Une nouvelle loi dépourvue de base légale

par pierre Dieme

Le scrutin qui devait permettre de désigner le successeur du président Macky Sall à la fin de son « second et dernier » mandat, le 02 avril 2024, ne se tiendra plus.

A quelques heures du début de la campagne électorale pour la présidentielle qui devait se tenir vers la fin de ce mois, le président Macky Sall a signé le décret n° 2024-106 du 3 février 2024 abrogeant le décret n° 2023-2283 du 29 novembre 2023 portant convocation du corps électoral. La conséquence directe d’une telle décision c’est l’annulation pure et simple de l’élection présidentielle du 25 février 2024. Le scrutin qui devait permettre de désigner le successeur du président Macky Sall à la fin de son « second et dernier » mandat, le 02 avril 2024, ne se tiendra plus. Pour mieux l’enterrer, l’Assemblée nationale a voté, hier nuit, en mode « fast-track» une nouvelle loi constitutionnelle du président de la République qui reporte le scrutin jusqu’au 15 décembre prochain.

Pour mieux camper le débat juridique, « Le Témoin » quotidien vous rappelle que la signature du décret n° 2023-2283 du 29 novembre 2023 portant convocation du corps électoral était fondée sur:

D’une part, l’article 30 de la Constitution qui dispose que : « Trente-cinq jours francs avant le premier tour du scrutin, le Conseil constitutionnel arrête et publie la liste des candidats. Les électeurs sont convoqués par décret » Et

D’autre part, l’article LO.137 du Code électoral selon lequel «Les électeurs sont convoqués par décret publié au Journal officiel au moins quatre-vingts jours avant la date du scrutin ».

Qu’il le veuille ou non

Selon les spécialistes, la signature du décret portant convocation du corps électoral résulte d’une compétence liée, c’est-à-dire que le détenteur du pouvoir de signer ledit décret, en l’occurrence le président de la République, est obligé de prendre l’acte, « qu’il le veuille ou non ». La compétence est « liée » car elle est encadrée par d’autres textes qui déterminent et encadrent l’action de l’autorité compétente. En ne prenant pas à date échue le décret portant convocation du corps électoral, le président de la République violerait la Constitution et la Loi électorale par omission ou abstention, en abrogeant ledit décret, il commet une violation par commission ou action.

Si l’article 30 de la Constitution et l’article LO.137 du Code électoral obligent le Président de la République à signer le décret portant convocation du corps électoral dans des délais bien encadrés, il n’y a aucun autre texte de la Constitution ou de loi, électorale ou autre, qui lui donne le pouvoir d’abroger ou d’annuler le dit décret. En effet, en abrogeant ou en annulant le décret, ilse décharge de son obligation « liée », ce qui, juridiquement, est une absurdité.

Certains commentateurs et autres juristes du dimanche avaient invoqué l’article 52 de la Constitution. Bien que le Président de la République se soit abstenu d’invoquer directement ce texte dans son discours inattendu à la Nation du samedi 3 février 2024, il a toutefois, à certains moments, subtilement paraphrasé certains termes du texte constitutionnel pour tenter d’en tirer des arguments. L’article 52 de la Constitution dispose ce qui suit:

« Lorsque les institutions de la République, l’indépendance de la Nation, l’intégrité du territoire national ou l’exécution des engagements internationaux sont menacées d’une manière grave et immédiate, et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ou des institutions est interrompu, le président de la République dispose de pouvoirs exceptionnels.

Il peut, après en avoir informé la Nation par un message, prendre toute mesure tendant à rétablir le fonctionnement régulier des pouvoirs publics et des institutions et à assurer la sauvegarde de la Nation ». Il ne peut, en vertu des pouvoirs exceptionnels, procéder à une révision constitutionnelle. »

A ce jour, il n’y a aucune menace grave qui puisse justifier le recours à l’article 52 !

Or à ce jour du 5 février 2024, il n’y a aucune menace grave et immédiate au Sénégal, les pouvoirs publics et les institutions fonctionnent normalement, il n’est noté aucune interruption. Pour preuve, le président de la République, lui-même, a évoqué dans son discours à la Nation « des délibérations en cours à l’Assemblée nationale réunie en procédure d’urgence »

Par ailleurs, si le président de la République dit que le Sénégal « porte encore les stigmates des violentes manifestations de mars 2021 et de juin 2023, notre pays ne peut pas se permettre une nouvelle crise », c’est qu’il a bien conscience qu’au moment où il parlait, le Sénégal n’était pas en crise.

