Magistrat et politique : Une incompatibilité en débat

par pierre Dieme

Au-delà du recours de Dr Moussa Saliou Guèye contre la candidature de Cheikh Issa Sall, la Cour d’appel a, là, l’occasion de trancher un débat qui revient sans cesse sur l’incompatibilité entre les fonctions de magistrat et celles politiques. L’on devrait savoir si le candidat de Bby à la mairie de Mbour a effectivement démissionné de la Cour des comptes ou pas. Mais des interrogations sont soulevées aussi sur la forme de la saisine qui pourrait rendre irrecevable cette requête.

Magistrat ne rime pas avec politique ou fonction élective. C’est le sens de la requête de Dr Papa Moussa Saliou Guèye qui a saisi la Cour d’appel de Thiès d’un recours, aux fins d’annulation de la candidature de Cheikh Issa Sall. Ce spécialiste en Droit public et membre de la Coalition Yewwi askan wi, rappelle, en effet, que la tête de liste majoritaire communale de la Coalition Benno bokk yaakaar à Mbour est un magistrat de profession et, par conséquent, «inéligible» aux élections locales du 23 janvier 2022 et, de façon générale, à un mandat électif conformément à l’article 32 de la loi n°2016-26 du 5 août 2016 abrogeant et remplaçant la loi organique n°99-13 du 17 février 1999 portant statut des magistrats de la Cour des comptes. Cet article 32 dispose, dans son alinéa 1 : «Les magistrats de la Cour des comptes, même en position de détachement, n’ont pas le droit d’adhérer à un parti politique et toute manifestation politique leur est interdite.» Mieux, il ajoute que «toute démonstration de nature politique, incompatible avec la réserve que leur imposent leurs fonctions, leur est également interdite». Et l’alinéa 3 va plus loin : « Ils sont inéligibles aux assemblées électives.» Dr Guèye a également visé les articles L.27 à L.275 du Code électoral et les articles 130 à 132 du Code pénal. Alors, le Directeur général de l’Agence de développement municipal (Adm) a-t-il démissionné ? Est-il en détachement ? Est-il en position d’indisponibilité ?

Quand le Comité de juridiction dénonçait Cheikh Issa Sall et Amadou Lamine Dieng
Ce recours devrait avoir le mérite de clarifier le débat qui avait déjà fait surface en 2016 avec Cheikh Issa Sall et Amadou Lamine Dieng, deux magistrats de la Cour des comptes, membres du parti au pouvoir et candidats aux élections locales. Etant entendu que l’ancien directeur de l’Agence nationale pour la promotion de l’emploi des jeunes (Anpej), aujourd’hui Dg de l’Ipres, est le maire sortant de Wack Ngouna. Le Comité de juridiction de la Cour des comptes avait rappelé à l’ordre Dieng et Sall dans un communiqué exploité par Le Populaire du 24 avril 2016, convoquant les dispositions de l’article 11 et 15 de la loi organique n°99-73 et non «n°99-13» du 17 février 1999 portant statut des magistrats de la Cour des comptes. L’alinéa 1 de l’article 11 stipule : «Est interdite aux magistrats toute activité, démonstration ou prise de position politique ou syndicale, ainsi que toute action concertée de nature à arrêter ou entraver le fonctionnement de la Cour des comptes.» Seulement l’alinéa 2 place un bémol : «Cette interdiction ne s’applique pas lorsque le magistrat est détaché pour remplir les fonctions de membre du gouvernement.» Un fait : Cheikh Issa Sall n’est pas membre du gouvernement ! Mais l’article 15 est encore plus explicite sur le cas de Cheikh Issa Sall en ce qu’il dit : «Les fonctions de magistrat financier sont incompatibles avec toute autre activité publique ou privée ou mandats électifs.» Le Comité de juridiction de la Cour des comptes indiquait que «ces sujétions lient le magistrat, quelle que soit sa position administrative, en détachement ou en disponibilité» et que «la position de disponibilité ne peut servir de prétexte pour s’y soustraire». La structure avait condamné «sans réserve, l’attitude» de leurs deux collègues, Sall et Dieng, à qui elle demandait d’en tirer toutes les conséquences. «Le comité respecte, toutefois, le choix de ses deux membres, dès qu’ils en assument les conséquences. Il reste clair qu’un choix s’impose à leurs deux collègues : rester magistrat ou démissionner.» Et le communiqué concluait, en invitant «les autorités de la cour à prendre toute mesure utile en vue de l’application des dispositions prévues par la loi en pareille circonstance».

