Interpellés sur la gestion envisagée des recettes tirées de l’exploitation des hydrocarbures par l’actuel régime, Alioune Tine, Elimane Kane, Meïssa Babou et Souleymane Keïta se prononcent
Le Conseil présidentiel sur la gestion des recettes des hydrocarbures tenu, mardi dernier, au Centre international de conférences Abdou Diouf (CICAD) ne semble pas susciter l’adhésion unilatérale des acteurs du monde universitaire et/ou de la société civile. Interpellés sur la gestion envisagée des recettes tirées de l’exploitation des hydrocarbures par l’actuel régime, certains ont ainsi affiché un pessimisme notoire, à l’instar de l’enseignant-chercheur à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (UCAD), Meïssa Babou, pour qui cette initiative de Macky Sall n’est rien autre qu’un «diktat». Dans la même dynamique, son collègue Souleymane Keïta qui dit pourtant partager les idées du Président Macky Sall sur la gestion des recettes des hydrocarbures, soutient que leur exploitation «ne va pas changer grand-chose dans les 5 premières années». Quant à Alioune Tine d’Africa Jom Center et Elimane Kane de Legs Africa, ils fustigent la démarche du président de la République.
ALIOUNE TINE, FONDATEUR DU CENTRE DE REFLEXION AFRIKAJOM : «LE PRIVÉ NATIONAL EST LAISSÉ POUR COMPTE»
Le président de la fondation du Centre de réflexion Afrikajom, Alioune Tine, pense que dans tout ce qui est en train de se faire dans le secteur du pétrole et du gaz, le secteur privé national est laissé en rade. Or, pour lui, cela ne devrait pas se passer ainsi. «J’attends du concret sur le pétrole depuis qu’on en parle», a-t-il d’emblée relevé, avant de poursuivre : «Notre premier problème, c’est sans doute celui de la quantification ou alors le potentiel exact de nos ressources pétrolières, gazières, minières, en dehors de tout ce qui est dit jusqu’ici». Convaincu que le privé national a un grand rôle à jouer dans sa prise de participation à l’économie nationale, il dira : «le secteur privé national est laissé pour compte, comparativement aux pays pétroliers comme les arabes font lorsque les investisseurs étrangers arrivent, qu’il puisse établir une coentreprise ou joint-venture avec le privé national». Pour lui sans un secteur privé national fort, point de développement réel parce que, dit-il, «tout ce qui sortira de l’exploitation des ressources sera quasi exporté». D’où l’invite faite au gouvernement de soutenir davantage et d’accompagner le secteur privé national pour tirer le maximum des dividendes de ces ressources pétrolières et gazières. Présentement, souligne-t-il «nous parlons pétrole tout en oubliant que de plus en plus on tend vers l’industrie dé-carbonée». Donc, «sous peu, ce sera le temps des énergies propres», prévient-il. Tout cela nous amène à dire qu’«il ne faut pas se faire trop d’illusions par rapport à ces ressources». Sous ce rapport soutient-il, «je pense qu’il est temps de voir dans quelle mesure il serait judicieux de s’y atteler». Autre élément, et pas des moindres, c’est la question environnementale avec les impacts sur la pêche, qui connait déjà une véritable crise. «Si nos côtes sont poissonneuses, au plan local, la denrée est introuvable». Donc, «ce n’est pas par hasard que les pêcheurs tentent de plus en plus l’émigration». Sincèrement, «je pense qu’il faut qu’on se projette dans le futur sans trop d’illusions. Cette promesse de ressources et de richesses dues peut-elle créer une situation économique beaucoup plus favorable alors que nous sommes sous pression sur toute la ligne après la crise sanitaire ?» Entre le dire et le faire, il y a toujours un grand fossé. Donc, « j’invite les gens à écouter le président et à le juger sur pièce dans l’application de tout ce qui a été dit», conclut-il.
MEISSA BABOU, ECONOMISTE ET ENSEIGNANT A L’UCAD : «CE MANAGEMENT N’EST PAS PARTICIPATIF»
L’économiste et enseignant à l’Université Cheikh Anta Diop (Ucad) de Dakar, Meissa Babou, trouve cavalière cette façon de faire du président de la République Macky Sall. «Je pense que cette réunion n’a pas été bien préparée, surtout qu’il s’agit de ressources nationales», soutient l’enseignant De ce point de vue, «cette réunion devait impliquer tous les acteurs parce qu’à mon avis, une réunion du genre doit être bien préparée». Or, «dans les faits, rien ne l’indique. C’est un diktat !». Cette forme de management qui n’est pas du tout «participatif, ne milite pas à donner les meilleures solutions». Relativement à la clef de partage, l’économiste pense que les 500 milliards environs à verser dans le budget national risquent d’être «injectés dans des projets comme le TER ou servir exclusivement au service de la dette qui tourne autour de 900 milliards par an». Donc, alerte-t-il, «si l’on ne fait pas attention avec cette offre du chef de l’Etat, nous risquons d’être dessus». Le professeur Babou d’inviter les Sénégalais à ne pas trop miser sur les recettes de ces ressources, parce que, dit-t-il, «malgré les maigres ressources que nous attendons, celles-ci devraient nous permettre de nous relancer économiquement avec cette crise sanitaire, en décidant à travers une loi de verser 100 milliards chaque année dans les secteurs de l’agriculture, de l’éducation, de la santé, la pêche, l’élevage… ». Mettre aussi des ressources dans «l’énergie, l’eau, l’électricité», ajoute-t-il. Aujourd’hui, nous parlons de restructuration de notre économie. Donc, «moderniser notre agriculture est inéluctable. Et pour y arriver, il faut annuellement en moyenne 100 milliards par an pendant 5 ans pour espérer pouvoir moderniser notre agriculture». Le professeur d’inviter les Sénégalais à continuer à pratiquer l’agriculture, la pêche, l’artisanat… «Notre culture de développement, depuis 1960, nous a permis de nous éloigner d’une dépendance par rapport à ces ressources pétrolières. Et l’absence de cette dépendance nous permettra demain de ne pas souffrir davantage même si on ne reçoit plus ces ressources-là. Donc, nous devons continuer à exercer nos activités menées depuis toujours, pour ne pas tomber dans la misérabilité», lance-t-il. Toutefois, le professeur ne désespère pas. Car, à l’entendre, le Sénégal a la chance de ne pas être comme le Gabon, le Congo dont 90% des budgets dépendent des recettes pétrolières et gazières.
