Un cimetière de décisions non-exécutées

par pierre Dieme

L’ancien ministre Abdoul Aziz Tall explique, avec pédagogie, pourquoi l’Etat peine quelquefois à mettre en œuvre certaines de ses décisions, en s’appuyant sur la théorie managériale du processus décisionnel 

Les 22 mesures arrêtées à l’issue du Conseil interministériel consacré à la sécurité routière ont suscité de vives réactions, notamment dans le secteur des transports publics où des voix commencent à s’élever pour se démarquer de certaines décisions. C’est à cet effet que Sud Quotidien a interpellé l’ancien ministre et ancien Directeur général du Bureau Organisation et Méthodes de la présidence de la République, Abdoul Aziz Tall, dont la compétence est reconnue dans le Management, en particulier au niveau du secteur public. Dans cette interview, il explique, avec pédagogie, pourquoi l’Etat peine quelquefois à mettre en œuvre certaines de ses décisions, en s’appuyant sur la théorie managériale du processus décisionnel.

Monsieur le ministre, le tragique accident survenu la semaine dernière et ayant causé la mort d’une quarantaine de personnes a été suivi d’un conseil interministériel sur la sécurité routière qui a décidé d’une série de mesures. Mais à peine annoncées, certaines de ces décisions font déjà l’objet de rejet de la part des acteurs des transports publics au point que l’Etat commence à reconsidérer les conditions de leur application. Êtes-vous surpris par ce qui apparaît a priori comme une reculade ?

Je suis très peu surpris par cette situation de contestation de certaines des mesures qui ont été prises par le gouvernement et il n’est pas à exclure que d’autres acteurs impactés par les décisions de l’Etat réagissent défavorablement. Non pas que celles-ci ne sont pas bonnes, bien au contraire ! Car elles ne font que rappeler pour l’essentiel, des obligations de base devant s’appliquer à toute politique de sécurité routière

Où se situe donc le problème ?

Je doute fort que le processus décisionnel sous l’angle managérial soit l’outil utilisé pour arrêter de telles mesures.

Expliquez-vous.

Dans le processus de prise de décision, l’Etat se précipite parfois sans prendre le temps et la mesure d’étudier tous les aspects liés au caractère opérationnel des choses. Et cela est loin d’être un phénomène nouveau dans l’administration publique sénégalaise.

Pouvez-vous être plus précis ?

Vous vous souvenez que l’ancien président de la République (Abdoulaye Wade Ndlr) avait annoncé, à l’occasion d’une cérémonie de présentation des cahiers de doléances des syndicats, le 1er mai 2006, le démarrage d’un tramway pour le mois de décembre de la même année. Une telle décision relevait évidemment de la pure utopie. Le même chef de l’Etat avait décidé qu’une ville nouvelle allait être créée du côté de Mekhé ou Lompoul pour abriter le sommet de la conférence islamique qui devait se tenir à Dakar en 2007. La décision de redémarrer les navettes du bateau Le Joola qui avait été longtemps immobilisé, avait fait l’objet de nombreuses réserves de la part des techniciens de la navigation maritime au regard des risques élevés que présentait l’état du bateau. On connaît la suite tragique. Plus récemment, seul le souvenir reste au sujet de la décision déterminée du Président de la République dans la lutte contre la mendicité des enfants au tout début de son magistère. Une telle décision a été prise au lendemain du drame de la Médina où neuf adolescents avaient péri suite à un incendie survenu dans leur abri de fortune. L’émotion qui avait envahi les Sénégalais l’avait emmené à prendre des décisions qui ont révélé les limites de leur opérationnalité. La non-adhésion de certaines organisations avait vite freiné l’élan de L’État. Les décisions portant sur la baisse du coût des loyers, l’arrêt de l’utilisation des sachets en plastique, l’opération « zéro déchets », la tolérance « zéro accident  » et tant d’autres ont toutes connu des fortunes diverses. C’est donc dire qu’au fil des années, les régimes qui se sont succédé ont créé un vaste cimetière de décisions non exécutées ou inachevées.

Comment expliquez-vous ces difficultés à appliquer les décisions de l’Etat ?

Tous ces constats d’échec ou de dysfonctionnements s’expliquent généralement par la non observation stricte du processus décisionnel rationnel, tel qu’il est en vigueur en matière de sciences administratives. En effet, c’est un principe managérial établi que toute décision prise d ans un contexte d’émotion ou de précipitation, a de fortes chances de se heurter à des difficultés de mise en œuvre. Or, bien souvent, des décisions stratégiques sont prises ici dans un contexte où l’urgence recommande à l’autorité d’envisager dans l’immédiat des solutions politiques rapides. Cette précipitation évidemment n’offre aucune possibilité de mener une étude approfondie qui intègre toutes les étapes d’un processus décisionnel.