La réaction de Cheikh Issa Sall en 2016 


Le Quotidien a tenté d’avoir la réaction de Cheikh Issa Sall, mais sans succès. Cependant, il avait répondu à la sortie du Comité de juridiction. Et de façon énergique. «Il faut savoir que l’organe de juridiction n’est pas un organe juridictionnel, c’est la branche de l’Union des magistrats du Sénégal au niveau de la Cour des comptes. Ce n’est pas l’avis de tous les magistrats, mais de quelques magistrats qui ont jugé qu’un magistrat, même en disponibilité, ne doit pas afficher ses engagements politiques. Moi, je crois le contraire, en tant que magistrat en disponibilité pour 5 ans. La disponibilité signifie : sortie provisoire d’un corps. Actuellement, je peux aller pêcher, aller à l’étranger, vendre du thiaf (cacahuètes), faire de l’élevage ou de l’agriculture. Je peux faire tout ce que je veux parce que je suis sorti provisoirement du corps pour 5 ans. Notre préoccupation, ce n’est pas de s’attarder sur ce communiqué. Notre préoccupation, c’est d’être proche des populations, d’essayer de tout faire pour satisfaire leurs besoins dans la santé, l’éducation, le social. Notre préoccupation, c’est également d’élargir la famille politique du Président Macky Sall au niveau de ce département (Mbour). Et nous sommes sur le terrain tous les jours», avait-il répliqué. Il n’y a jamais eu de suite pour les deux magistrats.

Alioune Niane relève un flou et demande une révision des textes
Et c’est peut-être, l’argument de Alioune Niane qui l’expliquerait. Ce magistrat de la Cour des comptes, interrogé par Rfm, relativise : «Les lois organiques sur le statut des magistrats judiciaires et magistrats de la Cour des comptes interdisent au magistrat des activités politiques. Dans les deux cas, il y a un flou dans la rédaction des textes. Parce qu’on dit que le magistrat ne doit pas faire de la politique, même en cas de détachement. Or, il y en a qui ne sont pas en détachement, mais qui ont une disponibilité. Celui qui a une disponibilité peut considérer qu’il peut faire de la politique et, juridiquement, ce serait valable. Il faut donc revoir les textes et préciser que, quelle que soit sa position, le magistrat ne peut exercer des activités politiques. Quelqu’un dont la disponibilité est arrivée à terme et qui ne reprend pas ses activités de magistrat, il est considéré comme démissionnaire. Et par conséquent, il peut faire de la politique ou autre chose. Donc, il faut mettre fin à cette confusion.» Tout porte à croire que, sur la base de ces arguments de Alioune Niane, Cheikh Issa Sall a démissionné, puisque son indisponibilité de 5 ans aurait expiré. Et puis, Dr Moussa Saliou Guèye a affirmé que le candidat de la majorité à la mairie de Mbour a été officialisé «sous la profession d’administrateur civil, qu’il avait été avant d’entrer dans la magistrature, notamment à la Cour des comptes». Ce qui, à ses yeux, est un «faux et usage de faux, voire une escroquerie politique, en vue des prochaines élections locales». Le Quotidien a consulté la liste des candidats investis par Benno bokk yaakaar de Mbour. Il est bien mentionné dans la rubrique profession «administrateur». Mais est-ce un administrateur civil ou un administrateur de société ? L’autre fait : il ne s’identifie pas ou plus comme magistrat. Dans tous les cas, au-delà de la forme, c’est l’occasion de trancher définitivement cette question d’incompatibilité entre les fonctions de magistrat et l’exercice d’activités politiques.

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