Depuis quelques jours, une information est largement partagée dans les réseaux sociaux, une information à laquelle je ne peux vraiment pas croire et selon laquelle « les gouverneurs des 14 régions du Sénégal ont tenu réunion cette semaine au Ministère de l’Intérieur (et) ont reçu des consignes concernant le plan de fraude électorale qui sera mis en place en faveur de Bennoo Bokk Yaakaar, avec l’aide d’Antoine Diome ». Et ce plan a été ensuite largement décrit, précisé. Le président-politicien et son ministre de l’Intérieur ont beau être ce qu’ils sont, je ne croirai pas, cependant, qu’ils en arrivent à humilier leurs gouverneurs à ce point. Sans doute, y a-t-il des antécédents qui pourraient amener certains compatriotes à se poser des questions, dans ce Sénégal que je considère comme le pays de tous les possibles.
Le président-politicien et son ministre de l’Intérieur sont certainement en train de mettre en place des stratégies qui leur permettraient de favoriser largement la liste, du moins les listes de BBY. Perdre la majorité à l’Assemblée serait pour eux et pour leur coalition une catastrophe qui leur serait fatale. Ils prendront donc toutes les dispositions pour l’éviter. Et dans cette perspective, ils pourraient avoir besoin de l’appui des autorités administratives, de la Direction générale des Élections, de leurs différents élus, peut-être même de la Commission électorale nationale autonome (CÉNA), pourquoi pas du Conseil constitutionnel, le moment venu. Toutes ces probabilités me font penser aux élections rurales, municipales et régionales des 24 et 27 novembre 1996 que l’opposition d’alors, et principalement le Parti démocratique sénégalais (PDS) avaient boycottées.
Ces élections qui s’étaient très mal passées avaient connu, naturellement, un très faible taux de participation et donné lieu à d’énormes protestations, ainsi qu’à des accusations particulièrement graves contre l’administration, et principalement contre les autorités administratives (sous-préfets, préfets, gouverneurs). Naturellement, celles-ci ne pouvaient pas accepter passivement que la responsabilité de toutes les défaillances de ces élections leur fût attribuée. Ainsi, le bureau de l’Amicale des administrateurs civils du Sénégal « (chargea) son Comité d’éthique de faire la lumière sur les conditions pratiques dans lesquelles ces élections se sont déroulées ». Le Comité prit contact avec d’abord le Ministre de l’Intérieur de l’époque (Abdourahmane Sow), puis avec les autorités administratives de toutes les régions du Sénégal, alors au nombre de sept. Tout letravail accompli, le Comité dépose un Rapport de mission de six pages. Je ne le passerai donc pas totalement en revue. J’en retiendrai seulement quelques aspects, en rapport avec l’objectif de cette contribution.
Á chacune de ses étapes, la délégation de la mission met l’accent sur l’évaluation critique qui a porté sur les points suivants, qu’elle considère comme saillants :
- difficultés d’application du code électoral,
- organisation matérielle des élections,
- comportement des acteurs politiques,
- situation matérielle et morale du personnel de commandement,
- recommandation en vue d’une administration strictement république et laïque.
Le Comité développe ensuite ces cinq points et termine le travail par des recommandations. Les difficultés d’application du Code électoral ont particulièrement retenu l’attention des membres du Comité, leurs collègues du terrain rencontrés ayant été unanimes à reconnaître que « les dispositions du Code électoral comportent de sérieusesimperfections » ». Ces imperfections étaient notées à plusieurs niveaux, notamment :
- au niveau des commissions chargées de distribuer les cartes électorales :
Les présidents de commissions de distribution d’alors, nommés par les autorités administratives mais sur proposition des responsables du Parti socialiste (PS) – oui, du PS –, ne respectaient pas leurs engagements à se conformer strictement aux dispositions du Code. Le jour, précise le rapport du Comité, ils jouaient la carte de la transparence et, la nuit, ils se livraient à des pratiques très peu recommandables. Parmi celles-ci, le Comité retenait :
- distribution clandestine de cartes sans présence de l’électeur et sans présentation de pièces d’identité,
- rétention volontaire de cartes d’électeurs,
- soustraction systématiques de cartes.
- Au niveau des listes de candidatures et de déroulement du scrutin :
Ici aussi, le Comité nota de nombreuses imperfections dont je retiendrai quelques-unes. Par exemple, les délais fixés par le Code étant « humainement irrespectables, il n’était pas rares de voir une autorité, ayant assuré une permanence pour recevoir les déclarations de candidatures, ne commencer à enregistrer la première liste qu’à 5 minutes de l’heure de clôture des candidatures, sans que, d’ailleurs, cette liste ait satisfait à toutes les dispositions légales du code électoral ». Il n’était alors pas rare que, dans certains endroits, « tous les partis politiques étaient pratiquement forclos »[1].
