LA SOCIÉTÉ CIVILE AU SÉNÉGAL, PROCESSUS HISTORIQUES ET CONTRAINTES SOCIALES

par pierre Dieme

L’évolution récente des Etats africains traduit un élargissement important des possibilités pour les peuples, de participer en tant que citoyens, à la réalisation de leur progrès économique et social en influençant les décisions des gouvernants. Ces possibilités qui sont énoncées dans la plupart des Constitutions, sont largement mises en œuvre à travers les groupes de citoyens plus ou moins organisés qui ne cherchent pas à conquérir et à exercer le pouvoir, mais à exprimer la liberté et les besoins légitimes des citoyens. Le concept de société civile est mis en avant pour désigner cette catégorie intermédiaire entre l’Etat et les citoyens ordinaires..

La conception de la société civile en tant qu’espace de médiation entre l’Etat et les citoyens n’évacue en rien sa complexité et sa variabilité, notamment dans le contexte africain où l’institutionnalisation et la stabilisation des principes démocratiques rencontrent beaucoup de contraintes liées à l’origine occidentale (et donc étrangère) des notions de démocratie et de société civile, ainsi que de leur déclinaison dans les langues et les modes de vie locaux, et de leur rencontre avec d’autres principes qui aspirent aussi à gouverner la vie sociale, telle que la religion et les valeurs culturelles. Cependant, les analyses les plus pertinentes démontrent que les manifestations communautaires, religieuses et culturelles ne s’opposent pas à la promotion de la démocratie. En principe, la société civile exprime une diversité de formes de culture civique, conformes à une véritable vie démocratique et plurielle. Toutefois, dans le contexte africain, et selon l’état de la démocratie dans le pays concerné, elle peut être confrontée à des contraintes institutionnelles, techniques ou organisationnelles ainsi qu’à la manipulation politicienne et/ou à la frilosité de l’Etat, qui voit à travers les organisations civiques ou citoyennes, des instruments de contrôle et de contestation des politiques mises en œuvre par les gouvernements.

La société civile représente un maillon important dans la réalisation du progrès social et économique et un objet de recherche et d’action pour les chercheurs, les activistes, les Etats et les organisations internationales d’appui au développement. Après avoir considérablement contribué à la transition démocratique dans de nombreux états africains au cours des années 1990, la société civile a bénéficié d’une attention considérable au niveau global, national et local qui indique que les élections régulières à elles seules n’épuisent pas l’expression des libertés individuelles et collectives et ne constituent pas le seul fondement de la légitimité des décisions politiques. En effet, la société civile est un espace où différents groupes de citoyens se rencontrent, se mobilisent, échangent sur leurs préoccupations et apportent des solutions à leurs problèmes, ce qui la met nécessairement en relation avec les institutions internationales, les Etats, les collectivités locales et le marché.

Au Sénégal, le champ d’intervention de la société civile reste l’espace non gouvernemental et ce, depuis l’époque coloniale. UN PEU D’HISTOIRE Historiquement, l’avènement des indépendances en Afrique et la diffusion massive des sciences humaines dans toutes les représentations de la réalité économique et sociale dès les années 1950 contribuent à transformer la problématique du sousdéveloppement en problématique de la modernisation. Cependant, dans la plupart des contextes nationaux, cette problématique du développement et de la modernisation reposait sur le rôle majeur de l’Etat dans la mise en œuvre et le contrôle du processus de croissance, aussi bien au niveau des ressources nationales que de la mobilisation des soutiens populaires. Au cours des années 1970, le déclin des modèles idéologiques a libéré un espace théorique progressivement occupée par les thèmes et les productions intellectuelles stimulées par les organisations internationales telles que le PNUD, l’UNESCO, la Banque mondiale, l’OCDE, etc., qui sont devenus de facto les bailleurs de la recherche sur le développement, de plus en plus structurée en recherche-développement et en recherche-action. Ces deux approches ont permis de mettre en exergue la contradiction entre le dynamisme de la population et le manque d’efficacité de la bureaucratie étatique, avec, dans le cadre de l’expansion du nemo liberalis, des sollicitations de plus en plus précises à l’endroit de la société civile et du secteur privé, considérés comme des agents incontournables dans le processus de développement. Une trilogie se met de progressivement en place sous le concept de Consensus de Washington, avec l’Etat (le premier secteur), le secteur privée (le deuxième secteur) et la société civile (troisième secteur). C’est dans ce contexte que furent fondés ENDA Tiers-monde en 1972 comme programme des Nations-Unies pour l’Environnement, l’Institut Africain pour le Développement Economique et la Planification, et de l’Organisation Suédoise pour le Développement International, avant de se constituer en ONG en 1978.

