CSM, LA PRÉSENCE DU PRÉSIDENT EST COMME UNE FORME DE VIOLATION DE LA SÉPARATION DES POUVOIRS

par pierre Dieme

Maitre Pape Djibril Kanté est un avocat sénégalais établi au Canada, spécialiste en gestion des collectivités locales. Il est actif dans les débats politiques et s’intéresse aux questions liées aux droits humains et contractuels. Sympathisant du Pastef, il a travaillé pour la réussite du Projet porté par Ousmane Sonko, estimant que ce dernier est le mieux placé pour relever les défis du pays. Dans cet entretien avec ‘’EnQuête’’, il donne son avis sur les affaires judiciaires du pays, les contrats pétroliers, les nominations et les cent jours de Diomaye à la tête du pays.

Le Projet vendu aux Sénégalais par le Pastef n’est toujours pas prêt. Comment appréciez-vous cela ?

Techniquement ou dans une quelconque instance, je n’ai pas participé à la rédaction du Projet, même si je peux avoir, par des moyens détournés, fait des inputs, des avis que je peux partager, mais il faut comprendre que c’est un parti qui existe depuis 2014. Depuis, ils sont présents sur la scène politique. Ils déclinent leur vision, leurs discours dans tous les domaines quasiment. Le président Sonko était à l’Assemblée nationale et combien de fois n’a-t-il pas exposé sa vision ?

Donc, les Sénégalais ont largement eu le temps d’absorber et de digérer son discours, son programme, sa vision. Peut-être que c’est pour cela que les gens n’ont pas eu de difficultés à le choisir et ont eu le temps qui leur a permis de connaître réellement la personne et savoir vers où elle veut nous mener. Cela explique aussi quelque part malgré la diabolisation, une certaine fébrilité autour de lui, les attaques, etc.

Les gens ont su faire la part des choses entre ce qui l’est, ce qu’il veut pour le pays et comment il veut y aller. Maintenant, quand on arrive au pouvoir, c’est sûr qu’il y a des ajustements à faire.

Si on prend l’ancien régime qui est venu en 2012, c’était le « Yonou Yokuté ». Mais une fois au pouvoir, il y a eu des ajustements à faire parce qu’on est dans le cadre d’une coalition et il y a une nouvelle réalité. On va redéfinir et recadrer un peu la vision globale, la mettre sur orbite avec des experts ou des éléments nouveaux qu’on va  y intégrer ou d’autres éléments à élaguer.

Mais clairement, on est dans les temps d’une rédaction beaucoup plus affinée, pointue par rapport surtout aux nouvelles réalités qu’on va trouver dans le pays.

Globalement, les gens savent où ils vont. On n’est pas avec des gens qui découvrent avec une feuille blanche. Des gens qui ont attendu le jour de leur élection pour réfléchir sur quoi faire. Non ! Ces gens savent où ils vont.

D’abord, l’on sait qu’ils ont blanchi sous le harnais. Ils sont des experts dans leurs domaines. Ce sont des fonctionnaires qui ont eu une longue carrière, une grande connaissance de l’État. Ce qu’on ne sait pas souvent, c’est que bien qu’ils étaient dans l’opposition, notre pays est rempli de patriotes. On n’aurait jamais pu arriver à de tels résultats si l’on n’avait pas des patriotes à l’intérieur de l’État.

Vous pensez que c’est le temps approprié pour écrire ?

Le président et son équipe peuvent très bien prendre leur temps. Entre le « Yonou Yokouté » et le PSE, il y a du temps de formation. On n’aura pas besoin d’aller payer des milliards pour rédiger quoi que ce soit. Les gens ont le temps. Le seul souci, c’est qu’on n’a pas le temps de vulgariser ça parce que le pouvoir et les événements ont fait que les gens n’avaient pas le temps d’échanger des idées. On était dans une posture de légitime défense par rapport à des agressions multiples. À l’Assemblée nationale, il n’y avait pas de débat d’idées, ces dernières années, mais des échanges d’invectives. Dans le débat national, c’était des problèmes extrajudiciaires ou judiciaires. Mais rien qui nous renvoyait vers des débats sérieux, fondés sur les idées.

En somme, Sonko n’est pas quelqu’un qui n’est pas en mesure de livrer la marchandise, puisqu’il a écrit depuis des années des ouvrages où l’on peut aller puiser des informations. Le programme Pastef est tellement éloquent, étoffé qu’il suffit aux gens d’ouvrir leurs livres, les parcourir, voir ce qui est proposé aux Sénégalais pour être édifié.

