Les rapports se suivent et se ressemblent, dénonçant un enrichissement illicite en bande organisée au détriment du peuple. Pour l’économiste Meissa Babou et l’expert Elimane Kane, il urge d’en finir avec cette impunité qui gangrène la gouvernance.
Les rapports des corps de contrôle (Cour des comptes, Inspection générale d’Etat, Office national de lutte contre la fraude et la corruption) ont révélé de véritables scandales économiques et financiers dans la gestion des responsables de différentes structures publiques et parapubliques. Un pillage des deniers publics qui indisposent les Sénégalais, soucieux de voir les nouvelles autorités y mettre fin. Définitivement ! Sud quotidien livre les positions de l’économiste Meissa Babou et du président de Legs Africa, Elimane Haby Kane sur cette mal gouvernance presque… endémique.
Meissa Babou, économiste : « Une véritable catastrophe financière »
L’économiste et enseignant à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, Meissa Babou, est désappointé par le carnage financier révélé par les rapports des organes de contrôle (Cour des comptes, Inspection générale d’Etat, Office national de lutte contre la fraude et la corruption (Ofnac). « On ne pouvait pas croire, face à une armada de contrôle aussi variée qu’on pouvait en arriver là », s’est-il d’abord étonné avant de laisser entendre que c’ « est une véritable catastrophe financière sous nos yeux ». Et de poursuivre qu’aujourd’hui, il va falloir faire dans un premier temps l’état des lieux pour en avoir une idée nette de ce qu’il faut faire. Et l’économiste d’espérer voir une suite à ces rapports. « Je crois que le nouveau régime contrairement au précédent ira plus loin cette fois-ci ». Parce que tel est « l’engagement pris vis-à-vis des populations », tient-il à souligner. Dans cet engagement, il donne crédit au nouveau régime car jusqu’à « preuve contraire, ils y sont ». Convaincu que les nouvelles autorités ne feront pas faux bond, il dira : « Premièrement, ils avaient promu de déclassifier tous les rapports, et les transmettre au procureur (justice). Ce qui est en train de se faire ». Et de faire savoir qu’il appartient au procureur, à son tour, de les transmettre aux juges concernés pour engager des poursuites. Franchement, « c’est une histoire rocambolesque de détournement de deniers publics qui a profité à un groupuscule politico-maraboutique qui a fini de polluer aussi bien les finances publiques que les terres », dénonce l’économiste et enseignant à l’Ucad. Mais, « cette fois-ci, on peut espérer que c’est la bonne »,relève-t-il avant d’affirmer avec fermeté : « Cette forfaiture ne passera plus ». Et d’autant plus, a dit Meissa Babou, que cette manne financière appartient à tous les Sénégalais. Par conséquent, « ils doivent y accéder à travers les secteurs sociaux de base et de qualité comme les écoles, les universités, les hôpitaux, l’eau, l’assainissement, le bon cadre de vie, les infrastructures de transports ». A l’en croire, « il faut arrêter cette saignée financière et se mettre définitivement sur la voie de l’éthique et de la vertu », comme envisagé par les nouvelles autorités. Pour l’économiste, ce qui est dramatique, « ce sont les dépenses engrangées par l’Etat et qui ne profitent pas aux ayants droit ». Et cela tout simplement parce que des « gens véreux ont choisi librement de défier l’Etat au nom de l’impunité », clame-t-il.
Cependant, il va de soi qu’on n’arrête pas « la mer avec ses bras »,reconnait-il. Aussi a-t-il fait comprendre qu’il ne suffit pas « d’avoir le dispositif répressif sans effets tel que connu jusqu’ici mais convaincre par la diffusion de ces rapports annuellement et que tous les coupables soient punis au vu et au su de tous ». Et l’économiste de soutenir qu’on n’a pas un problème d’institutions mais d’hommes crédibles et suffisamment culotés pour garantir le droit. Pendant longtemps, « nous avons été gouvernés par des hommes sans éthique, sans aucune dignité, sans moralité », regrette Meissa Babou. Et cela du sommet au niveau inférieur de l’Etat. A présent, a-t-il signifié, « le peuple attend des tenants du pouvoir de siffler la fin de la récréation pour amorcer la voie du développement durab le qui passe inéluctablement parle travail bien fait, le respect du bien commun, l’honnêteté, la transparence, la justice, l’intégrité… ».
