Mali, radioscopie d’une crise dans un pays siamois du Sénégal

par pierre Dieme

Frère siamois du Sénégal, dont il est la seule porte d’entrée dans l’Uemoa, le Mali est la cible d’une offensive djihadiste qui a fini de s’emparer des deux tiers de son territoire. Plus grave, ces groupes menacent désormais la frontière du Sénégal.

Non seulement il a constitué avec le Sénégal une éphémère fédération avant une douloureuse séparation mais encore le Mali est la seule voie de passage de notre pays vers l’Hinterland de l’UEMOA et les autres pays africains. Il est aussi la principale destination des exportations de notre pays dont il est le premier client. C’est aussi grâce à lui que le Port autonome de Dakar vit. Les peuples malien et sénégalais sont brassés depuis des temps immémoriaux et ne constituent plus en réalité qu’un seul et même.

Pour dire que si le Mali tousse, le Sénégal s’enrhume. Or, ce pays voisin est aujourd’hui en passe de tomber entre les mains des « djihadistes » qui contrôlent déjà les deux tiers de son immense territoire. Mais si, au début, ces fous de Dieu n’étaient présents que dans le très lointain Nord-Mali, ils sont descendus jusqu’au Centre et progressent désormais vers le Sud, c’est-à-dire la frontière sénégalaise où des camionneurs de notre pays ont été attaqués il y a deux mois par ces djihadistes. C’et donc dire qu’ils sont à nos frontières. D’où l’intérêt de faire un dossier sur la situation sécuritaire au Mali. Journaliste sénégalais, ancien collaborateur de « Sud Hebdo » avant de créer « La Marche du Continent » et « Options », Hussein Bâ a longtemps vécu et travaillé au Mali pour le compte des présidents Amadou Toumani Touré (ATT) et Ibrahim Boubacar Keïta (IBK). Il y dispose de nombreux réseaux et a suivi de près la plupart des événements qu’il raconte dans ce dossier. C’est donc un avis d’expert qu’il nous livre…

Le Sénégal doit se réveiller avant qu’il ne soit trop tard !

« Cap vers le Sud ! », telle est la substance du message posté par Iyad Ag Ghali, patron de la nébuleuse « djihadiste » Ansar Dine devenue GSIM (Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans), affilié à al Qaïda, au lendemain de la prise de Kaboul par les Talibans. Depuis cette sentence, la situation sécuritaire s’est considérablement dégradée au Centre et à l’Ouest du Mali. La région de Ségou est désormais aux prises avec des attaques terroristes quotidiennes. Le regain d’intérêt pour cette région et son ciblage persistant par les « djihadistes » rappellent un autre épisode, tout en clarifiant une question récurrente : en janvier 2013, le même Iyad Ag Ghali avait ordonné la descente vers le Sud en attaquant simultanément deux axes, à savoir le corridor Konna -Sévaré – Mopti et Diabali qui mène vers Ségou. Par cette opération simultanée, on se demandait si le chef des « djihadistes » voulait conquérir deux voies qui mènent à Bamako, ou simplement mettre la main sur l’aéroport Ham Bodédio de Mopti.

Au vu du déroulement actuel des opérations des « djihadistes », le doute n’est plus permis. Al Qaïda veut conquérir la capitale malienne où il dispose de nombreux sympathisants « dormants », pour y proclamer l’avènement de « l’émirat islamique du Mali ». Pour y parvenir, il mise sur deux approches redoutables : la conquête et l’administration rigoureuse des territoires du monde rural (en évitant le combat frontal dans les grandes villes) et la perturbation totale des corridors d’approvisionnement pour asphyxier le pays et la capitale. C’est sous cet angle qu’il convient d’interpréter les attaques menées récemment dans le corridor Ouest, précisément dans les régions de Kayes et de Koulikoro, et qui concernent directement le Sénégal. Le 11 septembre 2021 (les « djihadistes sont avides de symboles), deux camionneurs marocains ont été tués à Didiéni dans la région de Koulikoro, à 300 km de Bamako, par des éléments encagoulés. Chose étrange mais logique : les assaillants n’ont pas touché à la marchandise. L’acte était plus politique que crapuleux. C’était un message sanglant.

Cette région de Koulikoro, que les « djihadistes » semblent avoir choisi pour perturber le trafic vers Bamako, est une zone idéale pour atteindre un tel objectif. À partir de la commune de Diéma en amont, les deux grands corridors internationaux (Dakar – Bamako et Casablanca – Nouakchott – Bamako) convergent pour aller vers la capitale malienne, en passant par cette région de Koulikoro. En vérité, l’objectif des assaillants est de faire peur. Ils n’ont pas besoin de « checkpoints » armés, impossibles à tenir. Lorsque les chauffeurs, les propriétaires des camions et des marchandises auront suffisamment peur pour leur vie et pour leurs biens, la fonctionnalité des corridors sera compromise. Pour le Sénégal, ce qui est désormais en question, c’est son ouverture vers l’Afrique. En dehors du Mali, il n’a aucun corridor viable vers le marché communautaire de la CEDEAO. Le Mali est aussi son premier marché. C’est le pays tampon avec le terrorisme au Sahel. S’il cède, le Sénégal sera en première ligne. L’approche religieuse des « djihadistes », qui prennent dans ce pays voisin un essor inquiétant, est en totale contradiction avec la pratique islamique majoritaire au Sénégal qui est de tendance confrérique soufie. Ces « djihadistes » n’aiment ni les mausolées, ni les marabouts, encore moins les Khalifes généraux.

Certains rêvent de voir détruire des tombes à Kaolack, à Touba et Tivaouane, comme cela s’était passé à Tombouctou. Leur objectif final, après un « émirat islamique du Mali », c’est de s’ouvrir vers l’Atlantique. Pour le Sénégal, la question se pose désormais en termes de sécurité nationale directe. Certes, le renforcement des dispositions sécuritaires à la frontière décidé par le président de la République est à saluer, mais cela est insuffisant. Le Sénégal doit être plus actif et proactif sur la scène malienne elle-même, en aidant ce pays frère de manière plus conséquente à surmonter les équations politiques et sécuritaires auxquelles il est confronté. Par loyauté diplomatique, le Sénégal s’aligne derrière la CEDEAO, alors qu’il a au Mali des intérêts spécifiques qui ne sont pas ceux du Nigeria, du Ghana ou du Togo, par exemple. Toutes les projections d’émergence vantées ici risquent d’être pulvérisées si l’immense voisin malien venait à s’effondrer. Ce qu’à Dieu ne plaise !

