Le prestigieux quotidien américain a publié sur son site un long article sur les récentes émeutes qui ont fait plus d’une quinzaine de morts à Dakar et Ziguinchor. Le journal s’est appuyé notamment sur les témoignages d’une demi-douzaine de manifestants blessés par balle et sur autant de rapports d’autopsie.
«Un tailleur mort d’une balle dans la tête. Un boulanger tué d’une balle dans la poitrine. Un étudiant en géographie envisageant de poursuivre ses études au Canada abattu d’une balle dans le dos.»
Le New York Times a attaqué par ce décompte macabre son article paru ce lundi sur son site et consacré aux manifestations qui ont secoué le Sénégal les 1er, 2 et 3 juin. Le trio fait partie des personnes décédées (16 selon la version officielle, 23 d’après Amnesty) dans les émeutes qui ont suivi la condamnation de Ousmane Sonko à deux ans de prison ferme pour corruption de jeunesse.
«De nombreuses familles ont découvert que leurs proches étaient décédés des suites de blessures par balle, faisant soupçonner que la police sénégalaise avait tiré sur des manifestants», constate le NYT qui a recueilli les témoignages d’une demi-douzaine de manifestants blessés par balle ainsi que ceux de parents de victimes et consulté autant de rapports d’autopsie.
L’État au banc des accusés
«L’État a tué mon frère», accuse dans les colonnes du quotidien américain Issa Sarr, le frère de Babacar, le tailleur tué à Pikine. Selon lui, ce dernier, «contraint de fermer son magasin à cause des manifestations», «a été abattu alors qu’il se tenait sur un pont surplombant des émeutiers qui acculaient des policiers à un péage».
Le Times n’a pas manqué de souligner que ce témoignage «n’a pas pu être vérifié de manière indépendante».
Pour le boulanger, Seyni Coly, et l’étudiant en géographie, El Hadji Cissé, ce sont les rapports d’autopsie consultés par le prestigieux journal qui parlent. Le premier a reçu une balle dans l’abdomen tandis que le second a pris la balle dans le dos alors qu’il revenait de la mosquée. «La balle a percé son poumon droit et est sortie de son bras», détaille le NYT, qui cite les conclusions du légiste.
Le quotidien new yorkais rappelle que «le gouvernement a rejeté les accusations selon lesquelles la police aurait tiré sur des manifestants et a déclaré avoir arrêté 500 personnes, dont certaines portaient des armes à feu». Mais il ajoute que certaines images diffusées sur les réseaux sociaux, des témoignages de proches de victimes et de défenseurs des droits de l’homme ainsi que les certificats de décès, prennent le contrepied.
«La source des balles n’est pas mentionnée sur les certificats de décès. Mais Amnesty International, qui a dénombré 23 morts, a déclaré que la plupart des victimes étaient mortes de balles tirées par la police ou des hommes armés non identifiés opérant à leurs côtés», reprend le Times, qui signale que «le ministère de l’Intérieur n’a pas répondu (à ses) demandes de réaction».
«Un exceptionnalisme remis en question»
Plongeant dans l’histoire politique du Sénégal, le NYT constate que le pays «est souvent salué comme un modèle de stabilité en Afrique de l’Ouest, mais depuis des années, la colère monte contre le Président Macky Sall et son gouvernement».
Il poursuit : «Même si le Sénégal a été confronté à des épisodes sporadiques de violence politique depuis (…) son indépendance (…), il a longtemps été fier de sa culture de la liberté d’expression et de l’existence de plusieurs partis politiques- dans une région où les coups d’État sont courants et où les dirigeants vieillissants s’accrochent à pouvoir. Mais cet exceptionnalisme a été remis en question alors que le pays fait face à sa pire crise politique depuis des décennies. Ces dernières années, les manifestations contre M. Sall sont devenues plus violentes, des opposants politiques ont été emprisonnés, des journalistes arrêtés et des maisons de presse suspendues».
Si le journal fondé en 1851 compte «le chômage et la corruption» parmi les racines du mal, il pointe également les poursuites judiciaires contre Ousmane Sonko et la question d’une troisième candidature de Macky Sall.
«En 2021, rembobine le journal new yorkais, l’arrestation de M. Sonko, à la suite d’accusations de viol par un employé d’un salon de massage, a déclenché des manifestations et fait 14 morts en six jours. Mais la réponse de la police a été plus violente cette année, selon des organisations de défense des droits de l’homme.»
Malgré sa condamnation, Ousmane Sonko n’a pas été pour le moment placé en détention. Cependant, il est contraint de rester chez lui par les forces de l’ordre, qui ont encerclé sa maison. «Il n’a pas condamné la violence, appelant plutôt à davantage de troubles», regrette le NYT.
«Je ne regrette rien»
Si le calme est revenu dans les rues de Dakar, les manifestants interrogés par le journal américain semblent déterminés à répondre à l’appel du président de Pastef. «Plus d’une demi-douzaine de manifestants hospitalisés après avoir été blessés lors des manifestations et interrogés par le Times la semaine dernière ont déclaré qu’ils continueraient à manifester contre le gouvernement de M. Sall.»
C’est le cas de Samba, «un manifestant de 23 ans qui est sorti d’un hôpital de Dakar la semaine dernière après avoir reçu une balle dans la poitrine» : «Je ne regrette rien, a-t-il confié au Times tout en préservant son nom de famille. L’injustice dans ce pays doit cesser.»
Cette détermination des jeunes manifestants inquiète leurs parents. «Que se passe-t-il si nos enfants grandissent dans un pays où la police tire sur les leurs avec de vraies balles ? Ils ne feront que créer plus d’insurgés», prédit Saly Sarr, l’une des tantes de Bassirou interrogée par le Times.
Guillaume Soto-Mayor, chercheur à l’Institut du Moyen-Orient basé à Dakar, pointe la responsabilité de la classe politique. Il confie au quotidien new yorkais : «Les partis politiques, au pouvoir et dans l’opposition, insistent rarement sur le fait que la violence n’est pas la solution ou que les institutions doivent être respectées. Ces mêmes institutions, plus récemment le système judiciaire, et leurs dirigeants ont perdu leur crédibilité.»
Guillaume Soto-Mayor, chercheur à l’Institut du Moyen-Orient basé à Dakar, pointe la responsabilité de la classe politique. Il confie au quotidien new yorkais : «Les partis politiques, au pouvoir et dans l’opposition, insistent rarement sur le fait que la violence n’est pas la solution ou que les institutions doivent être respectées. Ces mêmes institutions, plus récemment le système judiciaire, et leurs dirigeants ont perdu leur crédibilité.»
https://www.nytimes.com/2023/06/12/world/africa/senegal-protests.html