Sauver la démocratie sénégalaise

par pierre Dieme

Les locales de 1994 étaient considérées jusqu’ici comme les plus catastrophiques en termes d’organisation, mais les législatives du 31 juillet prochain risquent de porter un sacré coup à la représentation nationale

N’ ayons pas peur des mots, ne faisons pas non plus dans l’hypocrisie, mais disons-le tout de go : la démocratie sénégalaise est dans le creux de la vague. Si les élections locales de 1994 sont considérées jusqu’ici comme les plus catastrophiques en termes d’organisation, les législatives du 31 juillet prochain risquent de porter un sacré coup à la représentation nationale. Ce, à cause des forclusions record des listes de partis et/ou coalitions de partis pour diverses raisons : négligence, amateurisme, erreur, inadvertance.

«Il y a effectivement de réelles menaces d’effondrement de notre système» et «l’absence d’une représentation légitime et inclusive des citoyens sénégalais à l’Assemblée nationale», pour reprendre Alioune Tine. Sans occulter un record d’abstention qui mériterait d’être inscrit dans le livre Guinness. Une forclusion de la liste de Yewwi Askan Wi dans le département de Dakar offrirait d’emblée 7 députés à la coalition Benno Bokk Yaakar. On pouvait alors comprendre la jubilation des membres de la majorité présidentielle qui peine à s’imposer dans la capitale sénégalaise depuis l’avènement de Macky Sall à la Magistrature suprême. Alors qu’on n’avait pas fini d’épiloguer sur cette affaire politico-juridico-administrative, chaque mandataire de Yewwi (Déthié Fall) et de Benno (Benoit Sambou) annonce l’irrecevabilité de la liste adverse. Hécatombe !

Un véritable coup de massue vient ainsi de s’abattre sur le landerneau politique sénégalais. Le double filtre de la caution (15 millions de francs CFA) et du parrainage (près de 35.000 signatures par liste exigées) avait pourtant fait ses effets. Puisque si en 2017, les Sénégalais ont eu droit à 47 listes, quatre années après, seules 25 listes étaient déposées. Elles vont ensuite rétrécir comme une peau de chagrin et au décompte final, seules huit (8) Coalitions ont réussi le test. Il s’agit de ‘’Wallu Sénégal’’, ‘’Yewwi Askan Wi’’, ‘’Aar Sénégal’’, ‘’Benno Bokk Yakaar’’, ‘’Bokk Gis Gis Ligueey’’, ‘’Naatangue’’, ‘’Bunt-Bi’’ et ‘’Les Serviteurs’’. Des coalitions comme Gueum Sa Bopp, And Nawle Sénégal, And Defar Sa Gokh ; Jammi Gokh Bi de Fadel Barro, la liste Ascosen de Momar Ndao et And Jef de Decroix vont toutes passer à la trappe. Mais l’hémorragie causée par le parrainage et la parité enfonce davantage les partis et coalitions de partis. C’est dire que nous ne sommes pas encore sortis de l’auberge. Puisque des erreurs pourraient encore être décelées.

LES 7 «SAGES» ATTENDUS

«Nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude, de sa propre immoralité», dit-on en droit. Par conséquent, la loi devrait être appliquée dans toute sa rigueur. La loi est dure mais c’est la loi (lex dura sed lex, en latin). Certes ! Mais, le juge peut souvent faire preuve de pédagogie, de souplesse en créant une jurisprudence devant sauver notre démocratie. Mais aussi et surtout éviter des tensions politiques devant désagréger notre système. Nous rappelions un peu plus haut que c’est le Conseil constitutionnel qui a sauvé les élections législatives de 2017. Sur une pléthore de 47 listes, les “7 Sages” avaient alors fait dans la pédagogie en autorisant à l’électeur de ne choisir que 5 listes avant d’aller dans l’isoloir. Une telle trouvaille en violation flagrante du secret de vote et du code électoral nous avait permis de sauver la face. Sinon, des Sénégalais voteraient pendant des jours. Quid de l’arrêt de la CEDEAO ?