Le président de la République doit donc créer un nouveau cadre dédié au Sahel directement rattaché à lui avec un agenda créatif, basé sur des compétences pointues. Ce nouveau cadre devra disposer d’un monitoring permanent des évènements, des enchaînements significatifs qui dégagent les tendances lourdes. Tous les scénarii doivent être envisagés. Qu’est ce qui empêcherait donc le chef de l’État d’effectuer une visite de travail au Mali pour aller à la rencontre de la nation malienne, ne serait-ce que pour la soutenir moralement ? Ou d’inviter les acteurs maliens à Dakar comme le président Wade l’avait fait avec la Mauritanie après le coup d’État qui y avait renversé le président Abdallah ? Certes, il y a la susceptibilité de la CEDEAO à gérer. Il faut juste faire en sorte que les partenaires de l’espace communautaire acceptent des initiatives positives complémentaires.

Un nouvel agenda du Sénégal sur le Sahel et le Mali peut impulser une perspective dynamique avec des objectifs structurants :

– aider à une réévaluation du schéma politico-diplomatique de sortie de crise plus englobant que l’accord de paix et de réconciliation ;

– proposer une ingénierie politique plus adaptée afin d’aider à la stabilité institutionnelle ;

 – engager une relecture audacieuse et substantielle de la doctrine de lutte antiterroriste ; – plaider pour un engagement plus volontariste du leadership africain dans la prise en charge des dossiers de crise ;

– promouvoir l’autonomisation de la réflexion stratégique en dotant la CEDEAO d’un véritable centre d’excellence axé sur les questions sécuritaires et menaces fondamentales.

Plus généralement, sur la question du Mali, Dakar et Abidjan doivent parler d’une même voix. Le Sénégal dispose aussi d’un point d’entrée culturel au Nigeria (grâce à Sheikh al Islam Baye Niass) qui peut aider à fluidifier cet axe indispensable. Une nouvelle posture du Sénégal peut engendrer une plus-value politique et diplomatique pouvant encourager un dialogue constructif avec des acteurs non régionaux aux tendances autocratiques, qui offrent aux aventuriers de l’espace communautaire des alternatives dangereuses. Un sursaut de dignité fondé sur le volontarisme, l’exemplarité dans la prise en charge des besoins et l’autonomisation de la réflexion stratégique, peut créer de nouveaux paramètres dans le sens du repositionnement des puissances étrangères aujourd’hui dans l’impasse.

LA QUESTION SECURITAIRE AU MALI : AUX ORIGINES HISTORIQUES DE LA FAILLITE D’UN ETAT

Le Mali, cet immense et précieux voisin du Sénégal, est au carrefour de son destin. L’insécurité exponentielle qui y règne, en plus de la faillite du système de gouvernance, est source légitime d’une grave préoccupation, voire de frayeur. Avant d’en venir aux conséquences tragiques de cette crise et à ses répercussions potentiellement dévastatrices, un détour séquentiel est nécessaire afin d’en appréhender les péripéties historiques. La crise actuelle est, avant tout, le résultat d’une trajectoire chaotique provoquée par la combinaison de plusieurs facteurs dans la longue durée : mauvaises options des gouvernements successifs, ruptures institutionnelles répétitives, environnement géopolitique défavorable, mutations socioculturelles négatives…

Le tout relié, d’une manière ou d’une autre, au marqueur d’intensité des phénomènes subversifs qu’est la question touarègue. Cette crise, comme dans la plupart des pays africains, est avant tout, une crise de construction de l’État-Nation. Le projet d’un État fort, centralisateur, faisant abstraction des différences multiformes qui caractérisent la réalité démographique du Mali, s’est heurté dès l’aube de l’indépendance à la défiance d’une partie des populations du Nord, notamment Touaregs. Habitant de part et d’autre de la frontière algéro-malienne, le puissant sous-groupe des Ifoghas des Adrars avait caressé au moment des indépendances le rêve d’un rattachement à l’Algérie, après l’échec du projet colonial de l’Organisation commune des régions sahariennes. Le refus de la France d’accorder une suite favorable à cette revendication est considéré par ces Touaregs comme une dette morale que l’ancien colonisateur doit porter sur sa conscience. Cependant, faut-il voir dans le refus presque atavique de certains Touaregs d’être commandés par une majorité écrasante des Noirs du Centre et du Sud comme une expression de mépris, voire de racisme ? Les détracteurs de la cause touarègue en sont convaincus, tandis que les intéressés rejettent l’accusation avec véhémence. Quoiqu’il en soit, dès 1963, une première rébellion touarègue a éclaté sous Modibo Keita.

Cette insurrection précoce appelée « Alfellaga » est promptement réprimée avec l’aide de l’Algérie et du Maroc. Outre le soutien ferme de l’Algérie, qui était redevable au Mali pour avoir hébergé l’aile Sud du FLN (Front de Libération nationale) basée à Gao et dirigée par feu Abdelaziz Bouteflika pendant la guerre de libération, le régime de Modibo Keita put aussi compter sur une armée disciplinée, entrainée, sous le commandement du charismatique général Abdoulaye Soumaré. La grande ferveur patriotique qui agrégeait les consciences anticoloniales entrainait aussi dans son sillage un nombre important de cadres du Nord tous défavorables à cette première rébellion d’origine féodale. La férocité de la répression qui s’abattit sur les insurgés contribuera à sédimenter dans leurs cœurs et dans les esprits un ressentiment durable et une méfiance instinctive. Le régime de Modibo Keita avait une base solide au départ. Il portera très haut le prestige international du Mali. Au plan interne, il a construit un État fort et amorcé une industrialisation volontariste. Toutefois, l’autre versant de son bilan, occulté par ses thuriféraires, est loin d’être reluisant. En effet, le premier président du Mali a enfermé dans les bagnes de Taoudéni et de Kidal ses opposants emblématiques, parmi eux Fily Dabo Cissokho et Hamadoun Dicko, sous prétexte de complots avec des « preuves » laborieusement exposées.

