Les conditions de réussite du nouveau régime sont intrinsèquement liées à un changement majeur des comportements.
La perspective de l’exploitation du gaz et du pétrole, des richesses minières de notre sous-sol, la réappropriation de nos ressources maritimes, de même que l’ardent désir de souveraineté des nouvelles autorités, ne sauraient être à elles seules les conditions d’une émergence du Sénégal.
En effet, quelle que soit la légitimité de la rupture souhaitée par le peuple, celle-ci ne peut s’opérer qu’à des conditions où chaque citoyen sénégalais prenne conscience qu’il reste et demeure au centre du processus transformationnel.
Ainsi donc, en paraphrasant le Président John F. Kennedy, tout citoyen devrait, à cette étape cruciale des mutations institutionnelles qui s’opèrent, se demander ce qu’il devrait faire pour son pays, afin de rendre plus aisée la tâche des nouvelles autorités, de les accompagner dans la mise en œuvre diligente du projet qu’ils ont largement plébiscité au soir 24 Mars dernier.
A cet égard, le débat public relatif à la gouvernance doit d’abord questionner les contre-valeurs d’une société dont les obstacles au développement découlent largement de ses propres comportements.
De cette introspection, il apparaîtra nettement que l’incivisme et l’incivilité de nombre de nos compatriotes dépassant tout entendement, devraient être au cœur des préoccupations collectives.
En effet, il n’est point besoin d’être socio-anthropologue pour constater avec moult regrets, l’indiscipline notoire de certains de nos compatriotes, qui s’exprime quasiment à tous les strates de la société et dans tous les secteurs d’activités.
Le non-respect des valeurs et règles les plus élémentaires en termes de comportements civiques est plus que factuel. Ceci, à travers l’anarchie qui règne presque partout, notamment en milieu urbain. Les exemples sont légion.
A commencer par l’utilisation des réseaux sociaux devenus présentement un bassin de rétention des débatteurs de caniveaux où dominent invectives et insanités. Rappelant à bien des égards, les querelles de mégères autour des bornes fontaines. Des « spécialistes » autoproclamés interviennent avec audace et effronterie sur tous les sujets, dans tous les domaines, violent les règles d’éthique et de déontologie les plus élémentaires et faisant au passage du métier de journaliste et de chroniqueur, la fonction la plus « usurpée » aujourd’hui au Sénégal. Leur piètre prestation conforte assurément les propos de l’écrivain italien Umberto Eco, affirmant que : « Les réseaux sociaux ont donné le droit de parole à des légions d’imbéciles qui avant, ne parlaient qu’au bar et ne causaient aucun tort à la collectivité. On les faisait taire tout de suite. Aujourd’hui, ils ont le même droit de parole qu’un prix Nobel. »
Un autre aspect tout aussi visible de ces dysfonctionnements de notre société réside dans nos comportements en milieu urbain. Aujourd’hui, le phénomène le plus frappant et le plus inquiétant dans nos villes est sans conteste l’utilisation anarchique des cyclomoteurs qui offrent un spectacle à la fois indigne et affligeant de conducteurs qui violent allègrement les exigences du code de la route. Tels des anguilles, ils se faufilent avec insouciance entre les voitures et sont régulièrement à l’origine de graves accidents. Le défaut de port du casque est devenu une flagrante banalité. Pis encore, nombreuses sont les agressions des citoyens par des délinquants souvent primaires à bord de cyclomoteurs. Pourtant, l’utilisation de ce type de véhicule est soumise à l’obligation de disposer d’un permis de conduire de catégorie B et de l’immatriculation de ces moyens de transport auprès des services techniques de l’Etat.
A côté de « ces engins de la mort », la valse des charrettes sur des artères à grande circulation fait désormais partie du mobilier urbain, tout comme ces véhicules de transport curieusement dénommés « Taxis clando ».
Tous ces désagréments s’imposent à tous les usagers, en dépit des efforts consentis en matière de mobilité urbaine, et sur fond de violation des dispositions réglementaires prévues à cet effet.
Si l’on ajoute à ce décor l’occupation anarchique des trottoirs par toutes sortes de commerces et une véritable invasion des grandes artères, jusqu’au niveau de l’autoroute à péage…par des marchands à la sauvette, des véhicules de transport bondés jusque sur les marchepieds, l’on mesure le danger permanent, la grave menace de ce cocktail explosif sur notre société.
La bombe sociale symbolisée par la circulation en milieu urbain est composée d’ingrédients étonnants et détonants. Mendiants et enfants errants se disputent la chaussée qui souffre d’accueillir autant de désinvolture.
Trouver des solutions à ces problèmes et tant d’autres de même nature préoccupante, est devenue une urgence nationale.
Pour rappel, une étude récente révèle, concernant les accidents de la route au Sénégal, que plus de 80% des causes sont liées à « des comportements humains ». Un euphémisme pour désigner simplement l’indiscipline de nos concitoyens.
Il ne s’agit point d’éliminer ces moyens de transport , car ils correspondent effectivement à un besoin d’une catégorie sociale, mais il urge d’y mettre de l’ordre, de lutter contre l’anarchie dont ils font l’objet.
