Cette tradition visant à raffermir les liens entre la mariée et sa belle-famille est devenue une charge écrasante pour les mères des épouses
Le « yebbi » est une tradition visant à raffermir les liens entre la mariée et sa belle-famille couverte de cadeaux lors des mariages et baptêmes. Cependant, elle est devenue une charge écrasante pour les mères des épouses même si certaines en tirent un grand plaisir. Elles sont obligées de casquer fort pour « l’honneur » de leurs filles.
Le Sénégal a ses charmes et ses codes de convenance. Fatou Diop a célébré, il y a quelques mois, le mariage de sa fille aînée. Pour l’occasion, la quinquagénaire a cassé sa tirelire pour donner des cadeaux à la belle-famille de sa fille. Tissus, bijoux, fortes sommes d’argent, tout y est. On doit ravir la nouvelle famille de sa fille. Une nuit, en plein mois d’avril, dans l’un des deux pavillons dressés à l’occasion, une maman de trois filles a décaissé près de trois millions de FCfa pour combler l’assistance de cadeaux. « J’ai dû prendre les mises de mes deux tontines, soit une valeur de trois millions de FCfa, pour dilapider ça en une nuit », regrette-t-elle aujourd’hui.
Le « yebbi » est une tradition devenue un fardeau d’après Fatou Diop. La quinquagénaire explique que cette pratique avait pour but de solidifier les rapports de la mariée avec sa belle-famille. « C’est devenu difficile pour nous les mères, car nous perdons le même soir notre fille qui nous prêtait assistance dans les tâches ménagères et en même temps nous dépensons beaucoup d’argent pour lui assurer un bel avenir dans son ménage », crache-t-elle avec amertume. « Nous sommes obligées, ajoute-t-elle, de nous décarcasser pour cela, car, si nous ne le faisons pas, notre fille peut ne pas avoir un ménage épanoui ». Elle explique que la belle-fille peut même être victime de médisances de la part d’une belle-famille insatisfaite. « Il y a une sorte de concurrence qui se joue entre les mères. Chacune veut faire mieux que l’autre en donnant le maximum de cadeaux », dit-elle, peinée. Avec le temps, Fatou Diop juge que cette pratique est dévoyée, devenant un « fardeau social » pour les mères qui doivent penser à l’avenir de leurs filles.
Un « mal nécessaire »
« Si cela ne dépendait que de moi, cette pratique n’allait plus exister dans notre société », renchérit Khady Diakham d’un ton catégorique. Cette sexagénaire au corps frêle juge que le « yebbi » est une charge écrasante qui étouffe les mères même si parmi elles certaines y trouvent du plaisir. « Avant, la mère achetait juste quelques ustensiles de cuisine à sa fille et elle rejoignait tranquillement le domicile conjugal », se remémore-t-elle. Elle a eu à passer par cette « épreuve » pour le mariage de sa fille adoptive l’année dernière. Mais les 500.000 FCfa dépensées lors des épousailles lui ont laissé un goût amer. Elle en éprouve encore des remords. « En une nuit, tu flambes tout ce que tu as épargné durant des mois », dit-elle, le visage grave. La résidente de Grand Yoff travaillait dans un supermarché à Ngor et a dû piocher dans ses économies. « C’était difficile pour moi de me refaire une santé financière. Mais c’est une manière de fuir les qu’en-dira-t-on et autres humiliations », estime-telle, poussant un long soupir.
« J’ai empoché la mise de notre tontine, soit 400.000 FCfa, récupéré l’argent que me devaient des gens et reçu l’appui financier de quelques connaissances », énumère Fatou Diouf, en racontant comment elle a dilapidé ses sous lors du mariage de sa fille aînée. Agée de 67 ans, elle s’est débrouillée pour « honorer » sa fille. La commerçante avoue que c’est une « obligation » pour les mères d’agir ainsi devant la belle-famille de sa fille, un mal nécessaire.