1968 : le lieutenant Moussa Traoré dépose Modibo Keïta

Le socialisme économique radical qu’il instaura dans un pays héritier d’une longue tradition de liberté commerciale, sans compter les dérives des miliciens, tout cela a favorisé l’émergence d’un front hostile et déterminé contre son régime. Il est aussi vrai que son engagement en faveur des mouvements de libération africains dérangeait considérablement le camp occidental. En 1968, Modibo Keïta est déposé par un groupe de militaires dirigé par Moussa Traoré. La nouvelle junte hérita d’un outil de défense solide et du soutien actif de l’Algérie. Sous le règne de Moussa Traoré, deux grands cycles de sécheresse, au début des années 1973 et au début des années 1980, éprouveront durement les nomades du Nord. Ces cycles de sécheresse conduiront beaucoup de Touaregs à l’exil, dont une grande partie en Libye. Une vérité historique doit être martelée : sans Mouammar el Kadhafi, la rébellion touarègue n’aurait jamais connu une telle évolution militaire. Les ténors de cette rébellion ont été tous formés dans les armées de l’ex-guide de la Jamahiriya. Iyad Ag Ghali, l’homme qui perturbe aujourd’hui le sommeil des dirigeants de la région, a été un combattant de premier plan dans la Légion islamique de Kadhafi.

À ce titre, il a fait la guerre à Beyrouth aux côtés Palestiniens lors du siège de la capitale libanaise par l’armée israélienne. Les grandes figures militaires touarègues que sont les Hassan Ag Fagaga, Ibrahim Ag Bahanga, Shindouk Ould Najim (chef d’état-major du MNLA) sont tous passées par les académies libyennes, en dépit de l’implication de leurs devanciers dans les premières rébellions. À ce stade, une parenthèse utile s’impose. Les Touaregs sont très divers. Le sous-groupe des Ifoghas des Adrars, qui est au centre des rébellions récurrentes, est la classe dite « noble » et dirigeante. Les Ifoghas ont des alliés fidèles. La classe historiquement servile des Imaghas est démographiquement très importante. De toute façon, il faudra un orfèvre en ethnographie et en anthropologie pour démêler l’atomisation des groupes et des sous-groupes composant le monde touareg. Question : une gestion démocratique du terroir avec le suffrage universel serait-elle de nature à bouleverser la hiérarchie du pouvoir dans le monde touareg ? Certains y voient l’une des causes du refus de normalisation politique et administrative de la classe des féodaux. D’autres Touaregs, très nombreux et éloignés de l’épicentre des Adrars, comme ceux de Ménaka et ailleurs (tels que les Ouellmedins), ne partagent pas forcément l’objectif de la rébellion. Une autre réalité amplifie aussi la volatilité de la situation. L’État central malien, du premier régime de Modibo Keita au dernier régime d’IBK, a malheureusement échoué dans trois domaines de gouvernance essentiels : le désenclavement conséquent, la décentralisation effective et efficiente et l’inclusion culturelle des minorités dans l’espace public.

1990 : La deuxième rébellion touarègue éclate

Toujours est-il qu’en 1990, la deuxième rébellion touarègue éclate par l’attaque du camp militaire de Ménaka. Au nom de son mouvement dénommé MPLA (Mouvement populaire de libération de l’Azawad), Iyad Ag Ghali revendique l’attaque. Son mouvement fédérait autour de lui beaucoup de sensibilités touarègues, en dehors des Ifoghas dont il est issu. En janvier 1991, le régime finissant de Moussa Traoré signe avec cette rébellion les « Accords de Tamanrasset ». En mars 1991, il est renversé par l’armée. Le lieutenant-colonel Amadou Toumani Touré (ATT) prend la direction de la Transition qui dura jusqu’en juin 1992. À la veille de son départ, il signera avec les rebelles un « Pacte national » qui renforçait les accords de Tamanrasset. Pendant la transition, une Conférence nationale fut organisée pour faire table rase du passé et acter l’avènement d’un régime dit démocratique. Après des élections présidentielles, Alpha Oumar Konaré du parti ADEMA (Alliance démocratique du Mali) est élu à la tête du pays. Son régime dit démocratique peut se targuer d’un excellent bilan dans les domaines des libertés publiques, de la libéralisation de l’économie, de l’urbanisation et de l’émergence d’une classe moyenne.

Toutefois, le revers est terriblement décevant. C’est en effet sous le règne d’Alpha Oumar Konaré qu’a commencé le processus d’affaiblissement de l’État malien. Les droits sociaux accordés, sans réflexion stratégique, aux corps régaliens (police, magistrature, commandement territorial) permirent leur syndicalisation anarchique, source d’une nouvelle vulnérabilité de l’État et de perte d’autorité. Konaré porte également une grande responsabilité dans la déliquescence de l’outil de défense de son pays. Avant son accession au pouvoir, l’armée malienne était l’une des meilleures de l’Afrique de l’Ouest. Par naïveté idéologique ou peur de coups d’État, son régime procédera méthodiquement au dépeçage d’un bel héritage avec le gel des programmes d’équipement, des recrutements laxistes et une féminisation prématurée. À l’heure des confrontations récurrentes avec les rebelles, les effets de ces mauvaises options se sont fait sentir dans la déroute et les regrets. Le séparatisme qui se nourrit à la fois des échecs des gouvernants et d’une sourde rancœur n’en sera pas apprivoisé. Le régime d’Alpha Oumar Konaré est aussi responsable du démantèlement du système éducatif.

2002 : Retour au pouvoir d’ATT

Après une nouvelle alternance à la mode ping pong, Amadou Toumani Touré revient au pouvoir en 2002. Porté à la magistrature suprême par un puissant mouvement citoyen avide d’une gouvernance de rupture, ATT se démarquera de ses soutiens originels, une fois aux affaires, en optant pour un mode de gouvernance basé sur le consensus général et mou. Une sorte de « partitocratie » dépourvue de cette boussole programmatique qui donne sens et cohérence à l’action publique. D’emblée, il nomme l’ancien haut-commissaire de l’OMVS, le Touareg Ahmed Mohamed ag Hamani au poste de Premier ministre. Un pari politique visant à flatter les sentiments de la communauté d’origine du nouveau PM pour apaiser la situation. Tout général qu’il était, ATT n’a pas été à la hauteur des efforts attendus de lui pour « réarmer l’armée », selon la formule de l’éminent journaliste Saouti Aïdara. Son refus persistant de muscler l’outil de défense est un des mystères de son héritage. À son actif, on doit relever néanmoins un bon bilan en termes de désenclavement et de construction d’infrastructures structurantes. Les années ATT constituent un repère majeur pour comprendre la complexification de la crise du Nord. C’est durant ces années que plusieurs facteurs géopolitiques se sont accumulés pour changer la nature de la crise malienne. En effet, d’une rébellion récurrente et localisée, la situation a métastasé pour devenir un cancer de subversion généralisée.