Maintenant, comme je dis, dans tout programme, il y a des ajustements et dans ce pays tout est priorité.

On parle aussi de la renégociation des contrats pétroliers. En tant qu’expert est-ce une bonne idée ?

On parle de renégociation parce qu’il y a un préalable où les conditions de signatures ou les obligations de chacune des parties, selon beaucoup de Sénégalais, n’était pas très en faveur du pays. On estime qu’une certaine personnalité de l’ancien régime a donné la part trop belle, pour x raisons, à nos partenaires. Mais la renégociation, que cela soit dans le domaine pétrolier ou dans un autre, elle est possible. On nous avait dit que les partenaires risquaient de se retirer. Mais dans le cas des contrats pétroliers, la renégociation est quelque chose de très récurrent, parce que ça fluxifie. Les situations peuvent changer. Les partenaires peuvent réajuster leur prétention. Surtout que dans ce domaine, il se trouve manifestement que les anciens dirigeants du Sénégal n’avaient pas sauvegardé nos intérêts de la meilleure des façons.

Donc, on vient avec une nouvelle posture, de nouveaux arguments. Les partenaires techniques et financiers pétroliers  savent où sont leurs intérêts. Est-ce qu’ils sont prêts à engager un bras de fer face à un pays où ils ont investi ? Comme on dit, il vaut mieux une bonne entente, une bonne négociation qu’un procès. Ils savent très bien ce qui est raisonnable sur le marché, quels sont les prix et les prétentions. On n’est pas là pour dire qu’on va tout casser, mais juste pour dire que vous venez exploiter nos ressources, voici ce qui est raisonnable comme prétention de notre part et qui est légitime et vous en avez pris trop.

Donc, il faut un rééquilibrage et c’est dans leurs intérêts, vu que de toute façon, on arrivera au terme de ces contrats. À un moment, si cela ne nous arrange pas, on va dire que le contrat est arrivé à son terme et on va chercher d’autres gens. Est-ce que ça les arrange ? Je ne le pense pas, parce qu’une fois qu’ils sont là et ont fait leurs investissements, on est censé aller vers des partenariats assez longs qu’on espère mutuellement satisfaisants. Chacun est parfois obligé de prendre sur soi, ajuster ses prétentions sans léser les autres. On ne dit pas qu’on va les chasser, léser, mais réajuster dans une logique de gagnant-gagnant. Les autres le savent et je pense même qu’ils sont dans l’optique d’ouvrir les négociations et d’acquiescer.

Tout dépend du domaine, mais je ne vois pas un partenaire avec tous les investissements consentis se braquer parce qu’on veut revoir certaines choses. Ce n’est pas toujours une question d’argent, mais d’image. Quelle est l’entreprise qui a envie d’aller dans un procès et une ronde de négociations où les médias internationaux vont savoir dans quelles conditions nébuleuses ont été signées telle et telle chose ? Ce n’est pas bon pour le business. Des fois, pour garder une bonne réputation, il vaut mieux lâcher du lest.

La réforme de la justice a été au cœur du Projet. Il y a eu les Assises de la justice et il a été question, au cours des discussions, de la présence du chef de l’État au Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Quel est votre avis sur la question ?

J’ai l’impression qu’on réduit la réforme de la justice à la présence du chef de l’État au Conseil supérieur de la magistrature. Alors que tant s’en faut. Aujourd’hui, je pense même que la première des réformes et l’une des  plus fondamentales est la réforme du système judiciaire. Il faut une refonte totale du système judiciaire. Il faut réconcilier les populations à leur justice, les justiciables avec leur justice. Qu’il la connaisse et la définisse. C’est quoi, quelle justice, voulons-nous ? Comment voulons-nous qu’elle nous traite ? Par rapport à cela et tout ce que nous avons eu comme problèmes ces dernières années, la justice a eu une très grande responsabilité là-dedans. Malheureusement, la vérité est que le chef de l’État de l’époque, dans son agenda politique, a utilisé la justice pour arriver à ses fins. C’est vraiment vers la fin, quand il n’en pouvait plus, qu’il s’est retourné vers les conseillers (Conseil constitutionnel).

Il y a une refonte totale à faire pour une indépendance. Cette dernière ne se réduit pas au président qui peut donner des injonctions ou qui peut influer sur le cours de la justice. C’est une approche multisectorielle autant en prenant des mesures statutaires légales qui font que le président ne peut pas influer une fois qu’un juge est nommé sur le cours, processus de la justice. Je donne le cas où un juge est saisi d’un dossier et qu’il commence à le traiter, comme c’était le cas de la Crei, que le président ne puisse plus émettre un juge qui est déjà saisi tant que l’instance de son dossier n’est pas terminée. C’est une forme d’indépendance.