Un carnage financier qui date
Par ailleurs, l’économiste Meissa Babou a tenu à rappeler que le carnage financier au Sénégal ne date pas d’aujourd’hui. A l’en croire, quand le premier président de la République du Sénégal, feu Léopold Sédar Senghor quittait le pouvoir, il savait que les gens détournaient beaucoup d’argent. En réponse, il a filé le tuyau à son successeur Abdou Diouf qui, automatiquement pour combattre politiquement et par ricochet endiguer la criminalité économique et financière, créait la Cour de répression de l’enrichissement illicite (Crei). Cette juridiction ad hoc a obligé « certains même de mes parents à quitter définitivement le pays », a dit l’économiste. Parce qu’Abdou Diouf avait ce « caractère assez méchant, comme aimait le dire Senghor », a-t-il dit. Parla suite, « des dignitaires religieux se sont rués sur lui », explique-t-il. Conséquence : « il a laissé tomber après avoir pu régler certains comptes », fait-il savoir. Depuis lors, la Cour des comptes et l’Inspection générale d’Etat (Ige) font leur job mais sans suite. Après l’ajustement structurel, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (Fmi) ont fait leur come-back (retour) en insistant sur la nécessité de promouvoir la transparence, notamment le recours à l’appel d’offre international. Une façon de contrecarrer ces manquements. Dans le même sillage, le président Abdoulaye Wade créait, lui, la Commission nationale de lutte contre la non-transparence, la corruption et la concussion (Cnlcc). Laquelle commission sera remplacée sous Macky Sall par l’Office national de lutte contre la fraude et la corruption (Ofnac) qui n’a pas fait grand-chose en termes d’attentes.
Elimane Haby Kane, présidentde Legs Africa : « L’absence de sanctions administratives puis judiciaires a ouvert la boite à pandore»
Le consultant en gouvernance et développement international, sociologue et manager, par ailleurs président de Legs Africa (Leadership, Ethique, Gouvernance, Stratégies pour l’Afrique) est d’avis que l’absence de sanctions est à la base du carnage financier continu au Sénégal.
«Les gens allaient réfléchir plusieurs fois avant de commettre un forfait s’il y avait des sanctions systématiques administratives puis des sanctions judicaires ».
Et Elimane Haby Kane d’arguer : « Quand les rapports sont publiés et que des personnes sont épinglées pour faute grave, pour non-application de la loi, pour détournement et enrichissement illicite entre autres, on devrait prendre des sanctions conservatoires immédiates au plan administratif avant même les poursuites judiciaires. Car, s’ily avait des sanctions conservatoires immédiates contre ces larcins, ils ne récidiveraient pas. Mais, il n’y a jamais rien. Au contraire, dans certains cas, si ces personnes incriminées sont des politiciens, elles sont adoubées, renforcées par des nominations à des postes plus importants. On a même vu des rapports dans lesquels, l’organe de contrôle recommande des sanctions administratives à prendre immédiatement du genre le relèvement à son poste contre par exemple des Directeurs généraux qui ont commis des fautes de gestion mais cela n’a jamais été fait par l’autorité ».
Or, relève-t-il, « Dans le cas des fautes de gestion graves, la sanction administrative conservatoire devait être automatique. Quand le Premier ministre de l’époque nous avait reçu après la publication du rapport de la Cour des comptes sur la gestion du Covid-19, je lui avais clairement recommandé devant ses ministres et d’autres membres de la société civile, de demander au président de la République de prendre des sanctions administratives conservatoires contre toutes les personnes qui ont été incriminées dans ce rapport en attendant les poursuites judiciaires. Mais, il n’a jamais fait ça. Et c’est ça qui encourage ces pratiques de mal gouvernance. Car, s’il y avait des sanctions systématiques administratives puis des sanctions judicaires, les gens allaient réfléchir plusieurs fois avant de commettre un forfait ».
Jean Pierre Malou et Nando CABRAL GOMIS