En premier lieu, c’est l’avènement d’un nouveau corridor transsaharien de trafic de drogue qui a changé la donne. Flash back : les années 1990 et 2000 ont été marquées par une guerre implacable menées par l’Agence américaine de lutte contre la drogue (DEA) contre les narcotrafiquants d’Amérique centrale et du Sud. Il fallait donc, pour les grands dealers, trouver une nouvelle filière plus poreuse. La côte Atlantique ouest africaine fut choisie comme point idéal d’entrée compte tenu de la nature faible de certains de ses États. La Guinée Bissau (dont l’ancien chef d’état-major Antonio Indjai vient de faire l’objet d’un avis de recherches pour capture par les USA en relation avec ce trafic) et la Guinée Conakry de Lansana Conté en deviendront les plaques tournantes. Partant de ces côtes, l’immense désert malien a été ciblé comme une zone de transit.

Et le business de la drogue et des otages fit son apparition !

Le fameux épisode d’Air Cocaïne, cet avion calciné en plein désert après déchargement de sa cargaison de drogue, n’était qu’un bout d’une criminalisation généralisée de la zone. Cette criminalisation, qui perdure, favorisera d’autres trafics résiduels ou périphériques, comme la contrebande de cigarettes ou le trafic d’êtres humains. S’y greffera un autre trafic plus ignoble, le « business d’otages ». Les négociations pour la libération d’otages occidentaux contre des rançons consistantes ont attiré une foule d’intermédiaires avides de gains faciles avec des ramifications insoupçonnables au niveau de certains palais de la sous-région. Pendant ce temps, la défaite des groupes armés en Algérie après une insurrection manquée des Salafistes a provoqué le repli vers le Sud, c’est à dire dans l’Adrar des Ifoghas, de combattants rescapés aguerris. Le gouvernement algérien, qui a infiltré au plus haut niveau les groupes terroristes présents dans le pays, a-t-il complaisamment laissé faire ce redéploiement vers le Sud ?

Ce pour ne serait-ce que trois raisons : éloigner du pays une poignée d’irréductibles, garder la main sur le dossier malien dans un contexte mondial de lutte contre le terrorisme et, enfin, par crainte de heurter les sentiments de sa propre population touarègue composée du groupe des Ifoghas de Tamanrasset. Dans ce dossier, comme toujours, l’Algérie a une approche sophistiquée difficilement déchiffrable. Toutefois, contrairement aux idées reçues, le basculement d’une partie du Nord malien et du Centre n’est pas uniquement le fait d’envahisseurs maghrébins. Beaucoup d’habitants, dans ces parties du pays, ont épousé le Salafisme en y voyant un « authentique retour aux sources originelles de l’Islam ». La réislamisation radicale d’une partie de la société malienne, comme dans la plupart des pays musulmans d’Afrique noire, a bénéficié des pétrodollars saoudiens et du prosélytisme actif des Pakistanais. Il est vrai que l’avènement en Turquie et en Egypte de pouvoirs dans l’obédience de la confrérie des Frères musulmans a amplifié, à l’échelle du monde islamique, le phénomène du Salafisme. Cette mutation a introduit une pluralité nouvelle chez les militants armés du Nord en termes d’objectifs et de composition démographique.

Le basculement vers cette idéologie d’un Iyad Ag Ghali (ancienne figure tutélaire du mouvement touareg autonomiste et laïc) s’explique par l’existence de ce terreau favorable, et en même temps fonde le changement des objectifs de son combat qui ne sont plus l’autonomisation ou l’indépendance de l’Azawad, mais l’islamisation de l’ensemble du pays. Certains disent aussi que c’est lors de son séjour en Arabie saoudite où il travaillait au Consulat du Mali – poste qu’il a acquis à la faveur des négociations avec le pouvoir central — qu’il aurait épousé la doctrine salafiste. La guerre de l’Occident contre le régime de Kadhafi eut également une conséquence directe sur le Mali avec le retour au bercail des supplétifs touaregs lourdement armés. L’effet cumulatif de l’ensemble de ces facteurs a fait du vaste désert Nord malien un espace incontrôlable dans lequel terroristes, rebelles et trafiquants de toutes sortes se meuvent à leur guise, entretenant des systèmes croisés d’activités criminelles. Cette situation nouvelle a réduit considérablement les capacités régaliennes de l’État central. En 2006, le président ATT signe avec les mouvements rebelles des accords de paix à Alger, les énièmes, avec à la clé une concession stupéfiante : la démilitarisation, autrement dit, le retrait de l’armée de la zone du conflit. Une première. La rébellion nordiste n’en sera pas pour autant domptée. Au contraire ! Elle se manifestera davantage en synchronisant ses actions avec celles des Touaregs du Niger dans une nouvelle phase éprouvante pour les deux États. C’est la troisième rébellion touarègue.

Pour y faire face, le pouvoir de Bamako encouragera la création de milices d’autodéfense composées de populations noires sédentaires et de groupes touaregs loyaux tels que les « Imaghas » du Colonel El Hadj Ag Gamou. Cette option informelle de l’État, qui autorise les pratiques peu orthodoxes dans son financement, permettra aux acteurs de l’ombre d’évoluer dans l’interstice d’un monde sans droit amplifiant le phénomène de criminalisation de l’espace Nord du pays. L’armée malienne était en réalité très affaiblie par des décennies de négligence. Nantis de nouvelles armes provenant de l’arsenal de Kadhafi, les Touaregs, notamment les « Ifoghas » et leurs alliés les « Adnanes », déclenchent la quatrième rébellion en 2011. Ils conquièrent rapidement quelques villes secondaires tels que Tessalit et Aguelhok. Cette dernière localité a été le témoin d’actes barbares contre des prisonniers de l’armée malienne. La tragédie provoquera une onde de choc dans tout le pays. Les femmes de la garnison de Kati organiseront une marche sur le palais de Koulouba, obligeant le président ATT en personne à sortir pour les calmer. Le 26 mars 2012, à quelques mois de la fin de son mandat, ATT est victime d’un coup d’État mené par un groupe d’officiers subalternes avec le capitaine Sanogo comme figure de proue. La rupture de la chaine de commandement qui s’en suivit a été le catalyseur d’une conquête foudroyante des principales villes du Nord (Kidal, Tombouctou, Gao) par le MNLA (Mouvement national de libération de l’Azawad), aussitôt expulsé par les « djihadistes » plus armés et déterminés. Le Mali était désormais coupé en deux. Les nouveaux maîtres du Nord iront jusqu’à détruire les mausolées de Saints à Tombouctou qu’ils considèrent comme des lieux d’adoration non conformes à l’orthodoxie musulmane.