Getzner, or, million…
« Je pense que cela contribue à raffermir les liens. C’est une pratique pavée de bonnes intentions. Elle fait partie de la téranga sénégalaise », pense Anta Ndiaye. Elle a eu à recevoir des présents lors des baptêmes de ses deux belles-filles. Des gestes fortement appréciés par cette mère de famille : « C’est une façon d’entrer dans les bonnes grâces de sa belle-famille en offrant des cadeaux à la belle-mère, au beau-père, aux beaux-frères, aux belles-sœurs et aux marraines ». Ces cadeaux l’ont émue. « Cela m’a beaucoup fait plaisir et j’étais très contente », se souvient-elle. Malgré ce bonheur, elle fustige certaines dérives rien que pour faire plaisir, au prix d’énormes sacrifices.
Magatte Ba a reçu beaucoup de cadeaux des mains de la mère de sa bru qui a eu un enfant récemment. Cela remonte à deux mois, mais elle se souvient encore des présents et de la joie immense qu’elle a éprouvée. « Elle m’a donné cinq getzner, cinq tissus brodés, cinq tissus wax, cinq thioup, des bijoux en or et un million de FCfa », énumère l’ancienne secrétaire à la Direction de l’automatisation des fichiers. La femme de 70 ans a beaucoup apprécié le geste. « J’étais agréablement surprise par ce geste », dit-elle, le sourire aux lèvres.
La contre-dot
Pour le sociologue Souleymane Lô, le « yebbi » ou la contre-dot est une épreuve par laquelle la famille de la mariée doit nécessairement passer pour rétablir l’équilibre des relations dominant-dominé, donateur-receveur dans cette entreprise sociale qu’est le mariage.
Le « yebbi », selon le sociologue Souleymane Lô, peut être compris comme une réponse à la dot qui est censée, au Sénégal, être donnée par le mari à la belle-famille. Il parle même d’une « contre-dot » à la fois libre et obligatoire. « La dot, par son caractère obligatoire en nature comme en espèce, garde perpétuellement enfouie dans la mémoire de la famille qui la reçoit la personnalité de la famille qui la donne », estime-t-il. Ce qui constitue, d’après le chercheur, une forme de domination voire une prééminence psychologique et culturelle de l’une sur l’autre, laquelle, désormais, se retrouve dans l’obligation de rendre après avoir reçu. « Sous ce rapport, le « yebbi » ou la contre-dot est une épreuve par laquelle la famille de la mariée doit nécessairement passer pour rétablir l’équilibre des relations dominant-dominé, donateur-receveur dans cette entreprise sociale qu’est le mariage », soutient M. Lô.
Ce dernier souligne que c’est par le « yebbi » qu’il est conféré à la mariée le statut social dont elle est censée jouir au sein de sa belle-famille. « C’est le prix à payer pour qu’elle ait droit d’être citée avec le respect et la dignité que les autres (belles-sœurs, belles-mères, beaux-frères et beaux-pères) lui devront nonobstant sa conduite, fût-elle des meilleures au sein d’eux », dit-il.
« Neutraliser » la belle-famille.
Cette contre-dot, autrement dit « Téranga », à l’image de la dot, est, d’après lui, l’arme avec laquelle la famille de la mariée compte neutraliser la belle-famille en la condamnant à couvrir ses yeux, ses oreilles et sa bouche au prix du bonheur de la mariée et de son accomplissement. « Ce fait est non seulement un gage de réussite du mariage de la fille mais une soupape de sécurité pour sa famille », soutient-il.
Le sociologue Souleymane Lô affirme qu’il n’y a pas de dérives coupables, car le « yebbi » est à la hauteur de la dot. « Plus la dot est importante en nature comme en espèce, plus l’est obligatoirement la contre-dot », estime-t-il. Le « yebbi » est, selon lui, l’effet de sa cause, la dot. Mieux, puisqu’elle est, elle aussi, appelée à garder dans la mémoire de la belle famille la personnalité de la famille de la mariée, cette dernière a naturellement tendance à avoir, par cette occasion, le dessus sur l’autre en marquant son territoire et en exprimant la grandeur de la famille digne d’avoir acté le mariage. « Dans ce rapport, la « téranga » constitue une forme de domination vis-à-vis de l’autre qui, par l’importance de la dot, avait déjà pris le dessus. Alors, relever un défi en vaut toujours la chandelle pour le parieur, notamment la famille de la mariée ».
Arame Ndiaye