Durant les années 1980, les programmes d’ajustement structurels (PAS) préconisés par la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International (FMI) ont contraint les Etats Africains à se retirer progressivement de plusieurs domaines du développement économique et social. En fait, la décennie 1980- 1990 est une période de crises économiques et politiques, marquée par le désengagement de l’Etat. C’était le « moins d’Etat, mieux d’Etat » d’Abdou Diouf. Face à l’avènement de l’Etat minimaliste et à l’approfondissement des inégalités sociales, les classes moyennes développent des stratégies de réponse qui contestent d’une manière ou d’une autre les systèmes autocratiques établis depuis l’indépendance, à travers l’Etat-Nation et sa version exclusiviste, le PartiEtat. Ce contexte engendre ou aggrave les conflits, la pauvreté de masse et les famines, et accélèrent les migrations forcées ou volontaires, l’urbanisation spontanée et la dégradation de l’environnement, laissant ainsi un vide que les Organisations de la Société Civile (OSC), devaient combler. En 1984, le CONGAD émerge comme consortium des Organisations Non Gouvernementales (ONG) sénégalaises. Les décennies 1980-90 ont constitué une période d’expansion des ONG locales qui vont de plus en plus se constituer en une société civile, avec la constitution de la RADDHO, du Forum Civil, du COSEF, du CNCR et de beaucoup d’autres organisations à vocation sous-régionales, telle que la FRAO, CARITAS, TOSTAN, l’AFAO, etc.

Les analystes s’entendent aussi à considérer que si les ONGs constituent une part importante de la société civile, celle-ci ne peut se composer uniquement d’elles. Une conception plus large de la société civile inclut les organisations syndicales néo-traditionnelles, les organisations communautaires de base (comme les Associations Sportives et Culturelles (ASC) et les Groupements de Promotion Féminines (GPF)), les organisations de ressortissants, les associations confrériques et religieuses.

Ces différentes formes d’organisations ont joué leur rôle en fonction de leur spécificité, de leurs objectifs mais aussi et surtout de leurs moyens matériel, humain et technique. Dans ce cadre général, les syndicats se sont faits remarquer par les différents combats menés non seulement pour l’amélioration des conditions de travail de leurs membres mais, en plus, pour la mise en place d’une organisation politique (au niveau de l’Etat) respectueuse des principes républicains. C’est ainsi que les syndicats tout comme les organisations de la société civile ont apporté une contribution importante à l’avènement de l’alternance au Sénégal en 2000.

La société civile sénégalaise a été particulièrement active dans la provision de services aux groupes marginalisés. Cependant, malgré leurs bonnes intentions, les organisations de la société civile n’ont toujours pas eu ni les ressources nécessaires, ni la capacité de faire des économies d’échelle pour offrir ces services de manière significative. C’est pourquoi, la société civile est plutôt attendue dans sa capacité de renforcer l’Etat afin de lui permettre de faire face à ces responsabilités en direction des populations pauvres.

L’une des opportunités qui a été offerte à la société civile de supporter les efforts de l’Etat en direction des couches pauvres a été le processus de rédaction du Document Stratégique de Réduction de la Pauvreté (DRSP) pour lequel, la Banque mondiale et la communauté des bailleurs souhaitaient une appropriation effective par les bénéficiaires. La société civile devait assurer cette appropriation par son implication effective tout au long du processus d’élaboration du DRSP et dans la mise en œuvre et l’évaluation des politiques de lutte contre la pauvreté. La participation de la société civile dans ce processus a été jugée largement insuffisante, pour cause d’obstruction de la bureaucratie étatique, du manque de ressources financières et techniques, et des délais étroits fixées par la Banque mondiale.

La société civile sénégalaise a été active dans les activités de lobbying en direction des pouvoirs, que quand il s’est agi de sujets qui ne représentaient pas de grands enjeux pour les tenants du pouvoir. Deux exceptions méritent d’être soulignées à ce niveau : il s’agit des efforts du Collectif des ONG pour des élections transparentes qui a fortement contribué à un processus électoral transparent en 1999- 2000, sans pouvoir rééditer ce succès en lors des 2007. Puis des efforts ont été enregistrés pour une plus grande transparence dans la gestion des affaires publiques. L’analyse des attitudes de l’Etat post-alternance envers ces initiatives, et envers la société civile en général (considérée comme des groupes de politiciens « encagoulés » par les Présidents Abdoulaye Wade et Macky Sall), indique que l’influence de la société civile sur l’Etat a considérablement grandie.

La société civile a évolué vers la fin des années 2000 en intégrant de nouvelles formes d’organisation qui se veulent être des représentations d’ONG internationales mais elle va surtout s’emparer de problématiques nouvelles comme la gouvernance et les droits humains. Un tournant majeur va s’amorcer, certes en lien avec le contexte socio-politique marqué par les effets des politiques libérales, et se traduire par une exigence de plus en plus accrue des OSC pour une bonne gouvernance des ressources du Sénégal et une représentation des acteurs de la société civile dans les instances de représentations gouvernementales.

