, cela doit donner lieu à des réparations.

Bassirou Diomaye Faye a souhaité la fermeture de la base militaire française. Comment le Sénégal devrait-il envisager sa future coopération militaire avec Paris ?

On compte développer des partenariats avec tout le monde mais sous d’autres formes. Cela peut être des échanges de renseignements ou de la formation. Mais il faut se rappeler pourquoi les bases militaires étaient en Afrique. C’était pour venir au secours de gouvernements complètement à la solde et à la merci de la France. Nous avons dépassé cette période. Cela ne veut pas dire que c’est la fin de la coopération militaire avec la France, la Chine, les États-Unis ou qui que ce soit. Nous restons ouverts, mais les termes changent. Aujourd’hui, les Africains ont davantage de souveraineté et cela passe par la souveraineté militaire.

Vous êtes depuis septembre la haute représentante de Bassirou Diomaye Faye. Quel rôle jouez-vous concrètement à ses côtés ?

Je le représente quand il le souhaite. Je le conseille beaucoup dans mes domaines de compétence en tant qu’ancienne Première ministre, ancienne ministre de la Justice, ancienne présidente du Conseil économique, social et environnemental et ancienne fonctionnaire des Nations unies. Je dispense mes conseils, il les utilise ou non en fonction de la manière dont il les perçoit.

Êtes-vous tentée de revenir au gouvernement ?

J’ai été ministre il y a longtemps. Je suis très à l’aise dans ma position actuelle.

Source : Jeune Afrique

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