IBK, LES RENDEZ-VOUS MANQUES D’UN POUVOIR SOLITAIRE

Jeudi 19 septembre 2013, les astres étaient alignés dans le firmament soudanosahélien pour célébrer le retour en fanfare du Mali dans le concert des Nations. Ibrahim Boubacar Keita, triomphalement élu président de la République, prêtait serment devant des milliers de ses concitoyens dans un stade du 26 mars plein à craquer malgré une chaleur étouffante. Le gotha diplomatique international était au rendez-vous pour savourer ces instants d’espérance. Même le souverain alaouite, Sa Majesté le Roi Mohammed VI, était de la partie, lui qui n’assiste presque jamais à des investitures de présidents, fonction éphémère pour un monarque héréditaire. Des patriotes maliens lucides s’interrogeaient en sourdine sur les réelles capacités du nouveau capitaine du Maliba à manœuvrer avec dextérité entre récifs et bancs de sable, sur le chemin du redressement national. La réponse n’allait pas tarder. À commencer par le traitement du dossier fondamental qu’est la question touarègue. Pendant la campagne électorale, le candidat IBK avait été le seul à avoir été accueilli avec les honneurs à Kidal.

Le chef des « Ifoghas » Amenokal Intalla Ag Attaher, en personne, avait demandé à toute sa communauté de voter pour lui. Pour les Touaregs, IBK était ce fameux « kankélétigui », l’homme qui respecte toujours sa parole. Lors des élections législatives qui ont suivi la présidentielle, le fils du chef des « Ifoghas », Mohamed Ag Intalla, était d’ailleurs élu sous les couleurs du RPM. Le moment était donc favorable, l’ambiance générale ultra positive pour engager sereinement et sans pression des négociations afin de trouver un épilogue politique définitif au vieux dossier du Nord. Malheureusement, le nouveau maître de Koulouba (palais présidentiel malien) traina les pieds. Petit à petit, la situation sur le terrain se dégrada. À l’occasion de l’inauguration du barrage de Félou, dans la région de Kayes, IBK martèlera ceci : « Il n’y aura pas de négociations avec les rebelles tant qu’ils n’auront pas déposé les armes. Un rebelle ne peut pas se hisser à mon niveau. Kidal reviendra dans le giron du Mali !». Acclamations bruyantes de son opinion publique chauffée à blanc. L’heure n’était donc pas aux négociations mais aux préparatifs militaires souterrains pour une revanche.

Au mois de mai 2014, le jeune et fougueux Premier ministre Moussa Mara décide de se rendre à Kidal, de gré ou de force, contre l’avis du MNLA qui tient la ville, de la communauté internationale et même du ministre de la Défense Soumaïlou Boubèye Maïga. Pour les sceptiques, l’armée malienne étant en pleine restructuration, une nouvelle aventure était trop risquée. Qu’à cela ne tienne, le PM tenait à son voyage, disant à qui voulait l’entendre qu’il serait inconcevable d’empêcher une haute Autorité malienne de visiter une partie du territoire de la République. C’était fort légitime. Les opposants à cette initiative rétorquent qu’il s’agissait juste d’une question de timing. Le 17 mai, Moussa Mara débarque à Kidal dans une ambiance de guerre. Sa délégation est accueillie par des rafales. Le bilan est lourd, plusieurs morts sont dénombrés et de nombreux blessés. « 28 morts et 62 blessés du côté des agresseurs et 8 morts et 25 blessés du côté de l’armée », selon le ministère malien de la Défense, ainsi qu’une trentaine de fonctionnaires retenus en otages dans le gouvernorat.

IBK gâche toutes les cartes qu’il avait en main !

Exfiltré, le Premier ministre malien avait trouvé refuge au camp de la MINUSMA. Le gouverneur, qui était revenu à Kidal à la suite de négociations et quelques services sociaux publics furent expulsés. Avec la déroute de l’armée malienne, le président IBK sollicite un cessez-le-feu immédiat dans un discours pathétique à la télévision nationale. Le rapport de forces était de nouveau en faveur de la rébellion. Contraint par la tournure des évènements sur le terrain, il autorisera la reprise des négociations dans le cadre du processus d’Alger. Le 20 juin 2015 fut signé, au Centre international de conférences de Bamako (CICB), l’Accord de paix et de réconciliation entre l’État du Mali et les mouvements armés, sous l’égide de la communauté internationale. Plusieurs mois après la signature de l’Accord, les dirigeants de la rébellion étaient encore logés dans les grands hôtels de Bamako nourris et blanchis aux frais de l’État central.

Les Maliens n’en croyaient pas leurs yeux. Du sang, du temps et de l’argent inutilement gaspillés, alors que le nouveau président bénéficiait au départ d’une situation avantageuse pour éviter toutes ces péripéties humiliantes. Que de rendez-vous manqués ! À peine élu, le président IBK s’est acheté un nouvel aéronef. D’après une étude commanditée par ses services, l’avion de commandement utilisé par ses prédécesseurs, ATT et Diocounda Traoré, ne serait plus sûr techniquement. Il n’y aura jamais, cependant, une contre-expertise pour corroborer les conclusions de cette étude. Les conditions nébuleuses d’acquisition de l’aéronef font l’objet, à ce jour, d’une procédure judiciaire qui vaut à l’ex-Premier ministre Soumaïlou Boubèye Maïga sa détention actuelle. L’achat d’un avion était-il une priorité pour le Mali qui venait à peine de sortir d’une occupation ? De nombreux Maliens ont été déçus par cette décision d’un président sur lequel ils fondaient beaucoup d’espoirs. Ce n’est pas tout. IBK avait aussi engagé de coûteux travaux d’embellissement de l’annexe du Palais occupée auparavant par son prédécesseur, le président de la Transition, à cause de la destruction partielle du bâtiment principal lors du coup d’État contre ATT. Cette annexe ne répondait pas trop au goût du nouveau locataire. Par exemple, le carrelage était jugé sommaire, il fallait donc du marbre de haute qualité ! Des milliards engloutis pour donner, aujourd’hui, ce qui est sans doute l’un des plus luxueux bureaux de chef d’État au monde. Son goût immodéré des dépenses a été une faille adroitement exploitée par les puissances étrangères pour adoucir ses positions. Pourtant, l’homme avait des velléités de rupture au début de son mandat.

