Dans un éditorial intitulé « Viatique pour nos jeunes nouveaux « maîtres » rédigé au lendemain de l’accession à la magistrature suprême de Bassirou Diomaye Faye, j’avais dit que je respecterai la règle non écrite des 100 premiers jours qui veut qu’on laisse à tout nouveau pouvoir le temps de s’installer, de prendre ses marques avant de le juger. Je me suis astreint à cet engagement malgré tout ce qui s’est passé dans ce pays depuis le 2 avril dernier. Si on me demandait mon appréciation globale sur les premières mesures du nouveau pouvoir, sur ses pas initiaux et les actes déjà posés, j’emploierais la formule qui fut celle de Georges Marchais, un défunt secrétaire général du Parti communiste français (PCF). Marchais, donc, interrogé sur le bilan des pays du « socialisme réel » avait répondu : « il est globalement positif ! » Autrement dit, et pour parler du Sénégal, dans ce qu’ont fait le président de la République et son Premier ministre — puisqu’une dyarchie semble s’être installée au sommet de l’Etat —, il y a du bon et du mauvais même si le positif l’emporte sur le négatif. Du moins, selon ma perception.
Parmi les bons points on peut mentionner la lutte contre la spéculation foncière, les mesures prises pour contrer la hausse des tarifs des transports routiers à la veille de la Tabaski, la tenue des Assises de la justice, le paiement des dettes des fournisseurs de semences et d’engrais, l’augmentation du budget de la campagne agricole et les mesures prises pour que les intrants parviennent à leurs véritables ayants droit, la baisse des prix des denrées, l’attitude de fermeté face aux meuniers. Il y a aussi le début de mise en œuvre d’une diplomatie de souveraineté et, en particulier, le recentrage du cercle de nos amitiés sur l’Afrique. Sans compter la sobriété qui semble s’être installée à la tête de l’Etat. De ce point de vue, le fait que plus de trois mois après le changement de régime il n’y ait pas encore de fondation de Première dame est plutôt de bon augure. Encore qu’on voit mal comment deux fondations auraient pu être créées étant donné que l’actuel chef de l’Etat a deux épouses. De même, la famille présidentielle n’a pas—du moins pour l’instant—envahi l’espace public. Mais surtout, surtout, aussi bien Bassirou Diomaye Faye qu’Oscar Sierra ne semblent pas vouloir s’enrichir personnellement. A ce que je sache, ils sont intègres et ont la volonté de changer positivement ce pays, de rompre ses liens de dépendance avec l’étranger.
Cela dit, les Sénégalais attendent encore que les fruits tiennent la promesse des fleurs. Pour l’essentiel, ce sont les gens de l’ancien régime qui sont toujours en place et les institutions dénoncées comme « inutiles » et « budgétivores » et dont la suppression avait été promise fonctionnent comme si de rien n’était. Avec les mêmes figures vomies du système Benno Bokk Yaakar (BBY). L’Assemblée nationale est toujours aux mains de la camarilla de cette dernière coalition. Toutes ces institutions continuent de vivre grassement aux frais du contribuable et la République est toujours bonne fille pour les hiérarques du régime du président Macky Sall. Surtout, la reddition des comptes promise à cor et à cris reste une promesse non encore honorée. Pis, les nouvelles autorités prennent tout leur temps pour traduire devant la justice les satrapes qui ont pillé nos sociétés nationales, détourné les deniers de la Nation, dilapidé nos ressources, ont ordonné ou exécuté le meurtre de dizaines de jeunes gens qui ne faisaient que manifester pacifiquement etc. Il est vrai que le président Bassirou Diomaye Faye et son Premier ministre ont fort à faire pour dégoupiller les bombes à retardement et éviter de sauter sur les mines enfouies par le chef de l’Erat sortant. Avançant en terrain miné, ils sont obligés de faire très attention à là où ils mettent les pieds. Surtout que la nouvelle opposition, disposant de moyens financiers inouïs et de solides relais médiatiques, ne fait pas mystère de sa volonté de mener une contre-révolution.
Il n’en reste pas moins que le duo Diomaye-Sonko a pris des mesures qui sont sujettes à caution ou qui poussent à lui instruire un procès en impréparation. Cet amateurisme a transparu surtout dans les nominations où, franchement, il y a beaucoup de tâtonnements et d’approximations. Le copinage et le népotisme affleurent dans certaines d’entre elles. Mais surtout, ce qui inquiète, c’est cette volonté de « pastéfiser » le management des sociétés et agences nationales ainsi que les directions centrales de l’Administration. Des hommes et des femmes qui n’ont pas le profil de l’emploi sont promus à des responsabilités manifestement trop lourdes pour eux. Leur seule mérite, c’est l’appartenance à Pastef ou d’être passés par la case prison voire d’avoir été sanctionnés pour leurs activités politiques ! Or, les états de services militants ou antécédents carcéraux pour raisons politiques ne sauraient valoir brevets d’aptitudes aux hautes fonctions étatiques ou managériales !