Pouvez-vous rapidement nous faire l’économie de ce qu’est un processus décisionnel ?

Lorsqu’on doit prendre une décision, il faut d’abord s’assurer que le vrai problème sur lequel la décision doit porter est bien identifié. Si l’on rate cette phase cruciale, le risque de déboucher sur une solution qui peut être bonne a priori, mais qui ne réglera pas du tout l’objet de la décision à prendre est patent. Ce n’est pas parce que Coumba Taiba refuse de donner un morceau de pain à Massamba, que celui-ci pense pouvoir régler son problème en décidant d’aller acquérir une boulangerie. Il aura certes du pain, mais il risque de se créer d’autres problèmes auxquels il était loin de s’attendre.

Généralement, les managers ont de sérieuses difficultés de mise en œuvre de leur décision, simplement parce qu’ils vont directement vers la solution en faisant fi de la nature réelle et profonde du problème auquel ils sont confrontés. C’est comme une personne qui souffre d’une douleur et qui pense que la solution est de prendre un cachet qui va le soulager de son mal. Il a certes trouvé une solution d’urgence. Pour autant, il n’a pas réglé la vraie nature de son problème qui relève de sa santé. Il est fort probable que les douleurs reviennent une fois que le médicament aura fini de faire son effet. Lorsqu’un patient va voir un médecin, ce dernier lui prescrit des analyses combinées à des questions orales. Et c’est à l’issue de tout ce processus qu’il établit un diagnostic et indique un traitement. Il y a donc une très forte analogie entre la démarche du médecin et celle du manager en matière de prise de décision.

Et quels sont les autres outils à considérer dans un processus décisionnel en dehors de l’identification du vrai problème?

Il est vrai qu’il serait long et fastidieux de les énumérer tous dans les détails, mais on peut distinguer dans cette gamme d’une part, des outils à base non quantitative qui font appel à l’intuition, aux faits, à l’expérience du décideur, à des opinions mûrement réfléchies et d’autre part, à des outils à base quantitative comme la recherche opérationnelle, la programmation linéaire, la simulation, les probabilités, l’arbre de décision, etc. Mais, il est généralement admis que la démarche qui offre le plus de succès est celle consistant à faire appel à une large collégialité, à la participation et qui est en quelque sorte la synthèse de toutes les méthodes et de tous les outils de prise de décision. Le conseil interministériel sur la sécurité routière a été certes élargi à d’autres acteurs, mais au regard des velléités de contestation il est fort probable que l’Etat soit emmené à réviser certaines de ses mesures à défaut de suspendre leur mise en œuvre immédiate telle que souhaitée initialement.

Quelles recommandations feriez-vous pour améliorer le processus décisionnel actuel de l’Etat ?

 C’est d’abord de retourner à l’orthodoxie en ayant recours aux organes d’aide à la prise de décision de l’Etat qui sont dotés d’une expertise avérée et dépositaires d’une légitimité historique. C’est le BOM dont c’est la raison d’être, l’IGE, le Contrôle Financier et la technostructure interne aux départements ministériels. Dans la pure tradition des administrations républicaines, toute décision importante que doit annoncer l’Etat fait l’objet d’un passage au peigne fin auprès de ces organes de prise de décision qui en étudient toutes les conséquences possibles dans l’immédiat et dans le futur, avant d’être portée à la connaissance de l’opinion. Aucune précipitation, aucun tâtonnement n’a de place dans cette démarche. Sinon, on risque de voir se dresser devant le décideur une avalanche de rejets et de contestations comme c’est le cas aujourd’hui avec les transporteurs. Le retour à l’orthodoxie est d’autant plus souhaitable que la véritable motivation d’un haut fonctionnaire de l’Etat réside dans l’opportunité qui lui est offerte de prendre part au processus décisionnel de son pays. C’était cela le vrai sens de l’engagement des conseillers du temps où nous intervenions au BOM.

Voulez-vous dire que toutes décisions doivent être guidées par la technostructure ?

Pas du tout ! Il faut convenir qu’il peut arriver que pour des raisons qui lui sont propres et que seul le leader peut apprécier à son niveau, ce dernier prend une décision contraire à celle suggérée par sa technostructure ou autres organismes et personnes consultés. Mais ceci relève plutôt de l’exception. Et même dans ce cas, la précaution d’en informer les collaborateurs est plus ou moins une nécessité. Une telle attitude coopérative facilite la compréhension et entretient des règles de bienséance où le fonctionnaire se sent honoré et respecté par l’autorité. Son sentiment d’estime et de considération s’en trouve renforcé à travers cette marque de confiance.

Abdoulaye THIAM

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