Au nom de la supranationalité de la loi, le juge constitutionnel dispose là d’une belle opportunité en demandant l’application de cette décision de 32 pages rendue le 28 avril 2021 par la Cour de justice de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) et portant un camouflet au code électoral sénégalais, qui avait consacré, le 25 février 2019, la réélection du président Macky Sall dès le premier tour avec plus de 58 %, au milieu d’un désert de candidatures concurrentes. «La Cour décide que les formations politiques et les citoyens du Sénégal qui ne peuvent se présenter aux élections du fait de la modification de la loi électorale [en 2018] doivent être rétablis dans leurs droits par la suppression du système de parrainage, qui constitue un véritable obstacle à la liberté et au secret de l’exercice du droit de vote, d’une part, et une sérieuse atteinte au droit de participer aux élections en tant que candidat, d’autre part», avait soutenu la juridiction de l’instance communautaire.

RISQUE DE COHABITATION

 Autre argument, c’est la cohabitation qui risque de s’imposer au Président de la République du Sénégal, Macky Sall. Un scénario catastrophe pour une démocratie encore balbutiante. Inutile de dire qu’elle hante le sommeil du Chef de l’Etat. Déjà en 2017, il avait déclaré lors d’un voyage mouvementé à Paris qu’«il y a des gens qui vont essayer toutes sortes d’alliances pour nous imposer la cohabitation. Mais, les Sénégalais ne vont pas accepter ça. Surtout dans un contexte de crise mondiale». Si cette probabilité ne s’est pas produite en 2017, elle a toutes les chances de se réaliser au soir du 31 juillet prochain. La conséquence, c’est que le Sénégal risquerait de connaître une crise inédite avec une dyarchie à la tête de l’Etat. Or, comme le disait un homme politique français, «le pouvoir ne se partage pas». C’est pourquoi, le président de la République accepte difficilement une quelconque dualité au sommet de l’Etat. Le Sénégal l’a douloureusement expérimenté avec les événements de 1962 entre Léopold Sédar Senghor (président de la République) et Mamadou Dia (président du Conseil). On connaît la suite.

Le régime parlementaire (cher aux Assises nationales) a été enterré et depuis, le Sénégal vit avec un hyper-présidentialisme vassalisant les pouvoirs législatif et judiciaire. Alors que sous la Vème République, la France a vécu trois cohabitations. La première de 1986-1988 entre MitterrandChirac. Elle avait été qualifiée de «combative». De 1993- 1995, Mitterrand encore président, Balladur Premier ministre : on a parlé de «cohabitation de velours». Enfin de 1997- 2002, entre Chirac et Jospin, c’est la «cohabitation au long cours». D’ailleurs, seul Emmanuel Macron a été réélu sans vivre un tel scénario qui confine le Président de la République à se contenter de l’article 5 qui limite ses prérogatives à veiller au respect de la Constitution ; à assurer, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’État et à être le garant de l’indépendance nationale, de l’intégrité du territoire et du respect des traités. Pendant ce temps, le Premier ministre qu’il aura choisi, va s’appuyer sur l’article 20 de la Constitution du 4 octobre 1958 encore en vigueur.

Cette disposition composée de trois alinéas stipule : «Le Gouvernement détermine et conduit la politique de la nation. Il dispose de l’administration et de la force armée. Il est responsable devant le Parlement dans les conditions et suivant les procédures prévues aux articles 49 et 50». Or, contrairement en France, au Sénégal c’est le Président de la République qui détermine la politique de la Nation. Le Premier ministre (s’il est d’ailleurs nommé) ne fait que l’exécuter. Il est plutôt le Premier des ministres, une sorte de fusible. Imaginez alors les conséquences en cas de cohabitation ? Au vu de ce qui précède, on peut soutenir qu’il y a lieu de sauver notre démocratie. Faudrait-il alors remettre le compteur à zéro en repoussant les élections ? Ou bien, valider l’ensemble les 25 listes qui étaient sur les startings-blocks avant l’écrémage ? Ou enfin prendre le risque d’appliquer la loi dans toute sa rigueur pour déboucher de facto sur une cohabitation.

Abdoulaye Thiam

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