Le flou artistique

par pierre Dieme

Alors que la Constitution et les lois ordinaires sont censées régir les règles du jeu électoral, au Sénégal, tout semble se résumer à une simple volonté du président de la République

Les cas se suivent, mais ne se ressemblent pas. À un an de la prochaine Présidentielle, les électeurs sénégalais n’ont toujours aucune lisibilité sur la participation des potentiels présidentiables. Une incertitude totale planant sur leur candidature. La situation est rare, pour ne pas dire inédite.

Pour le professeur Moussa Diaw, c’est une véritable anomalie qu’à un an de l’élection, qu’on ne soit pas en mesure de dire avec certitude qui sera candidat. ‘’Dans une démocratie qui fonctionne correctement, soutient l’enseignant-chercheur, les principes et règles du jeu doivent être clairement établis. Et tous les acteurs ont l’obligation de s’y conformer. Malheureusement, on a l’impression que tout dépend de la volonté d’un homme ; que les opposants qui veulent participer doivent avoir le go, non pas de la justice, mais plutôt du président de la République. Évidemment, c’est source de toutes les tensions. Parce que dans une démocratie, les situations doivent être réglées par des règles préétablies. Elles ne doivent pas dépendre d’un homme’’.

Cette situation burlesque ne manque pas de peser sur l’atmosphère déjà très tendue dans l’espace public, ainsi que la préparation des différents candidats. À un an de l’élection, certains des candidats les plus sérieux ne peuvent même pas sortir du territoire national pour aller à la pêche des milliers de suffrages des Sénégalais de l’extérieur. Parmi eux, il y a le président de Pastef/Les patriotes Ousmane Sonko, dont l’un des bastions reste la diaspora.

Pour sa part, Karim Wade, lui, se dit victime d’un exil forcé, qu’il n’aurait pas le droit de rentrer pour battre librement campagne dans le pays. Pendant ce temps, Khalifa Ababacar Sall se voit contraint, à chaque étape de sa tournée politique, de clamer que rien ne peut l’empêcher d’être candidat en 2024, montrant par la même occasion la part d’aléa qui plane sur sa candidature.

Moussa Diaw : ‘’C’est la démocratie sénégalaise qui est en panne. Ce qui explique toutes ces tensions qui risquent encore de peser lourd sur ce que beaucoup considéraient jusque-là comme une vitrine. Le mal de la démocratie sénégalaise, c’est que les institutions, même si elles existent, il n’y a pas les hommes qui les incarnent, en les faisant fonctionner dans le respect des règles du jeu.’’

‘’Une gestion fortement politisée du calendrier républicain’’

Revenant sur le sujet, le Dr Moussa Diop estime que la situation est avant tout liée à une gestion fortement politisée du calendrier républicain, ainsi que des modalités de participation. ‘’Cette mainmise de la politique sur la vie républicaine, affirme-t-il, est la première responsable de la situation délétère que connaît l’espace public sénégalais et, au-delà, le pays’’. À la question de savoir quelle est la valeur de la Constitution et de la loi dans un pays où, à un an de l’élection, on attend plus la position du président sur le sort des principales candidatures que celle des juges et des textes, il rétorque : ‘’Il faut aussi savoir que notre Constitution favorise la surenchère interprétative, la querelle de basse-cour entre juristes… Ce qui finit de jeter le discrédit sur des institutions (ceux qui les incarnent) et sur une discipline (le droit) qui devient sous nos cieux une passoire sans consistance ou une arme contre toute opposition.’’

A en croire l’analyste politique, tout cela résulte de ce que beaucoup désignent sous les vocables de l’‘’hypertrophie présidentielle’’, de l’‘’hyper présidentialisme’’ ou de ‘’monarchie républicaine’’.

Cela dit, ce désordre institutionnel semble profiter à toutes les parties. ‘’Le jeu d’interprétation est dans le sens des intérêts particuliers et situationnels. Le sens de la mesure, c’est ce qu’il manque à beaucoup d’acteurs politiques’’, a-t-il souligné.

‘’Les différends se règlent par des rapports de force et non par la loi’’

Face à ces dysfonctionnements institutionnels et législatifs, les parties semblent filer tout droit vers un rapport de force pour régler leur conflit. C’est la conviction du politologue Moussa Diaw. Il affirme : ‘’Les textes sont là, mais personne ne respecte les règles du jeu. L’État utilise la force comme méthode de gouvernement pour enfreindre la loi, pour empêcher l’autre de se présenter. Ces calculs ne devraient pas exister en démocratie. On a un vrai problème par rapport à l’application des textes. Si les gouvernants donnaient l’exemple, les autres suivraient. Mais comme ils sont les premiers à les violer, les autres s’engouffrent aussi dans la brèche. Finalement, les différends se règlent par des rapports de force et non par la loi.’’

Dans une démocratie, renchérit le Dr Diop, l’idéal est de permettre une compétition ouverte avec des propositions, des profils potentiellement diversifiés. Dans le cas du Sénégal, regrette-t-il, la démocratie a certes remporté des victoires majeures, mais reste encore entravée dans sa consolidation. ‘’Certaines questions comme le parrainage constituent encore des taches noires. De même que les démêlés judiciaires de certaines figures restent problématiques. Résultat : alors qu’on devait engager des réformes économiques pour le progrès social comme dans un pays développé ou en route vers le développement, on est encore dans des réformes institutionnelles/constitutionnelles en continu.’’

Macky, Sonko, Khalifa et Karim, qui sera recalé ?

Selon les cas, les solutions envisagées seront sans doute différentes. Écartés de la Présidentielle de 2019, les camps de Khalifa et de Karim sont convaincus de pouvoir participer au  prochain scrutin présidentiel, parce qu’ils auront déjà purgé les cinq ans de privation de droits civiques prévus par la loi ; depuis 2020 pour Karim Wade, selon ses partisans. Ils n’auront donc besoin d’aucune loi pour pouvoir participer.

Pourtant, le président de la République avait donné l’air de vouloir faire voter des lois pour les ramener dans la course.

Pour Sonko, la situation semble un peu plus compliquée, car il va devoir se battre pour ne pas subir une peine privative de liberté, afin de participer aux prochaines joutes électorales.

L’autre équation majeure, c’est celle relative au candidat de la majorité. À ce jour, tout le monde semble suspendu à la décision du président. Dans le cas où il en vient à poser sa candidature, il faudra attendre jusqu’à la veille du scrutin, pour être édifié sur sa candidature, avec la décision du Conseil constitutionnel.

Mais quel impact ces incertitudes peuvent-elles avoir dans la préparation des différents états-majors ? Pour le Dr Moussa Diop, ce n’est pas aussi important, car malgré cette situation, les candidats à la candidature déroulent leur stratégie. Moussa Diop confirme et précise : ‘’Une candidature à la Présidentielle, cela se prépare. Il faut la mise  en place des équipes, la mobilisation des ressources, des stratégies à mettre en place. Tout cela ne se décide pas à la dernière minute. Même si les gens sont sur le terrain, ce n’est pas dans les meilleures conditions de préparation.’’

Mor Amar

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