Sur un tout autre registre, le domaine public maritime est spolié en violation flagrante des dispositions en vigueur en la matière, les espaces publics sont « clochardisés » avec l’installation anarchique de garages de toutes sortes, de vendeurs de meubles et produits recyclés importés, y compris même des matelas déjà utilisés dans des hôpitaux et hôtels d’Europe. Ce qui constitue une réelle menace en matière de Santé publique.
Cette anarchie s’installe bien souvent sous le regard complice de certains maires de commune, peu soucieux de l’environnement et du cadre de vie de leurs mandants.
Trouver dans nos cités un jardin public pouvant servir de lieu de détente et d’attraction pour les enfants, revient aujourd’hui à chercher une aiguille dans une botte de foin.
Conséquence, la chaussée est littéralement transformée en terrain de jeux avec tous les risques d’accident.
Le phénomène de la corruption, les trafics de toutes sortes en matière de drogue, de devises, les agressions des citoyens par des voyous en plein jour et en pleine rue, la pollution sonore dans les marchés et lieux publics, de même que les barrages systématiques de rue à l’occasion de cérémonies familiales, pourtant soumis à des autorisations préalables, sont devenus monnaie courante.
Quant à cette mendicité agressive si proche du racket, les automobilistes en font les frais au quotidien et en plein centre-ville .
Pourtant il existe des pays africains, notamment dans le Sud du continent, où ces genres de comportements inciviques existent certes, mais y sont rares parce que sévèrement punis. Les contrevenants s’exposent à de fortes amendes et en cas de récidive, ils peuvent même encourir une peine de prison.
Malheureusement, tous ces phénomènes évoqués ici, ne sont que des échantillons d’actes d’indiscipline et de comportements à bannir , si nous voulons accompagner la dynamique de rupture initiée par les nouvelles autorités.
Persister dans l’incivisme les obligerait, via la délégation de pouvoir conférée par le peuple, de passer du temps à corriger des imperfections collectives en lieu et place d’une concentration sur l’essentiel de leurs missions régaliennes. Tant il est vrai que tous ces dysfonctionnements sont incompatibles avec la mise en œuvre d’une véritable politique de développement du Sénégal.
COMMENT METTRE FIN À TOUTE CETTE ANARCHIE ?
Dans un premier temps, il ne serait indiqué de ne pas adopter une approche autoritaire, avec un usage brutal et abusif de la force publique.
Il faut plutôt esquisser en amont une stratégie de sensibilisation, selon une démarche qui impliquerait fortement, entre autres, les médias publics comme privés, ainsi que les acteurs culturels. Qu’il s’agisse des radios, télévisions ou des journaux et réseaux sociaux, les troupes de théâtre, les Asc de quartier, les messages de rappel citoyen doivent être permanents à travers les différents supports de communication de masse, tout en évitant surtout de donner à ces actions une connotation politicienne.
Par ailleurs, les curricula d’instruction civique dans les établissements scolaires et universitaires, inspirés du fond de nos valeurs culturelles, devraient être systématisés et valorisés.
Ce travail de sensibilisation pourrait être confié à une structure dédiée à la promotion d’une culture civique (un service civique national) qui serait logée à un niveau stratégique, pour lui conférer le poids institutionnel nécessaire à l’accomplissement de sa mission.
A côté du volet sensibilisation, le non-respect des règles et principes qui doivent guider le comportement citoyen, doit faire l’objet de sanctions, sans discrimination de la part des services publics habilités.
Il y a manifestement une forte corrélation entre l’état de développement d’une nation et le niveau d’élévation de l’esprit civique de ses citoyens. Dans ce sens, les pays asiatiques sont des nations de référence.
L’on ne peut pas déléguer à un pouvoir l’autorité de nous diriger, pour ensuite avoir des comportements de nature à entraver l’exercice de sa mission.
L’image de ces jeunes en pleine possession de leur potentiel physique qui sillonnent les rues de la capitale, longent les grandes artères de la ville, est insupportable, dans un pays qui dispose de terres arables, d’eau et de soleil, vecteur d’énergie propre. Ils sont là à risquer courageusement leur vie pour revendre des fruits et légumes produits au Maroc… par des jeunes du même âge. Issus pour la plupart du monde rural, il serait judicieux de les aider à se reconvertir dans les métiers porteurs de l’agriculture, de l’élevage et de la pisciculture.
L’actuel ministre, en charge de l’agriculture et de l’élevage qui capitalise une expérience avérée en entreprenariat agricole , pourrait certainement leur indiquer la voie à suivre.
Ces exemples d’attitudes à bannir ne sont hélas qu’une infime partie des comportements qui ne sauraient accompagner la rupture envisagée par les nouvelles autorités du pays.
La conscience de chaque citoyen doit être son propre gendarme, face à ses exigences vis-à-vis de la société.
Ce n’est pas le lieu de s’ériger en donneur de leçons, encore moins d’évoquer un passé nostalgique.
Les règles de comportement citoyens et civiques et les sanctions qui les accompagnent doivent s’imposer à nous tous. Sans exception ! Même s’il peut nous arriver de les enfreindre volontairement ou non.
La justice et les forces de l’ordre ont, entre autres missions traditionnelles, de réguler le fonctionnement de notre société, afin de garantir à chaque citoyen la possibilité de vivre en paix, en harmonie et en sécurité, dans un environnement propice à son épanouissement.
Abdoul Aziz TALL
Ancien Directeur général du BOM
Ancien ministre