Ne pas « ennahda-iser » notre administration !
Entendons-nous bien : dans toutes les grandes sociétés démocratiques, il y a ce qu’on appelle le « spoil system ». Lisons la définition qu’en donne l’encyclopédie Wikipedia : « Le système des dépouilles est un principe selon lequel un nouveau gouvernement, devant pouvoir compter sur la loyauté partisane des fonctionnaires, substitue des fidèles à ceux qui sont en place. Cette tradition permet de régénérer les élites de la haute administration en incorporant souvent des profils très spécifiques… » Lorsqu’il y a eu une levée de boucliers au lendemain des premières nominations effectuées par le président de la République Bassirou Diomaye Faye — qui, en vertu de la Constitution, nomme aux emplois civils et militaires —, nous avions écrit dans ces colonnes qu’il était parfaitement fondé à mettre en œuvre son « spoil system ». Cela, nul ne saurait lui en dénier le droit. Tout ce qu’on lui demande, c’est de veiller à choisir les bons profils et non pas à « ennahda-iser » notre Administration ! Quand les islamistes du parti tunisien Ennahda ont accédé au pouvoir, ils ont non seulement fait exploser les effectifs de la Fonction publique mais surtout ils ont responsabilisé des cadres de leur parti notoirement incompétents. Au bout de quelques mois, ils ont été chassés par les Tunisiens. Je rappelais d’ailleurs sous forme de mise en garde cet épisode tunisien dans mon « Viatique pour nos jeunes nouveaux « maîtres » d’avril dernier.
Dans ce même éditorial, je disais comprendre que ces derniers soient tenus de récompenser ceux qui avaient mené avec eux la lutte pour l’accession au pouvoir du « Projet ». Voici ce que j’écrivais à ce propos : « Certes, des centaines voire des milliers de militants ont investi dans le « Projet », que ce soit sur le plan intellectuel, sur le plan matériel ou surtout financier, s’ils ne se sont investis physiquement. D’aucuns parmi eux ont payé leur engagement par l’emprisonnement, la perte de leur emploi ou la privation de revenus. Je ne parle évidemment pas de ceux qui ont été tués. Tous ces gens veulent donc un retour sur investissement et leur part du gâteau. Ils exigent leur place au banquet de la République. C’est normal, légitime puisqu’ils ont misé et gagné. Ce n’est donc que justice qu’ils soient rétribués. Seulement voilà, il faudra faire la part des choses et trouver le juste équilibre entre la nécessité de récompenser les militants et les alliés, d’une part, l’impératif de produire des résultats au niveau de l’Etat de l’autre ! » Tout est question de juste mesure et il ne faut point trop en faire en matière de propulsion de cadres « patriotes » aux « stations » (comme disait Idrissa Seck) de l’Etat ! Entre les institutions politiques comme l’Assemblée nationale ou le Conseil économique et social, les personnels subalternes des ambassades, quelques postes de second ordre dans les sociétés nationales, des marchés publics, des financements au niveau d’organismes comme la Der et j’en passe, les fonctions de chargés de missions ou conseillers spéciaux, les présidences de conseils d’administration,…il existe des possibilités infinies pour un parti au pouvoir de récompenser la fidélité militante de ses affidés. Encore faudrait-il veiller à ne pas installer un régime des anciens combattants ! Dans certains pays du continent qui ont dû mener des luttes de libération nationale, les anciens maquisards, une fois l’indépendance obtenue, se sont partagé les postes de responsabilités alors qu’ils n’avaient aucune aptitude à gérer. Résultat : des Etats en faillite. Il faut que les promoteurs du « Projet » évitent de reproduire ce schéma dans notre pays. Pour obtenir des résultats, ils doivent aller chercher les meilleurs où qu’ils soient : dans Pastef s’il y en a, dans la nouvelle opposition pourquoi pas pourvu qu’ils ne traînent pas des casseroles, dans la diaspora. L’essentiel, c’est de faire gagner le Sénégal. Pour cela, à défaut de placer la barre plus haut que les présidents Abdoulaye Wade et Macky Sall, au moins la mettre au même niveau qu’eux !