Il est d’ailleurs révélateur que, dans son discours à la Nation de samedi dernier, le président de la République ne se soit pas prévalu des dispositions de l’article 52 de la Constitution.

Il est aussi utile de faire remarquer que cet article 52 de la Constitution in fine prévoit expressément la possibilité de reporter la date des scrutins, toutefois cela concerne exclusivement le cas de dissolution de l’Assemblée nationale, donc pour les élections des députés. Et, même dans ce cas, « la date des scrutins fixée par le décret de dissolution ne peut être reportée, sauf cas de force majeure constaté par le Conseil constitutionnel ».

Un seul cas de report de l’élection présidentielle est prévu par l’article 29 de la Constitution. Il s’agit du « cas de décès d’un candidat ». Mais même pour ce cas, le président de la République n’a pas le pouvoir de prendre un décret pour reporter l’élection présidentielle. Selon la Constitution, « les élections sont reportées à une nouvelle date par le Conseil constitutionnel. »

En réalité, l’acte posé par le président de la République n’est pas un report, il s’agit d’un fait hautement plus grave. Le report est l’action de remettre à un autre moment, à une date ultérieure. Avec le décret n° 2024-106 du 3 février 2024 abrogeant le décret portant convocation du corps électoral, Macky Sall procède, purement et simplement, à l’annulation du processus électoral. Il s’agit d’un anéantissement, d’une destruction totale, d’une réduction à néant.

En conclusion, il apparait que le décret n° 2024-106 du 3 février 2024 abrogeant le décret n° 2023-2283 du 29 novembre 2023 portant convocation du corps électoral du président Macky Sall est illégal. Ce décret, dépourvu de base légale, viole les dispositions de la Constitution. Dès lors, il encourt l’annulation par la Chambre administrative de la Cour suprême saisie conformément par les articles 74 et suivants de la loi organique n° 2017-09 du 17 janvier 2017 sur la Cour suprême.

A propos de l’obligation d’instaurer une suppléance à l’expiration du mandat du président Macky Sall le 2 avril prochain, il convient de rappeler qu’il avait prêté serment le mardi 2 avril 2019 pour un second mandat de cinq (05) ans à la tête du Sénégal.

L’expiration du mandat, le 2 avril 2024

Il avait juré devant Dieu et devant la Nation sénégalaise, « de remplir fidèlement la charge de Président de la République du Sénégal, d’observer comme de faire observer scrupuleusement les dispositions de la Constitution et des lois »

Le «second et dernier» mandat du Président Macky Sall arrive donc à expiration à la date du 2 avril 2024. Qu’adviendra-t-il à cette dernière date ? La réponse est simple : de par la Constitution et de par la loi, Macky Sall ne sera plus président de la République du Sénégal.

La décision n° 1-C-2016 du 12 février 2016 du Conseil constitutionnel est très claire à ce sujet. En effet, saisi par le président de la République suivant la lettre n° 0077 PR/CAB/MC.JUR du 14 janvier 2016, le Conseil Constitutionnel se prononçant sur la durée du mandat du président de la République a jugé :

« … que le mandat en cours au moment de l’entrée en vigueur de la loi de révision, par essence intangible, est hors de portée de la loi nouvelle ;

Considérant, en effet, que ni la sécurité juridique, ni la stabilité des institutions ne seraient garanties si, à l’occasion de changements de majorité, à la faveur du jeu politique ou au gré des circonstances notamment, la durée des mandats politiques en cours, régulièrement fixée au moment où ceux-ci ont été conférés pouvait, quel que soit au demeurant l’objectif recherché, ne peut être réduite ou prolongée ».

C’est clair comme de l’eau de roche ! La durée du mandat de Macky Sall, régulièrement fixée à cinq (05) ans au moment où il a été élu, en 2019, ne peut, quelque soit au demeurant l’objectif recherché, être réduite ou prolongée !

Comme le soutenait le Professeur Ismaël Madior Fall dans sa réponse à l’éminent Professeur Serigne Diop : « Le Conseil constitutionnel du Sénégal ne rend pas d’avis mais des décisions… Et toutes les décisions, sans qu’il y ait lieu à distinguer là où le législateur ne distingue pas, s’imposent aux pouvoirs publics en vertu de l’article 92 de la Constitution. »

L’article 92 de la Constitution dispose en effet que : « Les décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d’aucune voie de recours. Elles s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles. »

Le 2 avril prochain, donc, le mandat du Président Macky Sall prendra définitivement fin. Interrogés par « Le Témoin », des éminents professeurs de droit et juristes s’accordent à reconnaitre que le mandat en cours, pour quelques semaines encore, ne peut être prolongé. Donc Macky Sall doit partir ! Faute de tenir l’élection présidentielle, il « sera » suppléé par le président de l’Assemblée nationale, en application de l’article 39 de la Constitution.

