Le Chargé des Affaires Juridiques et de la Protection de la Rencontre africaine pour la défense des droits de l’homme (Raddho), Senghane Senghor, analyse dans cet entretien rétrospectif de l’année 2022, l’exercice des droits et libertés au Sénégal
Le Chargé des Affaires Juridiques et de la Protection de la Rencontre africaine pour la défense des droits de l’homme (Raddho), Senghane Senghor, analyse dans cet entretien rétrospectif de l’année 2022, l’exercice des droits et libertés au Sénégal. Il constate ainsi un recul démocratique du fait des nombreuses arrestations d’activistes. Jetant un regard sur la justice, il constate un pouvoir exorbitant du Parquet, à l’origine de la systématisation du mandat de dépôt, une des principales causes du surpeuplement carcéral. Senghane Senghor revient aussi sur l’affaire Pape Alé Niang et l’absence d’enquête sur les évènements de mars 2021.
Quel regard portez-vous sur l’actualité politico-judiciaire en 2022 ?
2022 peut être décrite comme une année à l’actualité politico-judiciaire remplie d’événements fortement médiatisés et souvent suivis à travers le monde entier. En ma qualité de militant des droits de l’homme, je note les arrestations d’hommes politiques et d’activistes et les multiples violations des droits de l’homme qui ne sont pas suivies, en général, de sanction. En matière de liberté, il faut souligner le rétrécissement de l’espace public, qui est d’ailleurs à l’origine de la tension quasi permanente entre les autorités administratives et l’opposition et la Société civile. Au plan judiciaire, on relève de nombreux procès d’activistes et d’hommes politiques ; mais le fait le plus marquant en la matière, c’est l’arrestation de Pape Alé Niang, journaliste d’investigation, dans le cadre de son métier. Il est important de rappeler que depuis 2005, avec l’arrestation de Madiambal Diagne dans des circonstances presque similaires, un tel fait ne s’est pas produit. Ce qui atteste du recul démocratique. Enfin, je pense à des familles de compatriotes qui vivent un drame continu dû aux décès toujours inexpliqués de François Mancabou et Fulbert Sambou mais aussi à la disparition de Didier Badji et ses conséquences.
Les défenseurs des droits humains ont longtemps dénoncé le pouvoir «abusif» du Parquet, avec les nombreux mandats de dépôt. Certaines détentions en prison ne pouvaient-elles pas être évitées ?
Au Sénégal, les pouvoirs du Parquet sont exorbitants et la facilité avec laquelle les mandats de dépôt sont délivrés a toujours été dénoncée par les militants des droits de l’homme. Car il est important de rappeler q u e , quelques soient les raisons qui justifient les poursuites, ces personnes bénéficient de la présomption d’innocence. Compte tenu des relations qui lient le Parquet à l’Exécutif et même de sa spécificité, nous demandons régulièrement à l’Etat l’institution d’un Juge des Libertés pour une plus grande impartialité dans les dossiers dont le traitement peut aboutir à un mandat de dépôt. Au-delà des mandats de dépôt, il y a une autre pratique que la fréquence a rendue ordinaire, mais qui constitue une grave violation flagrante des droits des personnes : c’est le retour de parquet qui viole les engagements internationaux du Sénégal et ne repose sur aucun texte légal.
On fait allusion trop souvent à une justice à double vitesse. Les proches du régime qui ne sont presque jamais inquiétés et des opposants toujours traqués. Quel est votre avis sur la question ?
Il vrai que la justice ne fait l’unanimité dans aucun pays ; mais, quand-même, il y a des constantes. En démocratie, les citoyens doivent garder l’espoir d’être traité équitablement devant la justice. Ce qui nous amène à dire que la perception que les citoyens ont de la justice est très importante. Et le talon d’Achille du régime qui gouverne le Sénégal, c’est qu’on a l’impression que la justice n’est efficace que quand il s’agit de traquer des opposants ou des activistes. Comment, par exemple, peut-on expliquer les nombreux opposants au régime qui croupissent en prison alors que les partisans et les souteneurs du Président se permettent des dérives qui restent impunies ?
La question de son indépendance toujours d’actualité, comment réconcilier la justice avec les justiciables ?
Avec le second et dernier mandat du Président Macky Sall, nous nous attendions à des réformes substantielles dans le domaine de la justice. Le diagnostic est clair et c’est pourquoi le Président SALL s’était engagé fermement à réformer le secteur. Mais, malheureusement, nous sommes restés sur notre faim. La prépondérance du pouvoir exécutif sur les autres pouvoirs ruine nos institutions car, en réalité, le Président de la République a tous les pouvoirs entre ses mains. La justice appelle des réformes qui sont exigées par le niveau de maturité et d’exigence du peuple sénégalais. Même si nous avons l’obligation intellectuelle de reconnaitre que nous avons de bons magistrats, de bons juges qui font correctement leur travail, nous devons reconnaitre que la place du Parquet dans notre système judiciaire en fait un acteur central qui permet à l’Etat de tout contrôler mais aussi d’influer dans un sens ou dans l’autre. D’où l’impérieuse nécessité d’encadrer les pouvoirs du Parquet et de le rendre plus autonome vis-à-vis de la chancellerie.
