À mes confrères

par pierre Dieme

Ce n’est pas pardonnable d’être journaliste et relayer les propos des tenants d’un “troisième mandat” illégal mais avant tout immoral à tout point de vue. Ce n’est pas une question d’équilibre mais de responsabilité

Cette tribune destinée à la presse sénégalaise appelle à des prises de position éditoriales plus fermes face à la violence d’État exercée par le régime actuel.

Il est des glissements vers l’autoritarisme qu’on ne soupçonne pas mais qui se reflètent dans nos modes de pensée.

La plus illustrative d’entre elles est de pouvoir deviner qui, de nos jours, est susceptible d’être inquiété par la justice non pas pour ses propos mais pour son affiliation politique ou la contradiction du discours politique officiel.

Il faut des hommes pour matérialiser les injustices mais il y a des corps de profession pour le permettre. Si les politiques au pouvoir sont à l’initiative de cette entreprise globale de répression des opinions, il est deux entités qu’il faut tenir particulièrement pour responsables de la situation actuelle : la Justice et la Presse pour leur rôle actif ou passif, c’est selon, au service d’ambitions liberticides.

Le Sénégal a connu des jours sombres à la fin du règne d’Abdoulaye Wade avec des morts qui n’auraient pas dû être et des personnes marquées à vie par les conséquences d’une ivresse de pouvoir.

Aujourd’hui encore les mêmes déclarations incendiaires, les difficultés socio-économiques et le climat de tension encore plus exacerbé font craindre le pire.

Une tension entretenue car si le chef de l’État avait douteusement expliqué vouloir écarter tout débat nuisible à la suite de son mandat, il faut noter que sa promesse de sanctionner ceux qui iraient à l’encontre de sa ligne de conduite ne s’est globalement appliquée qu’à ceux qui ont rappelé ce que lui-même avait dit et redit très clairement : il ne pourrait se représenter en 2024.

Pourtant, ses ministres (en tête, son Premier ministre le pressant de se déclarer), directeurs d’agences publiques et partisans de tous bords, déroulent à leur aise leur agenda pour un “second quinquennat” par des pétitions, déclarations de presse et meetings, parfois en sa présence et disent se mobiliser pour concrétiser leur « unique option pour 2024 » sans que cela ne semble gêner le chef du parti.

Il ne fait donc plus aucun doute que si ce n’est sa principale option, Macky Sall se ménage encore les moyens de concrétiser une volonté de se représenter à nouveau et/ou d’écarter les concurrents sérieux à son poste. Sa récente sortie dans le média L’Express s’ajoute à une longue liste de signaux rouges.

Il est important de parler de cette troisième candidature car elle est à la source de tout. Et il convient si ce n’est déjà tard, d’anticiper les conséquences meurtrières de l’instauration d’un tel débat car à ce stade, ce n’est pas pardonnable d’être journaliste et relayer, en estimant n’être que factuel, les propos de leaders politiques qui professent un “troisième mandat” illégal mais avant tout immoral à tout point de vue. Ce n’est pas une question d’équilibre entre parties mais de responsabilité vu le passé très récent.

En d’autres termes, on ne peut pas prétendre exercer un métier ayant pour vocation de préserver la démocratie et torpiller les rares piliers sur lesquels elle repose.

Bien que nous soyons dans une période d’extrême polarisation de l’information, il ne s’agit pas d’une position partisane mais bien républicaine. Si la presse doit servir d’arbitre du jeu démocratique, s’opposer aux méthodes déloyales d’un acteur est tout sauf une interférence, surtout lorsque cet acteur utilise les puissants moyens mis à disposition de l’État contre une partie de la société.

Il s’agit donc de servir de rempart face à la machine répressive du régime actuel, préserver l’État de droit et surtout la liberté d’expression, celle-là même qui nous permet d’exercer ce métier et que le régime actuel réduit de jour en jour à néant.

Suivre des principes est parfois pénible car il implique de défendre des personnes pour lesquelles nous n’avons aucune sympathie, y compris au sein de notre profession. Aucun membre de la corporation n’est d’ailleurs épargné.

De nos jours, ne pas être inquiété pour son travail journalistique n’est pas fonction du respect des règles, tout dépend de sa capacité à gêner le projet antidémocratique qui se déploie depuis plusieurs années.

Il y a déjà eu une succession de faits marquants sur lesquels nous avons raté le coche.

La première concerne les germes liberticides contenus dans les textes régissant notre métier. Il ne faut que le moment opportun pour qu’ils soient utilisés contre les voix discordantes.

La diffusion de fausses nouvelles, la diffamation, le secret défense, les supposés outrages à l’Institution, des concepts qui ont malheureusement eu de meilleurs avocats dans la presse que ceux qui s’en prévalent pour intimider journalistes, activistes et opposants ou simples citoyens.

Heureusement qu’il reste dans les évènements politiques, des moyens de comparaison avec les risques liés à notre métier pour une meilleure prise de conscience de l’enjeu.

Interrogeons-nous, par exemple, quatre fois :

– Pourquoi faut-il, aux journalistes comme aux citoyens épris de transparence, s’entourer de toutes les subtilités possibles voire même s’autocensurer quand ils savent détenir un document, rendu confidentiel à dessein, relatant des faits d’intérêt public ?

– Pourquoi l’exigence (injustifiée) à la presse de respecter le secret de l’instruction est moins évoquée dans le débat public, les fuites de pv ici et là devant permettre à grande peine d’avaliser dans l’opinion des détentions plus qu’arbitraires et humiliantes.

– Pourquoi est-il inconsciemment considéré comme plus risqué légalement de filmer l’acte que de procéder à un racket quotidien et systématique sur les routes ?

– Alors que les moments les plus décisifs d’une nation se jouent souvent dans le secret et que dans bien des pays, on se bat et force les barrières que les gouvernants imposent pour le préserver, il n’y a rien de plus aberrant que certains, ici, justifient d’être écartés au nom d’une certaine “légalité”. À qui donc cette protection du secret sert-elle et est-ce l’essence de notre métier et d’une démocratie ?

Des carrières sont brisées, des personnes sont mortes sans qu’il ne leur soit accordé la considération qui sied en leur rendant justice et d’autres anonymes séjournent en prison car, faillite collective, échapper de nos jours aux injustices dépend du degré d’engagement de sa corporation.

Il nous faut ramener la logique démocratique et replacer l’humain au cœur de notre métier, privilégier la légitimité du but démocratique que nous poursuivons face à une légalité contraire aux intérêts du public, analyser ce que vaut et signifie le « respect » d’une Institution quand les hommes qui l’incarnent temporairement piétinent la dignité de ceux qu’ils devraient servir.

A mes confrères, il y a urgence démocratique.

Moussa Ngom

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