L’organisation des Assises Nationales en juin 2008, constitue une bifurcation importante dans les trajectoires des OSC et va consacrer cette exigence de la société civile à engager le gouvernement dans la gouvernance participative où le citoyen serait au cœur. Ces larges concertations ont donné lieu à la production d’une Charte de bonne gouvernance démocratique censée engager le président de la République, Macky Sall, alors signataire. Cette charte sera remise au gout du jour lors des dernières élections présidentielles après avoir largement inspiré les travaux de la Commission Nationale de Réforme des Institutions (CNRI). Dans le même temps, des missions locales d’observation des élections seront mises en place par les OSC. Ce qui fera émerger ou renforcer le rôle et les missions des OSC (COSCE) attachés aux idéaux d’une République démocratique, aux enjeux de bonne gouvernance et des droits humains faisant de leurs représentants, des acteurs incontournables du jeu démocratique local. Ces OSC vont également (se) nourrir de nouvelles ambitions de souveraineté africaine et s’inscrivent dans une perspective dé-coloniale qui émerge ou est présentée comme une volonté des populations africaines. Des cadres de réflexion autonome sous forme de think tanks, des ONG spécialisées dans la gouvernance des ressources naturelles, vont produire des évidences scientifiques qui viendront alimenter les échanges entre État, citoyens et société civile. Leur rôle de médiateurs et leur reconnaissance par les citoyens vont se sédimenter au point que ponctuellement des initiatives, des formes d’engagement citoyen, regroupant les acteurs de la société civile dans leur diversité et leur pluralité émergent, se développent, se redéfinissent, se redéployent au gré des contextes… politiques notamment en temps de crises. L’exemple le plus récent en date reste la plateforme « Aar Sunu Election » lors des dernières élections présidentielles qui est née de la volonté du report de l’élection présidentielle de 2024, par le Président sortant, Macky Sall.

Cartographie

D’une manière générale, les organisations formelles de la société civile sénégalaise sont largement basées dans les centres urbains, dans la mesure où elles sont souvent l’émanation des organisations de citadins et de lettrés produits par l’école occidentale. Selon les moyens dont elles disposent et les vocations qu’elles se donnent, elles interviennent à l’intérieur du pays et en milieu rural et contribuent au renforcement des associations communautaires de base qui sont leurs principaux bénéficiaires. Cependant, beaucoup d’organisations ethniques et religieuses se sont rapidement modernisées pour répondre aux exigences légales qui leur permettent de fonctionner en conformité avec les lois en vigueur, tout en utilisant les médias et les outils technologiques pour faire passer leurs messages, mobiliser leurs partisans et influencer les décisions.

Dans ce contexte, la différence entre OSCs formelles et OSCs traditionnelles tend à s’amenuiser, au profit de la différence dans les domaines d’interventions. Ainsi, la plupart des OSCs réunies au sein du CONGAD sont actives dans les différents secteurs sociaux du développement (santé, éducation, assainissement et autres services sociaux de base) et s’intègrent tant bien que mal dans un schéma relationnel avec l’Etat et le marché qui correspond aux orientations dégagées par le Consensus de Washington. Les programmes qu’elles mettent en œuvre visent surtout à contrôler et à influencer les politiques mises en œuvre par l’Etat, à renforcer les capacités des bénéficiaires à défendre leurs intérêts à travers des approches participatives, et à appuyer les initiatives de projet de développement à l’échelle locale.

Les contraintes et limites

La société civile sénégalaise a contribué à l’amélioration de la bonne gouvernance au niveau central comme au niveau local. Elle a travaillé dans le sens de l’approfondissement de la démocratie, de la construction d’un Etat de droit et de la protection des Droits de l’Homme. Cependant, dans certains cas, elle présente un profil de fonctionnement semblable à des organisations politiques : faible renouvellement des instances de gouvernance et conquête du pouvoir. Certains responsables des Organisations de la Société Civile se servent de tels appareils pour accéder à des stations du pouvoir ou pour contrôler et s’accaparer des ressources. D’autres ont emprunté la voie inverse : après avoir été politiques, ils se sont « réfugiés » dans la société civile. Pour ces cas précis, il est nécessaire de reconfigurer la société civile au Sénégal en en faisant des entités neutres dont la mission est de veiller à un exercice régulier et équitable du pouvoir.

Du fait de la diversité de ses acteurs, les contours de la société civile sont difficiles à tracer. Ce qui peut en faire une entité traversée par la confusion avec des pratiques bureaucratiques nébuleuses, plutôt orientés dans le sens des préoccupations d’une certaine élite et non vers une prise en charge de la forte et réelle demande des populations. Toutefois, il se manifeste une nouvelle conception de la Société Civile avec les nouvelles générations, qui veulent jouer leur rôle dans l’équilibre du climat politique, la distribution équitable des ressources, la prévention et la gestion des conflits, l’installation d’un Etat de droit, la réforme des mécanismes de désignation des représentants du peuple et la participation effective des citoyens dans le management des affaires qui les concernent.

Le concept de société civile se caractérise en Afrique et au Sénégal par le flou sémantique qui l’entoure. Cela se traduit par la difficulté à en définir ses contours, ses composantes et son contenu. Longtemps incarnée par une élite en déconnexion avec les réalités sociales sénégalaises, elle a eu du mal à se démarquer de la gouvernance politique et à s’imposer comme un véritable contre-pouvoir. Bien sûr l’émergence de nouveaux mouvements dits de société civile peuvent laisser envisager que celle-ci va contribuer à l’éveil d’une nouvelle conscience citoyenne du fait de la diversité des profils d’acteurs se positionnant comme défenseurs de la cause civile ou plutôt citoyenne.

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