L’affaire Pape Alé Niang insinue une restriction des libertés de presse. Quelle lecture faites-vous de cette situation ?
L’affaire Pape Alé Niang est, dans le premier comme dans le deuxième épisode, déplorable dans la mesure où c’est une balafre sur le visage de la démocratie sénégalaise. C’est une question de principe, il faut toujours regretter l’arrest a t i o n d ’ u n journaliste dans l’exercice de son métier. Et personne ne doit se faire d’illusion, c’est l’Etat qui veut régler ses comptes à Pape Alé Niang. Pour s’en convaincre, il suffit de lire les articles visés par le Maître des poursuites à savoir les articles 139 du Code de Procédure Pénale et 255 du Code pénal. L’affaire Pape Alé Niang est un baromètre qui permet de mesurer le recul noté dans l’exercice de nos libertés. Il faut impérativement se mobiliser pour sa libération, mais rester plus regardant pour une conservation de nos acquis démocratiques.
Le Sénégal est très souvent condamné pour des violations des droits humains, ce que l’Etat rejette. Selon vous, est-ce que des efforts sont faits dans ce sens ?
Il est clair que sur le plan du respect des droits humains, le Sénégal a connu un net recul que l’Etat ne peut nier en produisant des arguments pertinents. A titre d’exemple, nous pouvons citer les nombreuses interdictions de manifestations de personnes opposées au régime et les dizaines de personnes décédées à la suite de manifestations (dont celles de mars 2021) et dont les dossiers n’avancent pas, si on se fie aux dires de leurs parents. En lieu et place de chercher des solutions à ces pratiques, l’Etat persiste dans une polémique stérile en opposant des chiffres et des articles de lois.
Alors que des Sénégalais réclament toujours justice pour les personnes tuées lors des évènements de mars 2021, à plusieurs occasions des décès ont été déplorés, y compris en détention. Sentez-vous une volonté de l’Etat d’élucider et de mettre la lumière sur ces faits qui mettent en cause des Forces de l’ordre?
Sur l’obligation qui pèse sur l’Etat d’ouvrir des enquêtes sérieuses et impartiales sur les cas de décès et de blessés de Mars 2021, je suis au regret de dire que nous n’avons pas senti la volonté de l’Etat. Or, lors de ces évènements, les preuves des violations de droits humains ont circulé partout (médias, réseaux sociaux). Il y a lieu de rappeler aux autorités que dans pareil cas, il y a un besoin de célérité pour éviter un dépérissement des preuves. Ce comportement de l’Etat n’est rien d’autres qu’une façon de promouvoir l’impunité. L’Etat est toujours dans sa logique de protection des Forces de l’ordre, même dans le cas où elles sont accusées de graves violations des droits de l’homme tels que la torture et les traitements inhumains et dégradants.
Le gouvernement a engagé des réformes notamment des peines alternatives, comme le port du bracelet électronique pour lutter contre le surpeuplement carcéral, et la réfection des lieux de détention. Pensez-vous que cela suffit pour lutter contre le surpeuplement carcéral ?
C’est déjà un effort à saluer car lorsque la personne présente des garanties de représentativité, on doit lui éviter la prison avant la condamnation définitive, sauf s’il s’agit de certaines infractions. Donc, en plus de ces mesures, les magistrats doivent davantage prononcer les autres peines alternatives, telles que le travail au bénéfice de la Société, afin de rendre effectif le principe qui veut que la liberté soit le principe et l’emprisonnement l’exception.
L’affaire dite des «Forces spéciales» a amené plusieurs personnes en prison. Qu’est-ce que vous en pensez ?
A mon avis, l’affaire dite des Forces spéciales reste «spéciales» car, selon plusieurs membres de l’opposition, cette affaire n’est qu’un prétexte pour affaiblir l’opposition et le contraire ne nous a pas été démontré depuis. Et pour des évènements moins graves, le Procureur de la République a organisé ici, dans le passé, des conférences de presse. Dans ce dossier, l’Etat doit montrer une célérité non seulement pour édifier l’opinion mais aussi pour faire respecter les droits des prévenus. Et les autorités ont les moyens de faire avancer n’importe quelle affaire ; il suffit de se référer à l’actualité judiciaire pour s’en rendre compte.
2022 a aussi été marqué par l’insécurité avec de nombreux cas de meurtres et braquages ayant viré au drame. Quelle approche sécuritaire pour dissiper la peur chez les populations?
Le premier défi de l’Etat, c’est de disposer d’effectifs en nombre suffisant pour assurer la sécurité dans tout le pays. Le deuxième défi renvoie à son obligation de rapprocher les populations des Forces de l’ordre car elles doivent travailler ensemble et dans la confiance. Malheureusement, il y a beaucoup de tensions généralement entretenues par des dérives, un excès de zèle et une impunité quasi systématique accordée aux agents qui sont soupçonnés de tortures et de graves violations de droits humains.
Fatou NDIAYE