Le fait aussi que le juge ne puisse pas avoir la latitude d’interpréter de façon élastique les termes de la loi est une forme d’indépendance. Il faut comprendre que l’indépendance de la justice n’est pas pour le magistrat, c’est pour les justiciables, parce qu’à partir du moment où le justiciable est un peu à la merci, soit d’une interpellation instable large libérale de la loi dans tous les domaines, on est dans une insécurité juridique.

Donc, on a besoin d’un magistrat, juge ou d’un décideur qui doit être dans des conditions à ne pas être influencé, ni techniquement ni statutairement, une fois qu’il est sur le banc et qu’il agit, par qui que ce soit. Aussi, que son indépendance soit garantie de façon matérielle et financière. Je pense que c’est réglé. Mais aussi qu’on ne puisse pas influer sur sa carrière par crainte d’une décision qui peut être favorable ou pas aux politiques.

Donc, la présence du président en tant que tel au conseil n’est pas obligatoire, mais je peux comprendre que certains puissent concevoir qu’il le faut parce qu’on n’est pas à un niveau de maturité dans nos institutions qui font qu’on ne peut plus se passer de lui. Mais dans un système normal, il faut une séparation des pouvoirs Judiciaire, Exécutif et Législatif. Quelque part, pour moi, la présence physique du président la République est comme une forme de violation de cette séparation. Pour moi, une fois qu’il est nommé, il doit se retirer. Mais cela suppose aussi que l’institution judiciaire ait les reins assez solides, soit assez mature pour pouvoir se réguler de l’intérieur. Sinon, on va renvoyer une image qu’on dit tout le temps : la République des juges. Ça aussi, ça se règle par la loi.

En effet, il faut de la même façon que le président ou l’Exécutif ne s’immisce pas dans la fonction de la justice, il ne faut pas non plus donner un chèque en blanc aux juges pour qu’ils puissent faire tout et n’importe quoi. La loi, en ce moment, vient les encadrer. Eux, ils n’inventent pas la loi, ils l’appliquent. C’est à la loi d’être très claire, de mettre les balises, de dire ce qu’un juge peut faire et ne peut pas faire. Donc, il faut que les juges soient responsables. Les immunités des juridictions, une certaine confraternité donnent parfois l’impression d’être une caste, un groupe qui est au-dessus de la loi. Alors que ce n’est pas le cas. À partir du moment, n’importe où sur le spectre politique, les gens se disent « ‘nous ne sommes pas au-dessus de la loi et que c’est la loi qui est au-dessus de nous », je pense qu’on est protégé. C’est en ce moment qu’on pourra parler véritablement d’indépendance de la justice.

La régulation de certains propos sur les réseaux sociaux a été annoncée par le PM. Comment cela pourrait-il se faire ? Est-ce possible ?

Tout dépend de ce qu’on met dans le contenu. C’est clair qu’on ne peut pas laisser un domaine aussi important sans régulation. On est à l’ère des technologies et les réseaux sociaux font partie de la vie de tous les jours. Donc, c’est un pan de la vie de la société qu’on ne peut plus laisser en jachère avec un développement incontrôlé. C’est sûr qu’il faut réguler, mais qu’est-ce qu’on va réguler ? On peut réguler des activités économiques à travers les réseaux sociaux et Internet. Qu’est-ce qu’on veut faire ? Est-ce qu’on veut mieux encadrer la liberté d’expression qui est un droit fondamental, car il faut que les gens puissent s’exprimer ? Je pense qu’il n’y a pas de nouveautés. Les réseaux sociaux ne sont rien d’autre qu’un canal qui est accessible à tout le monde. Ce qui n’était pas le cas avant. À l’époque, pour qu’on puisse s’adresser à un public large, il fallait les médias classiques, la presse. Aujourd’hui, c’est éclaté. On quitte la société des médias pour une société de l’immédiateté. Donc, comme on dit, les gens ont leur « télé cii poche ». Ils sont tous accessibles. Ça vient avec une certaine responsabilité. Je pense qu’on a des outils qui nous permettent de réglementer le tout. Il ne faut pas aller dans une extrême rigidité dans la régulation, mais c’est quelque chose qu’il faut qu’on ne puisse pas laisser faire.

