Directeur exécutif de la Coalition des organisations en synergie pour la défense de l’école publique (Cosydep), Cheikh Mbow évoque dans cet entretien, les prochaines élections locales. Il invite les maires à épargner l’espace scolaire du phénomène de la «cantinisation», les acteurs à respecter la neutralité politique de l’institution scolaire. Il jette, entre autres, un regard critique sur la privatisation rampante de l’école, revisite le concept d’établissement d’excellence et fait le bilan de l’ouverture des classes, à deux semaines de la fin du premier trimestre.
Les élections municipales vont se tenir au mois de janvier prochain et les Législatives 6 mois plus tard. N’est-ce pas une période sensible qui pourrait impacter négativement l’école ?
Comme on le sait, les gouvernants, les enseignants tout comme les élèves n’ont jamais été indifférents aux événements électoraux. L’année 2022, jalonnée d’élections municipales et législatives, s’inscrit dans un contexte sensible qui génère des tensions politiques et sociales pouvant impacter l’institution scolaire. Les enseignants, qui sont engagés à ces élections, sont tenus de se conformer aux textes en vigueur. L’administration scolaire ne doit pas reléguer au second plan leurs responsabilités dans le fonctionnement normal de l’école. Les acteurs politiques doivent respecter la neutralité de l’institution scolaire. Les élèves doivent être épargnés des jeux d’acteurs. Si chacun fait de l’éducation sa priorité, l’école serait au-delà des préoccupations partisanes qui l’éloignent de ses missions principales : éduquer et former.
Quel regard critique portez-vous sur la «cantinisation» des écoles avec la complicité des communes ?
La «cantinisation» est l’occupation de l’environnement de l’école par des boutiques et autres cantines. Les conséquences sont nuisibles à la quiétude et à la sécurité requises pour des enseignements de qualité.
Une étude que nous avons menée en 2017 montrait que parmi les déterminants de la qualité de l’environnement des apprentissages, il y a la sécurité, la sûreté et la salubrité. Chacun de ces déterminants s’oppose à la «cantinisation». La «cantinisation» entraîne donc des rassemblements qui polluent l’atmosphère scolaire. L’école a besoin de tranquillité et de protection pour les élèves et leurs enseignants mais aussi pour son patrimoine. Les principaux responsables sont les maires, qui vendent des portions de l’espace scolaire pour élargir l’assiette des taxes. Les élections offrent ainsi l’opportunité de demander aux maires d’arrêter la commercialisation de l’espace scolaire. Ils devront s’engager à fournir aux écoles de leur commune des toilettes fonctionnelles, des espaces d’épanouissement et un personnel d’appui tel que gardien et femme de ménage. Tenant compte de la démographie galopante, un maire visionnaire devrait penser à prévoir des réserves foncières pour le développement du réseau scolaire. La campagne électorale devrait amener les candidats à se prononcer de manière claire pour la protection et la sécurisation de l’école, en lieu et place de cette propension à la «cantinisation». Les autorités scolaires, les responsables des collectivités territoriales doivent assumer leurs responsabilités face à ce phénomène.
Les résultats du concours d’entrée à Mariama Bâ illustrent un recul de l’école publique. Quelle est votre analyse des écoles d’excellence ?
Je voudrais d’abord signaler que notre système éducatif compte peu d’établissements dits d’excellence. L’entrée dans ces écoles est soumise à une sélection rigoureuse, par voie de concours. Ces dernières années, le quota du public dans ces écoles d’excellence a fortement baissé. Les élèves du privé confessionnel sont souvent premiers dans les concours d’entrée. En effet, leurs élèves passent par une triple sélection : test d’accès à l’école privée, concours d’entrée en 6ème et concours d’entrée à l’école d’excellence Mariama Bâ.
En tout état de cause, la Cosydep soutient l’excellence mais s’oppose à l’élitisme. Toutes les écoles, notamment celles du public, doivent offrir de bonnes conditions pour que l’excellence soit démocratisée et que le système ne creuse pas davantage les inégalités entre riches et pauvres.
Pour soutenir les écoles classiques, il faut s’appuyer sur ce qui justifie les performances des établissements d’excellence. Dans ces établissements, on trouve les professeurs les plus motivés, les meilleurs équipements, des élèves bien entretenus, un encadrement particulier du fait des effectifs réduits. Pour la Cosydep, il s’agit de modèles à ne pas opposer aux autres établissements mais à multiplier. Par ailleurs, le statut d’école privée n’est pas toujours un critère de performances. L’exemple de Matam est là. Cette région qui compte le moins d’écoles privées, est sortie 1ère au bac à plusieurs reprises. Il faut aussi célébrer des lycées publics comme Limamou Laye qui, malgré leurs conditions, font partie du peloton de tête.