Au seuil de sa prise de fonction, il avait fait jurer sa famille devant Dieu et « sur le sang des Keita » de ne jamais se mêler des affaires publiques. Quels moyens ont été utilisés pour inverser ce serment au point que la présence de la famille devienne puissante et pesante ? Une présence qui finira par parasiter la gouvernance du pays et favoriser des actes de corruption inouïs. Sur la sauvegarde de l’image de son pays, il eut également, au départ, des divergences chaudement exprimées avec les partenaires étrangers, notamment la France. Sa volonté d’émancipation se manifestait comme en témoignent ses rencontres houleuses avec certains plénipotentiaires occidentaux. Au fond, la communauté diplomatique occidentale, notamment, était agacée par ce qu’elle considérait comme des atermoiements dans le traitement des dossiers politiques du Nord. Ainsi, les messages, en guise de « rappels à l’ordre », n’ont pas tardé. Sous la double plume de Patrice Lhomme et de Gérard Davet, le journal « Le Monde » publie en mai 2014 un article dévastateur sur les « accointances délictuelles » du nouveau président.

Quelques temps après, un autre missile imparable est lancé par les deux artificiers. La dernière livraison révélait les contenus très gênants de ses communications avec l’un de ses plus proches fidèles, Chabane Maïga. Plus tard, lorsque fut révélée la relation privilégiée entre les deux journalistes du « Monde » et le président François Hollande, à l’occasion de la parution de leur livre commun, « Un président ne parle pas comme ça ! », on devina aisément l’origine des fuites. IBK, cet homme aux immenses qualités humaines, sera desservi par ses vulnérabilités. Il était surtout inaccessible. De lui, on pouvait même parler d’une inaccessibilité phénoménale pour un dirigeant d’un pays en profonde crise. Face aux manœuvres sophistiquées des puissances, le peuple avec lequel il était en rupture ne pouvait être pour lui d’aucun secours. Son suprême isolement empêchait la convergence vers lui d’un élan patriotique. Mais l’échec le plus grave de son régime, ce fut incontestablement la déstabilisation du Centre du pays.

Comment en est-on arrivé à ce brasier incandescent, dans ce Centre autrefois endroit paisible, où cohabitaient harmonieusement différentes ethnies ? Que cela soit le résultat d’une stratégie perfide visant à élargir la composition ethnique du « Djihad » ou la conséquence d’un engagement téméraire d’un rebelle dans l’âme, le pyromane porte un nom : Amadou Koufa. Fondateur du Front de Libération du Macina, Koufa est un affidé du redoutable Iyad Ag Ghali. Ils sont tous affiliés à Al Qaïda. Il était avec les « djihadistes » qui avaient attaqué Konna. Après l’intervention « Serval » et la contre-offensive de l’armée malienne, lui et ses amis se sont dispersés dans la nature en attendant des jours meilleurs.

Petit à petit, ils se signalent par des incursions dans le Centre du pays. Au départ, Koufa était à la tête d’un groupe marginal. L’immense majorité de ses parents Peuls ne voulait pas le suivre car il professait un Islam radical qui était aux antipodes de l’Islam confrérique, même s’il utilisait à merveille l’héritage symbolique de l’Empire Peul du Macina pour rallier sa communauté. Comment expliquer alors l’essor fulgurant de son « djihadisme » en quelques années seulement ? En grande partie, par les erreurs du pouvoir. Ne réussissant pas à embrigader ses parents en grand nombre, le chef de la Katiba de Macina imposa l’omerta par la terreur. Tout contact, a fortiori toute collaboration avec les forces de défense et de sécurité, était considéré comme une traîtrise et châtié de manière exemplaire et dissuasive. Les forces de défense et de sécurité, qui se heurtaient par la suite au silence apeuré des civils, interprétaient cette attitude comme de la complicité motivée par la solidarité ethnique. Les exactions qui en résulteront provoquent le basculement progressif des jeunes dans le camp des « djihadistes », pour se venger ou protéger leurs parents.

A contrario, les populations Dogons, qui ont beaucoup de parents dans l’armée, contrairement aux Peuls, accepteront volontairement la collaboration avec les forces de sécurité pour se protéger du danger des « djihadistes », s’attirant ainsi le courroux des rebelles armés. Pour faire face aux représailles des rebelles, les Dogons créeront des milices d’auto-défense avec le soutien actif des déserteurs de l’armée issus de leur communauté. L’engrenage vertigineux de la crise prend le contour d’une guerre intercommunautaire. Représailles et contre – représailles s’enchaînent, des villages entiers Peuls comme Dogons, sont rayés de la carte. Les tueries de masse se multiplient, une tragédie insoutenable ! La corruption des administrateurs locaux, qui perdent toute légitimité aux yeux des populations, aggrave la situation. Les vieilles querelles autour des terres prennent une autre dimension avec des convoitises anciennes assouvies par la force. À ce niveau, on doit s’interroger sur la responsabilité du pouvoir central. Qui a armé les milices ? Qui les a laissé prospérer dans le secret espoir de rééditer « l’exploit » des milices au Nord ? Pourquoi le gouvernement malien, au moment où le Premier ministre était Soumaïlou Boubèye Maïga, avait-il refusé de cautionner les initiatives de réconciliation portées par d’éminentes personnalités des deux ethnies ?

Pourquoi le Premier ministre Soumaïlou Boubèye Maïga avait-il lui-même arboré une tunique des chasseurs, donc des miliciens, lors d’une réunion publique ? Cet accoutrement symbolique a été interprété comme un geste de parti-pris en faveur d’une communauté. En vérité, le basculement du Centre est l’exemple typique de la défaillance systémique du pouvoir central. Un engagement politique conséquent, s’appuyant sur une démarche pédagogique appropriée et une bonne communication aurait pu, dès le départ, juguler les tendances à la communautarisation d’une crise dont les enchaînements étaient visibles. L’ampleur de cet échec, et ses graves conséquences, s’explique par la distorsion du mode de gouvernance du régime. Avec l’avènement de Boubou Cissé comme Premier ministre, le pouvoir a essayé de corriger le tir en multipliant les initiatives de réconciliation intercommunautaire. Hélas ! C’était trop peu et trop tard. Le mal était déjà fait.