SOULEYMANE KEITA, ENSEIGNANT CHERCHEUR A L’UCAD : «IL N’Y AURA PAS DE GRANDS CHANGEMENTS DANS LES 5 PROCHAINES ANNÉES»
L’enseignant-chercheur, spécialisé en économie industrielle à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, Souleymane Keita adhère au discours du Président Sall. «Dans l’ensemble, nous partageons une bonne partie des idées du Président Macky Sall sur la gestion des recettes des hydrocarbures», a déclaré l’enseignant chercheur qui prévient toutefois, en soutenant que « l’exploitation de ces ressources ne va pas changer grande chose dans les 5 premières années ». Certes, dirat-il : « Ces ressources financières viendront en appoint au budget, mais, il n’y aura pas de grands changements comme certains l’imaginent déjà ». Mais, le plus important, dira l’enseignant chercheur, spécialiste de l’économie industrielle, «c’est la bonne utilisation de ces revenues tirées de ces ressources pétrolières et gazières pour une bonne répartition dans les différents secteurs stratégiques». Relativement à la loi sur la répartition des recettes tirées des hydrocarbures qui prévoit la création d’un fonds intergénérationnel et d’un fonds de stabilisation avec un maximum de 90% destiné au budget annuel et un minimum de 10% destiné au fonds intergénérationnel, le professeur Keïta dira que c’est prévu dans toutes les conventions internationales. «Aujourd’hui, dans toutes les conventions internationales ceci est prévu». Et d’ajouter : «la répartition dépend du potentiel, de la production et de la durée d’exploitation de ces ressources». Donc, «il est possible d’augmenter ou de revoir à la baisse en fonction de ces éléments précités», a-t-il fait savoir.
ELIMANE KANE, PRESIDENT DE LEGS AFRICA : «CE N’EST PAS VRAIMENT UNE CONSULTATION DES PARTIES PRENANTES POUR ALLER VERS UNE LOI»
Le Conseil présidentiel sur la gestion des recettes des hydrocarbures, tenu mardi dernier, au Centre international de conférences Abdou Diouf (CICAD) n’est ni plus ni moins qu’une ‘’funeste’’ théâtralisation semble dire Elimane Kane, président de LEGS Africa (Leadership Ethique Gouvernance et Stratégies pour l’Afrique). «C’est juste un conseil pour la forme », a-t-il regretté avant de poursuivre : «Ce n’est pas vraiment une consultation des parties prenantes pour aller une loi. Parce que les termes de cette loi-là avaient été arrêtés avant que le président ne vienne». Et après avoir laissé les gens s’exprimer et soulever pas mal de questions et dans le désordre d’ailleurs, parce que certaines d’entre elles n’avaient pas trait aux revenues, «il s’est permis de porter à la connaissance de tous ce qu’il avait décidé », déplore Elimane Kane. A le suivre : «il n’y pas de changement par rapport à ce que le gouvernement a présenté depuis plus de deux ans». Pire, fait-il constater : «le président s’est permis avec beaucoup de désinvolture de traiter des questions graves en les minimisant, notamment la question relative à l’impact des opérations pétrolières et gazières sur l’économie de la pêche». Sur cette question, il dira : «donner peu d’intérêt à cette question qui occupe une place prépondérante dans le tissu économique, dans la sécurité alimentaire, et dans la création d’emplois… « en minimisant les impacts environnementaux relativement aux opérations qui vont se faire en on-shore ». C’est dire qu’il n’y a rien qui est prévu pour la prise en charge des conséquences négatives sur ce plan ou «un accompagnement en termes d’investissements en infrastructures pour limiter les dégâts». L’autre aspect relatif au fonds d’investissement à hauteur de 1 milliard FCFA pour «capaciter» les entreprises nationales aux fins qu’elles puissent être à niveau «ne représente absolument rien dans ce secteur», fait-il remarquer. Donc, «je pense que le chef de l’Etat n’était pas venu pour traiter la question avec les véritables préoccupations des parties prenantes», estime M. Kane. Mieux, «ceux qui ont pris part à cette rencontre n’ont pas disposé du projet de loi pour l’étudier au niveau de leurs organisations et venir avec des propositions concrètes. En clair, ce n’était pas un moment de co-construction », regrette M. Kane.