Le Comité note aussi que « quand, par mesure de bienveillance il était accordé, en sourdine[2], un délai supplémentaire pour régulariser les dossiers, le P.S., en particulier, ne faisait preuve d’aucun empressement, convaincu qu’il était que les autorités administratives ne pourraient pas ou n’oseraient pas les frapper de forclusion ». Le Comité fait remarquer aussi avec regret que dans un délai de trois jours, les autorités administratives avaient à traiter, avec le triple scrutin que comportaient les élections de novembre 1996, environ 24.000 dossiers de candidatures. Les autorités judiciaires ne leur facilitaient pas la tâche elles qui, « de leur côté, signaient en blanc des formulaires d’extrait de casiers judiciaires pour faire face à une situation fort confuse créée par des demandes innombrables et massives »[3]. Je n’ai rien inventé, c’est bien dans le « RAPPOT DE MISSION DU COMITÉ D’ÉTHIQUE DE L’AMICALE DES ADMINISTRATEURS CIVILS DU SÉNÉGAL » que je viens de citer fidèlement. Il arrivait donc à nos magistrats de l’époque d’entrer dans le jeu des autorités administratives pour faire plaisir aux Socialistes.
La délégation du Comité a constaté les mêmes difficultés au niveau des conditions de travail, notamment à cause de l’insuffisance des moyens financiers, matériels, humains, logistiques de l’époque. On sent le regret et l’amertume de ses membres dans la manière dont ils les ont décrites, ces difficultés.
- Au niveau des comportements des acteurs politiques :
C’est ici que l’on sent le plus l’amertume des membres de la délégation du Comité. Ils se sont surtout arrêtés sur « le nombre de démêlés que les autorités administratives ont eus avec les responsables politiques et qui sont passés sous silence ». Ils considèrent même que « l’autorité était entre le marteau et l’enclume », l’opposition très agitée et remuante considérant qu’elle était aux ordres du P.S., tandis que le P.S. surexcité et désinvolte, la prenait pour son obligée. Donc, selon le Comité, « des deux côtés, le mal était infini » pour leurs pauvres collègues du terrain. Et le Comité de faire remarquer que, « contrairement à ce que l’on pense, l’autorité administrative a beaucoup plus souffert du P.S. quede l’opposition ». La suite est un aveu de taille. En effet, le Comité reconnaît que « personne ne peut contester que l’autorité administrative puisse prendre part en faveur du régime qui a eu confiance en elle et qui l’a nommée à des responsabilités stratégiques, mais notre surnom de ‘’Baay Fall’’ du régime doit se justifier sous le couvert de la discrétion totale ».Malheureusement, poursuit le Comité, « il est navrant de constater que certains responsables locaux du P.S., en dépit de leur connaissance parfaite des textes de loi, n’ont le souci délibéré de ne sauvegarder que leurs intérêts personnels ». Ce n’est pas tout. Le Comité regrette surtout qu’« à cause de l’immixtion, sans ménagement, de certains responsables politiques dans les attributions administratives, les listes de candidatures publiées par arrêté des autorités locales ont subi de nombreuses et sérieuses variations au niveau du Ministère de l’Intérieur ».
Il y a plus grave encore. Pour le Comité, l’attitude du P.S. vis-à-vis des autorités administratives a souvent manqué de loyalisme. En effet, celles-ci demandaient aux responsables locaux de leur proposer des membres de bureaux de vote qu’elles pourraient nommer et sur lesquels elles seraient sûres de compter, pour le respect strict des textes de lois régissant le Code électoral. Malheureusement « en réponse à cette marque de collaboration et de confiance, ces responsables politiques P.S. ont fourni des noms de chauffeurs, de cuisiniers, de plombiers avec des titres de géomètres, d’ingénieurs statisticiens, d’urbanistes, etc. » Certaines autorités administratives se plaignaient encore amèrement de « l’action des pouvoirs centraux qui (traitaient) directement avec des notables, sans passer par leur intermédiaire, et parfois même (recevaient) de ces notables la primeur des instructions ministérielles qui ne leur (parvenaient) que plus tard ». Le Comité a fait aussi état de l’humiliation subie par un préfet de Rufisque, « de la part d’un responsable politique P.S. qui l’a traité publiquement de ‘’faux type’’ »[4].
Les autorités administratives ne signifiaient vraiment pas grand-chose devant les responsables du P.S. Le Comité reconnaît qu’à Dakar en particulier, « s’il y a eu une pagaille généralisée (pendant les élections), c’est parce que les autorités centrales en leur qualité de responsables politiques P.S., ont mis systématiquement le gouverneur hors circui
Si ce texte n’était déjà long, je continuerais de passer en revue ce rapport et de mettre en évidence de nombreux autres aveux qui soulèvent en nous, du moins en certaines et en certains d’entre nous, des questions inquiétantes, à deux jours des importantes élections législatives. Nos autorités administratives qui vont organiser ces élections subissent-t-elles la même forte pression des responsables politiques de l’Alliance pour la République ? Ont-elles toujours avec eux les mêmes démêlés qui passent sous silence ? L’autorité administrative est-elle toujours obligée de « prendre part en faveur du régime qui a eu confiance en elle et qui l’a nommée à des responsabilités stratégiques » ? Prenez-vous part en faveur du régime en place qui, comme les anciens, a eu confiance en vous et vous a nommés à des postes stratégiques ? Votre surnom de ‘’Baay Fall’’ du régime vous colle-t-il toujours à la peau ? Vous employez-vous toujours à le justifier sous le couvert de la discrétion totale ? Si ne vous souciez que de prendre part pour le régime en place, que réservez-vous à l’État qui est au-dessus de tout ?