Maintenant, si ça renvoie un peu aux intervenants qui ont des propos extrêmes ou jugés offensants, c’est déjà pris en compte par la loi. Que cela soit par les réseaux sociaux ou la presse classique, ça va être sous le coup de la loi. Les gens doivent respecter la liberté d’expression, quelque chose à laquelle je crois fortement.

On sent aussi de plus en plus des voix discordantes du Pastef qui fustigent certaines nominations et/ou absence de nominations ? Risque-t-on de voir des membres fondateurs se révolter contre le tandem Diomaye-Sonko ?

Pourquoi les gens devraient être frustrés parce qu’ils ne sont pas nommés ? Le président de la République, de par ses fonctions, habilitations et pouvoirs, nomme qui il veut. D’abord, on nomme une personne en qui on a confiance. Ensuite, le président vient juste de démarrer ses activités. Comment est-ce que tout le monde peut être nommé tout de suite à une place déterminée ?  Non ! On le laisse dérouler. Il ne doit rien à personne. Ce sont les Sénégalais qui l’ont élu. Qu’on lui laisse le temps de choisir son équipe. Il a un État, une machine lourde. Ce n’est pas un balayage qui se fait automatiquement. Même aux USA où on connaît le système d’administration, il y a un phénomène de balayage. Ça se fait selon un tempo qui est bien déterminé.

Par ailleurs, je peux comprendre que certaines personnes aient des ambitions. Je n’ai rien contre. Mais on ne peut pas s’en prendre à un président qui a beaucoup de choses à faire par ailleurs, qui doit prendre son temps pour savoir où il met les pieds, où il va. Ce sont des emplois fonctionnels et non de la fonction publique qui sont régis par un statut. Donc, il va les recruter parce qu’il a confiance en eux, parce qu’ils croient au projet et veulent travailler à sa réussite. Donc, laissons-lui le temps de faire le bon choix. Certainement, il y a des gens qui pensent qu’ils peuvent le faire, qui remplissent les critères. Encore faut-il qu’on lui laisse ce temps de courtoisie pour qu’il puisse savoir quoi faire. Il n’y a aucune pression, aucun dû. Il nomme qui il veut, quand il veut. De la même manière, il va les révoquer, habilité quand il veut, comme il veut sans aucune justification. Le président n’a de comptes à rendre à qui que ce soit à ce niveau.

Comment appréciez-vous les 100 jours de Diomaye à la tête du régime ?

Moi, je ne suis pas dans le fétichisme des chiffres. Cela ne veut rien dire. On est à l’échelle d’un mandat de cinq ans. Cent jours, c’est le quart d’une année. Même un exercice, c’est sur 12 mois. Donc, à la limite, on va dire que pour un an, on va essayer de faire un bilan de la première étape. Trois mois sur un mandat de cinq ans, c’est extrêmement prématuré. Là on commence à voir certaines têtes qui émergent parce qu’il vient de finir de mettre en place son équipe. On n’a pas le temps d’évaluer objectivement ce qu’il fait, ce qu’il n’a pas fait. C’est sûr qu’il y a des décisions qui sont attendues. Il y en a certaines qui n’ont pas une incidence financière forte, mais qui sont attendues parce que justement on sort d’un traumatisme.

Les gens ont une attente forte de changement dans la magistrature parce que les gens pensent, et à raison, parce que la justice a fait du mal, que certaines têtes devraient disparaître et que des comptes doivent être rendus par les gens de l’ancien régime, parce qu’ils ont géré un pays et ils doivent rendre compte. Les populations ont exprimé ce besoin de façon très forte à travers les résultats de l’élection.

Oui, on prend le temps, mais il faut prendre le temps de bien faire les choses sur des questions judiciaires parce qu’on ne peut pas tomber dans les travers du passé où on a orienté des poursuites à la va-vite. On ne respectait pas les procédures sur des gens et finalement on se retrouvait devant des impasses. Je pense que trois mois, honnêtement, c’est peu, très tôt pour évaluer quoi que ce soit.

Si je vous dis que tout est bon alors qu’on est dans une conjoncture qui fait que finalement, ça va orienter les choses autrement. Je pense qu’un pays c’est un gros navire et ce n’est pas lors des premiers milles marins qu’on va dire il prend la bonne direction, alors qu’on est en phase de pousser et puis il faut accompagner, leur donner un temps. Ce n’est pas raisonnable ni crédible de commencer à encenser le président ou le critiquer fortement parce que cela ne repose sur rien.

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