Certains pourraient être tentés de faire valoir les dispositions de l’article 36 de la Constitution selon lesquelles « Le Président de la République élu entre en fonction après la proclamation définitive de son élection et l’expiration du mandat de son prédécesseur. Le Président de la République en exercice reste en fonction jusqu’à l’installation de son successeur. » Ce serait assurément une erreur. Ce texte est inapplicable dans le contexte actuel, simplement parce qu’en l’absence de la tenue de l’élection présidentielle à date échue, il n’y a pas « Président de la République élu » qui doit entrer en fonction, par conséquent, pas de « successeur » à installer.

La situation en cours nous mène par contre, inéluctablement, vers «l’empêchement du Président de la République » prévu par l’article 41 de la Constitution.

L’empêchement, c’est ce qui s’oppose à la réalisation de quelque chose, ce qui fait obstacle à quelque chose. C’est un obstacle à la réalisation d’un acte. En droit, c’est la situation dans laquelle se trouve une autorité de n’être pas en mesure d’accomplir les tâches de son emploi. En ce qui concerne le président de la République, l’empêchement ouvre une phase d’intérim ou autorise son remplacement.

Juridiquement, un risque d’empêchement ?

Pour le président Macky Sall, l’arrivée du terme de son mandat en cours, le 2 avril 2024, constituera juridiquement un empêchement car, de par la loi constitutionnelle, il ne pourra plus exercer les prérogatives de président de la République qui lui étaient dévolues

Les députés étaient convoqués hier lundi 5 février 2024 pour examiner une proposition de loi portant dérogation aux dispositions de l’article 31 de la Constitution. Ce texte indique la période dans laquelle doit se tenir le scrutin pour l’élection du Président de la République : quarante-cinq jours francs au plus et trente jours francs au moins avant la date de l’expiration du mandat du Président de la République en fonction, d’une part, et donne au Conseil constitutionnel la compétence pour constater la vacance du pouvoir.

En tout état de cause, quelque soit le sens du vote des députés, la loi nouvelle ne s’appliquera pas au mandat en cours du Président Macky Sall. En effet, comme l’a rappelé le Conseil constitutionnel dans sa Décision n° 1-C-2016du 12 février 2016, « le mandat en cours au moment de l’entrée en vigueur de la loi de révision, par essence intangible, est hors de portée de la loi nouvelle » !

Le Conseil constitutionnel rappelait, d’ailleurs, que « les règles constitutionnelles adoptées dans les formes requises s’imposent à tous et, particulièrement, aux pouvoirs publics, lesquels ne peuvent en paralyser l’application par des dispositions qui, en raison de leur caractère individuel, méconnaissent, par cela seul, la Constitution ».

Il est difficile que la révision constitutionnelle effectuée par les députés ne soit pas fortement entachée d’un caractère individuel dans la mesure où il est manifeste que l’objectif recherché, c’est de maintenir Macky Sall au pourvoir au-delà du terme de son second et dernier mandat. Par cela seul, les députés auront violé la Constitution de la République du Sénégal. D’ailleurs, c’est ce qui est arrivé, hier, à l’Assemblée nationale.

Sans doute, nos parlementaires ont dû oublier qu’à partir du 2 avril 2024, Macky Sall sera supplée par le Président de l’Assemblée nationale, Monsieur Amadou Mame Diop. Au cas où celui-ci, pour une raison qui lui est propre, se montrerait carent, la suppléance serait assurée par l’un des vice-présidents de l’Assemblée nationale dans l’ordre de préséance (article 39 de la Constitution).

L’empêchement du président de la République est constaté par le Conseil constitutionnel saisi par l’autorité appelée à le suppléer (article 41 de la Constitution). Celle-ci est tenue d’organiser l’élection présidentielle dans les soixante jours au moins et quatre-vingt-dix jours au plus, après la constatation de la vacance par le Conseil constitutionnel (article 31 de la Constitution).

En définitive, en vertu des dispositions de la Constitution et de la Décision du Conseil constitutionnel n° 1-C-2016 du 12 février 2016, Macky Sall est tenu de quitter ses fonctions de président de la République le 2 avril prochain.

PAR PAPE NDIAYE

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