Continuez-vous de demander aux responsables locaux de vous proposer des membres de bureaux de votes que vous nommez ? En réponse à cette marque de collaboration et de confiance, vous proposent-ils les mêmes individus qui n’ont rien à voir avec les titres qu’ils leur font porter ? Je crois d’ailleurs, qu’à ce niveau, des réformes doivent être intervenues. Les pouvoirs centraux continuent-ils de traiter directement avec des notables locaux sans passer par vous ? Recevez-vous toujours de ces notables la primeur des instructions ministérielles qui ne vous parviendront que plus tard ? Je ne le crois quand même pas, jusqu’à preuve du contraire. Nous sommes quand même en 2022, soit 62 ans après que nous avons accédé à la souveraineté internationale ou ce qu’on présente comme tel. Les éventuelles pagailles constatées lors de certaines élections sont-elles toujours le fait des autorités centrales en leur qualité de responsables politiques, et qui mettent systématiquement des gouverneurs hors circuit ? Une dernière question : certains de vos collègues, se surpassent-ils toujours grâce, en partie, à leur esprit d’abnégation et de sacrifice, pour organiser des élections pratiquement sans moyens, et où aucun d’entre eux « ne (se dérobe) à ses responsabilités pour sauver le P.S. » ? Maintenant qu’ils ne se plaignent vraiment plus en matière de moyens, qu’ils en sont même gâtés, ne redoubleront-ils pas d’efforts pour sauver le parti gouvernemental, même s’il n’a pas, s’il est loin d’avoir l’importance de ses prédécesseurs ? Je reviens à ma première question, celle posée dès le titre de ce texte : « Sous-préfets, préfets, gouverneurs, continuez-vous de subir la même forte pression que vos collègues des années 90 ? »
Je ne le crois pas, du moins, je ne crois pas qu’ils subissent la même forte pression que leurs collègues des années 90, surtout des responsables politiques. Ce pauvre parti Alliance pour la République (APR) ne compte pas dans ses rangs des Jean Collin, des Ousmane Tanor Dieng, des Abdourahim Agne, des Mbaye Jacques Diop, des Djibo Ka ou des Daouda Sow. Ceux-là étaient de fortes personnalités politiques qui pouvaient influencer les autorités administratives et qui les influençaient effectivement. Le rapport de la mission du Comité d’éthique de l’Amicale des administrateurs civil d’alors l’a suffisamment montré. Ces personnalités n’existent paoint dans l’APR qui peut compter quand même sur le président-politicien et son ministre de l’Intérieur, le plus contesté de tous ses prédécesseurs. Ces deux-là ont sur les autorités administratives une influence qu’aucun de leurs prédécesseurs ne pouvait se permettre, même pas son ex-mentor. Pourtant . . . . . Ils usent et usent sans état d’âme de moyens colossaux et de tous ordres. Il faut être moralement très fort pour leur résister. J’ai donc de sérieuses craintes par rapport aux élections du 31 juillet prochain. L’opposition doit unir toutes ses forces pour faire face aux manipulations et aux ruses de toutes sortes qui ne manqueront sûrement pas d’entacher ces élections. Les perdre, c’est une catastrophe dont surviraient difficilement le président-politicien et sa coalition.
Pour terminer enfin, je rassure mes compatriotes administrateurs civils. Je n’ai pour eux que respect et considération, et compte parmi eux de nombreux amis dont certains sont aujourd’hui décédés (Dieu ait pitié de leur âme !). J’étais fréquent au Secrétariat général du Gouvernement pour me procurer des documents administratifs. C’est parmi ces documents et d’autres que j’ai trouvé comme par hasard le rapport de la mission du Comité d’éthique de leur amicale. Je l’ai lu, relu et n’ai pu résister à la tentation de l’exploiter pour me poser un certain nombre de questions, à deux jours des importantes élections législatives. Loolu rek, moo doon sama xalaat. Maa ngi léen di jéglu, su ngéen jáppe ne, da ma léena tooñ.
Dakar, le 29 juillet 2022
Mody Niang
[1] La plupart étaient certainement de l’opposition. C’est, du moins, mon modeste point de vue.
[2] C’est le Comité qui a souligné.
[3] Ces casiers judiciaires profitaient davantage, peut-être exclusivement aux seuls candidats socialistes.
[4] Á l’époque, on parlait plutôt de gifle, même violente. Était-ce vrai ? Je n’en suis pas sûr.