LA FRANCE AU MALI, OU L’ART DE «BAZARDER» UNE GLOIRE CONQUISE

L’intervention française au Mali était dans l’air à la fin de l’année 2012. L’Afrique, dont un des membres était victime d’une agression menaçant son existence, était incapable de réunir les moyens humains, matériels et financiers pour lui porter secours. Il fallait, pour elle, organiser des « conférences de donateurs » (sic) afin de trouver les quelque 375 millions de dollars – ou la moitié de cette somme –nécessaires, que tout le continent ne pouvait pas ou ne voulait pas réunir.

À Bamako même, une junte dirigée par le tonitruant capitaine Sanogo détenait la réalité du pouvoir malgré la présence d’un président de transition, M. Diocounda Traoré, ancien président de l’Assemblée nationale. Les « glorieux » putschistes étaient davantage occupés à piller ce qui restait des maigres deniers de l’État que de se battre pour la reconquête de leur patrie occupée. Le 20 décembre 2012, par la résolution 2085, le Conseil de sécurité des Nations Unies autorisait le déploiement, sous conduite africaine, d’une mission internationale de soutien au Mali (MISMA). C’était trop tard ! Au début de l’année 2013, Iyad Ag Ghali, chef touareg de l’organisation Ansar Dine, qui occupait le Nord du territoire en compagnie de l’AQMI et du MUJAO (Mouvement pour l’Unicité et le Jihad en Afrique de l’Ouest), prend une décision qui allait accélérer la cadence de l’Histoire : la descente vers le Sud.

La coalition confère longuement dans les environs de la commune de Bambara maoundé, dans le cercle de Gourma Rharous. À partir de là, deux groupes se dirigent séparément vers le Centre : l’un descend sur la commune de Konna et l’autre fait cap sur la ville de Diabali, dans le cercle de Niono. Pour rallier leur objectif, les envahisseurs ont-ils utilisé des moyens rudimentaires (pirogues et bêtes de somme), ou des engins camouflés pour se protéger des caméras à infrarouge des avions espions qui ronronnaient dans le ciel ? Ou encore, ont-ils progressé en petits convois de véhicules afin d’éviter que le panache des fumées d’une logue colonne n’attire la curiosité du ciel ? C’est un débat superflu, car la constante historique est que, d’une manière ou d’une autre, ils ont pu atteindre leur objectif et en masse. Dès le 9 janvier, leur présence aux abords de Konna était signalée par les habitants. C’est le branle-bas à Bamako. Le président de la Transition, Diocounda Traoré, était favorable à une intervention française immédiate pour stopper l’avancée des assaillants. La junte était farouchement contre pour une raison toute simple : une présence des forces étrangères allait changer les rapports de force internes.

La France aussi avait d’autres objectifs stratégiques au Mali, à savoir empêcher la création d’un « Sahélistan » qui menacerait directement les frontières Sud de l’Europe, la sanctuarisation de ses alliés stratégiques de la côte Atlantique – Côte d’Ivoire et Sénégal – et une revanche sur l’Histoire, des décennies après la fermeture de sa base de Tessalit par le nationaliste Modibo Keita. Posture paradoxale d’un pays qui veut combattre le « djihadisme » au Sahel en armant les mêmes « djihadistes » en Syrie ! Le 10 janvier 2013, la coalition des groupes armés attaque Konna au petit matin. Avant 18h, l’armée malienne était en déroute. Les soldats n’étaient plus motivés, en partie à cause du comportement de leur hiérarchie à Bamako.

 La prochaine cible des « djihadistes » était Mopti, en passant par Sévaré. Mopti était le dernier verrou militaire avant la capitale. Iyad Ag Ghali voulait-il se frayer un chemin pour aller conquérir Bamako et y proclamer l’avènement d’un émirat islamique d’obédience wahhabite ou voulait-il simplement conquérir Mopti pour sécuriser l’aéroport Ham Bodédio afin d’empêcher le déploiement de la force internationale sans cesse annoncée ? Nous y reviendrons plus loin. Le président de la Transition, Diocounda Traoré, décide de faire appel à la France pour une intervention immédiate sous le chapitre 51 de la Charte des Nations Unies. Craignant des représailles des militaires aux aguets qui menaçaient de marcher sur Koulouba en cas d’une demande d’intervention terrestre de la France et aussi le courroux du grand Chérif de Nioro, un homme très influent dont le père fut déporté par l’administration coloniale et donc hostile à l’intervention française sur le territoire malien, le président de la Transition s’est contenté d’une demande d’intervention aérienne dans sa première requête.

Et la France déclencha l’opération « Serval » !

Paris refuse cette demande, arguant que depuis la guerre en Irak il est prouvé qu’une intervention aérienne était insuffisante pour gagner une guerre. Le président Traoré chargera sa garde rapprochée (le Secrétaire général Ousmane Sy et le Conseiller diplomatique Brahim Soumaré, fils du général Abdoulaye Soumaré, fondateur de l’armée malienne) de proposer une nouvelle mouture où il sera question d’ « une intervention aérienne immédiate de la France, d’appui renseignement et appui – feu ». « Appui – feu », concept très large, pouvant justifier toutes les gammes d’interventions utilisant le feu des armes. La lettre de Diocounda Traoré contenait aussi une clause confidentielle de protection juridique des troupes françaises au Mali. Une clause qui sera formalisée plus tard avec un document de référence nommé « Sofa ». Pour conférer à l’intervention une légalité internationale supplémentaire, la France obtiendra du Conseil de sécurité, réunie en urgence dans la nuit du 11 janvier, une déclaration qui appelle « les États membres à aider les forces de défense et de sécurité maliennes à réduire la menace représentée par les organisations terroristes et affiliées ». On remarquera ici la valeur juridique d’une simple déclaration de cette instance comparée à une résolution numérotée.

Le 11 janvier, l’armée malienne repart à l’offensive avec l’appui des forces spéciales du dispositif « Sabre », avec des hélicoptères décollant du site DjIbo, au Burkina Faso. L’opération « Serval » est déclenchée. La ville de Konna est reconquise après une bataille au cours de laquelle l’armée malienne fera preuve d’héroïsme. Le 14 janvier, l’autre groupe de « djihadistes » attaque la commune de Diabali d’où il déloge l’armée malienne qui se replie avant de repasser à l’offensive. Au même moment, un groupe de commandos français est pré-positionné devant le barrage de Markala pour sécuriser le précieux ouvrage. Les mirages 2000 D du dispositif « Epervier » au Tchad entrent en action. Une colonne motorisée de l’opération « Licorne » en Côte d’Ivoire s’ébranle en direction du Mali, à vive allure.