On assiste de plus en plus à une privatisation de l’éducation. Comment appréciez-vous ce phénomène ?
La marchandisation est un phénomène que nous constatons dans le monde ; elle gagne de plus en plus l’Afrique, surtout celle anglophone. Elle fait ses pas au Sénégal. Or, l’éducation est un droit, elle ne doit pas être un produit à vendre ou à acheter. Notre Constitution, précisée par la Loi d’orientation, affirme que l’éducation fondamentale doit être gratuite et obligatoire pour tous les enfants de 6 à 16 ans, quelle que soit leur situation. Cette obligation repose sur l’Etat. Cependant, on note de plus en plus, que notre école coûte cher. Les parents sont sur-sollicités avec des frais d’inscription qui, cette année, ont connu des hausses exorbitantes.
En 2021, la Cosydep a mené une étude sur l’impact de la privatisation sur le droit à l’éducation. Cette étude définit la privatisation de l’éducation comme l’augmentation de la proportion des acteurs privés impliqués dans un système éducatif. La marchandisation de l’éducation est comprise comme la transformation de l’éducation en produit marchand, source de profit.
L’étude a révélé que les établissements privés de l’échantillon sont majoritairement à but lucratif (84%) et font des bénéfices (60%). Moins de 20% des écoles comptent 15% d’agents qualifiés. 74% des parents interrogés déclarent scolariser leurs enfants en écoles privées non pas par choix mais par obligation. 26% des écoles étudiées sont reconnus, 69% sont autorisés et 5% non autorisés. Au pré-primaire, le privé représente 43%, l’élémentaire 17% et le moyen 18%. Le développement de l’élémentaire privé est 5 fois plus rapide que celui du public.
L’étude a conclu par 8 recommandations parmi lesquelles l’exigence de renforcer le dispositif de contrôle des normes du secteur privé, d’évaluer régulièrement l’impact des interventions des acteurs privés sur le droit à l’éducation, d’améliorer les conditions d’enseignement dans les écoles publiques, souvent sous dotées d’infrastructures, d’équipements, avec des ratios élèves-enseignant élevés et un quantum horaire insuffisant.
Deux mois après la rentrée, quel bilan ?
C’était une rentrée scolaire assez particulière qui succède aux premières années Covid, avec des pertes importantes sur le quantum horaire. Nous avons marqué la fin de l’année par des recommandations, à travers «Yobelu vacances», en soutien à la campagne «Ubbi tey, Jàng tey». Cette campagne d’anticipation sur les défis potentiels, les conditions indispensables au bon déroulement et à un dénouement heureux de l’année est une contribution pour une année totalement apaisée et performante au bénéfice des enfants.
Sur la base des rapports des antennes de la Cosydep, le constat est que beaucoup d’écoles ont fait des efforts dans le démarrage. Cela s’aligne à l’objectif de la campagne «Ubbi tey Jàng tey», qui n’est pas d’avoir du 100%, mais de constituer un processus et un baromètre dont la fonction principale est de stimuler l’effort des institutions, des collectivités et des communautés, pour assumer à temps leurs responsabilités. A la rentrée, il a été noté une présence timide des élèves alors que les enseignants étaient présents dans leur quasi-totalité. Des raisons diverses sont avancées : établissements insuffisamment apprêtés, montant élevé des inscriptions, calendrier scolaire non conforme avec la date choisie dans la semaine du Mawlid, etc. Ces goulots d’étranglement sont à prendre en compte, à l’avenir.
En termes de déficits, il est signalé le manque d’enseignants, l’insuffisance de tables-bancs, etc. Une planification pertinente pour résorber ces déficits et combler les lacunes s’impose.
Les mouvements d’humeur ont repris avec les syndicats d’enseignants. Quelles dispositions pour pacifier le système éducatif ?
La longue pause dans le monitoring n’a pas permis un suivi correct des accords. Pourtant les syndicats avaient lancé des alertes à temps. Des questions à affronter par l’Etat sont d’abord la réduction des disparités dans le système de rémunération, ensuite la mise aux normes des écoles, enfin la prise en charge des sous-secteurs et autres questions négligées.
La Cosydep recommande aux autorités de saisir à temps les alertes lancées mais aussi les opportunités qui s’offrent au système telles que les vacances scolaires et les moments d’accalmie pour anticiper efficacement les perturbations. Il n’y a pas de doute que la pacification de l’espace scolaire nécessite un dialogue permanent, franc et inclusif. Ce qui suppose l’organisation régulière de rencontres techniques sectorielles érigées en règles et un monitoring objectif des décisions.