Soyons justes : le président et son Premier ministre ont fait de très bons choix pour ce qui est des forces de défense et de sécurité en nommant les généraux Martin Faye et Mame Thierno Ndour à la tête de la Gendarmerie et de la Police, en promouvant pour la première fois un cadre maison pour diriger l’Administration pénitentiaire, en revenant à l’orthodoxie à la Banque Agricole et à la BNDE pour mettre des banquiers professionnels aux commandes de ces deux établissements à la place des inspecteurs des impôts et domaines, en choisissant le secrétaire général de la Senelec pour en faire le directeur général etc. La liste n’est pas exhaustive. Pour ces cas-là, ils ont eu la main heureuse.
Par contre, il y a eu des nominations calamiteuses qui font douter dans certains milieux pourtant très bien disposés à leur endroit de leur aptitude à bien s’entourer. Et, donc, à pouvoir diriger ce pays. S’agissant du gouvernement, on s’attendait à une équipe de pros immédiatement opérationnels, force est de constater que, trois mois après, certains ministres se cherchent encore. A comparer avec l’équipe du nouveau Premier ministre britannique qui s’est mise à la tâche dès le lendemain de sa formation !
A mort les vieux !
Au chapitre des mauvais points, l’économie qui ne bouge toujours pas. Ne parlons pas de décoller ! Encore que trois mois, ça soit trop peu pour faire quoi que ce soit. Mais le problème c’est qu’il n’y a pas de visibilité, pas de direction claire. Tout est bloqué et les TPE-PME-PMI sont à l’article de la mort. Là aussi, je ne suis pas surpris puisque j’avais prévu cette situation dans mon « viatique ». « Dette stratosphérique, recettes en berne, dépenses qui explosent, masse salariale exponentielle, subventions ruineuses…Le tableau est effrayant. Il faudra effectuer des coupes claires pour ne pas dire qu’à court terme, un ajustement structurel nous paraît inévitable. Pour cela, il faudra tenir un langage de vérité aux populations dès le départ en leur faisant une présentation sans fard de l’héritage en matière économique pour leur faire accepter d’inévitables sacrifices ». Voilà ce que j’écrivais et c’est exactement ce qui se passe mais les nouvelles autorités rechignent à tenir un langage de vérité aux populations. Au contraire, elles font dans le populisme à quatre sous, caressent nos compatriotes dans le sens du poil, promettent en dépit du bon sens de raser gratis, font entrevoir des lendemains qui chantent sans dire que ceux-ci sont impossibles sans que les Sénégalais se (re)mettent véritablement au travail et apprennent à se discipliner. Un populisme qui les pousse à jouer les vertueux et innocents travailleurs contre les patrons pourris et sans cœur, à miser sur les jeunes au détriment des vieux qui doivent dégager, à draguer les ambulants et autres acteurs de l’informel responsables de tout le bazar dans nos villes etc. Le jeunisme, donc, et au rebut les vieux… sauf si ce sont des marabouts.
Il me semble aussi que les deux hommes forts du pays ont toujours tendance à se considérer comme des inspecteurs des impôts plutôt que comme le président de la République et le Premier ministre ! Parfois, des amis, dont je sais qu’ils ont ardemment soutenu le « Projet », m’appellent : « khana tu ne peux pas parler à tes gosses-là ? » J’ai beau leur expliquer que, bien que j’aie soutenu leur lutte, je ne suis pas un « maggu Pastef » et je ne murmure pas aux oreilles des nouvelles autorités de ce pays, mieux que je n’ai pas eu l’honneur de parler à un seul de ces braves jeunes gens — à l’exception d’un coup de fil échangé avec mon jeune frère, le général Jean-Baptiste Tine, ministre de l’Intérieur, pour un rendez-vous finalement avorté —, j’ai beau leur dire tout cela mes interlocuteurs ne me croient pas. C’est pourtant la stricte vérité.
Bassirou Diomaye Faye et Ousmane Sonko n’en sont qu’au début de leur « règne ». C’est donc normal qu’ils commettent des maladresses à la manière d’un enfant qui apprend à marcher et qui multiplie les chutes avant de se relever à chaque fois. Ils ont donc la possibilité de redresser la barre, de corriger certaines lacunes car, comme disent les Wolof, « bant bu toyé la ñu koy jubanti ». Autrement dit, c’est avant qu’il ne sèche qu’on peut redresser un bout de bois !
Pour me résumer, ils ont fait beaucoup de bonnes choses en 100 jours mais aussi, nul n’est parfait, commis des boulettes. Néanmoins, si on devait demander au sévère correcteur que je suis de les noter, je leurs donnerais une note de 12/20 assortie de l’appréciation suivante : « Bien, mais peuvent mieux faire » !
* Redressez légèrement la barre.