Les premières troupes africaines de la MISMA débarquent dans le sillage de l’intervention française ; elles auront comme tâche la sécurisation des zones libérées, à l’exception des troupes tchadiennes qui ont accompagné l’armée française dans les batailles du Nord, notamment dans l’Adrar des Ifoghas. La MISMA est relayée par la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA) à partir du 1er juillet 2013. L’armée malienne évoluant sur le terrain accueille d’un bras fraternel ses nouveaux « partenaires » français. Ensemble, la reconquête rapide de plusieurs localités du Nord est réalisée sous le joug des « djihadistes », dont Tombouctou et Gao.

 Le peuple malien acclame la France, les drapeaux tricolores pavoisent les rues, avenues et balcons des grandes villes. Le nom du président français François Hollande est donné à des nouveaux nés. Le 2 février, le chef de l’État français effectue une visite triomphale dans Tombouctou libérée. C’est l’apothéose ! Cependant, à des centaines de km au Nord de « la cité des 333 Saints », c’est une autre scène contrastée qui s’y déroule. En déroute partout, les « djihadistes » se réfugient dans le massif de l’Adrar des « Ifoghas », une forteresse naturelle qui enjambe la frontière algéro-malienne. À Kidal précisément, la capitale des « Ifoghas », l’heure est aux manœuvres suspectes.

Du jour au lendemain, on y annonce la naissance d’une nouvelle organisation : le Mouvement islamique de l’Azawad (MIA). Un rapide examen de sa composition révèle une tentative de recyclage des éléments « djihadistes » d’Iyad Ag Ghali. Le porte-parole du nouveau mouvement ne serait autre d’ailleurs que… l’ancien porteparole d’Ansar Dine. Pour faire bonne figure, le MIA rallie Mohamed Ag Intalla, le fils de l’Amenokal des « Ifoghas », Intalla Ag Attaher, en compagnie de son frère Alghabass Ag Intalla, proche d’Iyad Ag Ghali. L’un des concepteurs de cette métamorphose ne serait autre que Ahmada Ag Bibi, l’homme qui servirait d’intermédiaire entre Iyad Ag Ghali et les Français.

Derrière le MNLA et le MIA, la DGSE française opère en coulisses !

Pendant ce temps-là, le MNLA, qui avait été chassé de la ville de Kidal par les « djihadistes », avant l’intervention française, réoccupe une partie de la ville. Les deux mouvements, MNLA et MIA, proclament séparément leur volonté de lutter contre le « terrorisme ». Dans la foulée, le MNLA annonce la capture de deux grands « terroristes » en fuite, Mohamed Ag Mohamed et Oumaini Ould Baba. La DGSE française tire les ficelles en coulisses.

Son tropisme pro-Touareg est de notoriété publique. C’est dans cette ambiance que débarquent à Kidal les éléments précurseurs de l’armée française pour la future bataille de Tigharghar : les commandos de l’armée de l’air N°10, une unité des forces spéciales, les commandos de l’infanterie marine du premier RPIM (Régiment des Parachutistes de l’Infanterie Marine). Ils prennent contact avec le chef d’état-major du MNLA, le légendaire colonel Najim. Les Français ne voulaient pas traiter publiquement avec le MIA qui était trop sulfureux. D’ailleurs, ce mouvement mort-né se sabordera pour devenir HCUA (Haut – Conseil pour l’Unité de l’Azawad), signataire plus tard au sein du CMA (Conseil des mouvements de l’Azawad) de l’accord de paix et de réconciliation avec Bamako en 2015. Ses deux dirigeants emblématiques deviendront des députés, élus sur la liste du RPM (Rassemblement pour le Mali), parti d’IBK. Comprenne qui pourra !

Les Français récupèrent donc le MNLA pour, disent-ils, profiter de sa connaissance du terrain afin d’atteindre d’autres objectifs : extirper les derniers « djihadistes » refugiés dans l’Adrar et libérer leurs otages au nombre de sept (7), qui seraient détenus, selon les renseignements de la DGSE, au niveau du massif de Tigaharghar. Ils inventent une formule langagière pour se prémunir d’accusations de collusion avec un mouvement qui, quelques mois plutôt, avait proclamé l’indépendance de l’Azawad : « Patrouille en commun et non une patrouille commune ». La France était déjà dans un schéma de traitement de Kidal différent de celui mis en œuvre à Gao et à Tombouctou. En tout cas, pour le MNLA, il était hors de question de voir l’armée malienne revenir en masse à Kidal avant un accord global. Essayons de voir, en toute objectivité, les arguments en présence pour en tirer une conclusion honnête. Les partisans d’un traitement différentiel de Kidal, particulièrement le ministère français de la Défense dirigé à l’époque par M. Jean Yves Le Drian, avançaient plusieurs arguments du point de vue des intérêts français et de l’intérêt général, selon eux.

Entre autres : – la France n’a pas vocation à soutenir l’armée malienne à reconquérir une ville malienne tenue par un groupe armé malien qui a des revendications qui datent de très longtemps ; – la solution armée est impossible, il faut un règlement politique ; – si la France devait s’engager dans une opération hostile contre les Touaregs, elle risquerait de perdre un soutien dans une région en proie à une instabilité chronique et, pire, elle se mettrait à dos les « Ifoghas » de l’autre côté de la frontière au Niger. Ce qui mettrait en péril l’exploitation des mines d’uranium d’Arlit. – enfin, pour retrouver les otages, le concours du MNLA était nécessaire compte tenu de sa connaissance du terrain. Les contestataires de l’option du traitement différentiel de Kidal, dont l’ambassadeur de France au Mali, Christian Rouyer, assuraient que la France risquait d’y perdre beaucoup, notamment la fin de l’idylle avec l’opinion malienne. Il fallait, argumentaient-ils, accompagner l’État central dans la reconquête intégrale de son territoire, quitte à encadrer l’entrée de l’armée malienne à Kidal pour éviter d’éventuelles exactions. Christian Rouyer sera limogé séance tenante.

En vérité, en pactisant avec le MNLA et en réservant un traitement différencié à Kidal, en faveur de Marianne a-t-elle pu brusquement la France aura commis une erreur monumentale qu’elle paye encore aujourd’hui en termes d’impopularité, car les Maliens étaient choqués et outrés par ce comportement. L’opinion publique française devrait se demander comment une sympathie générale et fervente en faveur de Marianne a-t-elle pu brusquement se transformer en violente hostilité contre la même France ?

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