Assurément, la démocratie sénégalaise, réputée autrefois comme l’une des plus avancées en Afrique voire dans le monde, connaît des jours sombres. De fait, le président de la coalition au pouvoir a réussi la prouesse de placer la quasi-totalité des opposants politiques en situation de vulnérabilité judiciaire (sursis ou liberté provisoire).
On compte, parmi eux, ceux qui perdent leurs droits civiques à leur sortie de prison, ceux qui attendent d’être jugés, ceux dont les démêlés judiciaires durent depuis 10 ans et ceux qui peuvent être emprisonnés, à tout moment, pour un post sur Facebook ou une participation à des marches presque toujours interdites … et la liste est loin d’être exhaustive.
Une vie démocratique plombée par un projet totalitaire
Au moment où la nation toute entière se prépare pour des élections locales, qui auraient pu consacrer l’épanouissement de la démocratie locale, en chantier depuis 1972, avec l’apparition des communautés rurales, on assiste plutôt au renforcement du caractère totalitaire du régime actuel.
On note, en effet, outre les guet-apens contre certains leaders de l’opposition, une censure des paroles et des écrits sur tous les médias, y compris les réseaux sociaux et même des velléités d’instaurer une police de la pensée, en se servant de relais dans certains secteurs religieux ou au sein de l’ancienne gauche renégate. Le parti-État APR cherche à tout contrôler, à annihiler toutes formes de résistance, plaçant ses hommes au sein de l’appareil répressif (forces de défense et de sécurité, pouvoir judiciaire), mettant à mal le monopole de la violence par l’État, en recrutant des nervis, ou distillant une propagande sournoise ou agressive, à laquelle de larges pans du monde de la presse se prêtent volontairement ou non, au risque de subir les foudres de l’administration fiscale.
Tout le monde peut constater les manœuvres du pouvoir politique pour intimider les groupes de presse, qui refusent de cautionner leur projet visant à museler toutes les voix discordantes. En plus des atteintes à la liberté de presse orchestrées par le patron du CNRA, une girouette ayant fidèlement servi tous les régimes de notre pays depuis 1960, les autorités se proposent de réguler les médias sociaux, ce qui signifie empêcher toute expression libre d’opinions critiques à leur endroit.
Un pouvoir local vassalisé
À supposer que l’association des maires du Sénégal soit l’incarnation du pouvoir décentralisé dans notre pays, le fait qu’elle soit présidée par le frère du président de la République donne raison à tous ceux qui pourraient penser que dans notre pays, c’est une seule famille, qui détient tous les pouvoirs, aussi bien central que décentralisé.
En plus du manque notoire d’élégance que cela montre, cette situation confirme l’absence indiscutable de volonté politique de promouvoir le processus de décentralisation dans notre pays. Depuis Senghor, l’Exécutif a toujours considéré les collectivités locales / territoriales plus comme des appendices du parti-État que comme des moteurs d’un développement multisectoriel.
Macky Sall, avec l’acte 3 de la décentralisation, adopté à la va-vite en décembre 2013, n’a fait qu’enfoncer le clou, malgré la belle rhétorique sur l’équité territoriale et la territorialisation des politiques publiques. En réalité, cette loi n’avait que des objectifs bassement politiciens, celui d’exercer un chantage odieux sur des centaines de maires de l’Opposition pour les amener à transhumer, et celui d’évincer l’opposition de la ville de Dakar, projet qui n’a pu aboutir, malgré l’emprisonnement arbitraire de Khalifa Sall.
Disparition programmée du label Benno
Si les maires de la majorité présidentielle ont pu disposer de plus de sept longues années pour préparer leur réélection grâce à des mécanismes divers, allant des enrichissements rapides et suspects, à la spéculation foncière, en passant par le clientélisme et les transferts irréguliers d’électeurs, c’est l’absence de cohésion et surtout de perspectives communes, qui risquent de couler la coalition Benno Bokk Yakaar.
En vérité, les partis de la mouvance présidentielle auront de moins en moins de raisons de cheminer ensemble et c’est le label Benno lui-même, qui risque de disparaître, après les locales, pour au moins deux raisons. Premièrement, les leaders de Benno Bokk Yakaar font la politique de l’autruche, refusant de voir que leur mentor, qui constitue leur seule référence commune, est en train de terminer son second mandat et ne pourra plus rempiler en 2024. Ensuite, la convoitise, dont font l’objet les fauteuils de maire ou de président de conseil départemental suscite des rivalités féroces au sein des coalitions.
Le pouvoir totalitaire de Benno Bokk Yakaar voit d’un très mauvais œil, ce bouillonnement électoraliste qu’il cherche à mettre sous coupe réglée, d’autant qu’on observe l’irruption sur la scène locale de nouvelles forces issues du monde politique et de la société civile, avec une forte représentation des femmes et des jeunes.
Faute de procédures démocratiques éprouvées au sein du parti présidentiel, c’est au président de la République, président de la coalition, qu’on a confié l’impossible mission de départager des centaines de candidats-maires au niveau d’innombrables collectivités territoriales, une démarche à contre-courant d’une décentralisation bien comprise, qui consiste à laisser les structures de base, choisir leurs candidats, en toute indépendance.
Nécessité de promouvoir la participation citoyenne
L’opinion est de plus en plus consciente des conséquences épouvantables d’un mode de scrutin majoritaire uninominal à un tour, qui permet au président de la République de désigner des députés godillots, plus enclins à respecter les directives présidentielles qu’à se faire les avocats des causes populaires.
Les mêmes causes produisant les mêmes effets, la plupart des collectivités territoriales pourraient tomber entre les mains de maffias politico-affairistes locales servant de relais à un pouvoir central, dirigé par un monarque constitutionnel, doté d’un pouvoir absolu, quasi-divin, par la magie de la démocratie représentative.
Contrairement à leurs engagements initiaux et à la Charte de gouvernance démocratique des Assises nationales, les politiciens apéristes cherchent à déposséder, de sa souveraineté, le peuple duquel devraient procéder la puissance publique et les lois.
Nos élus, depuis le président de la République jusqu’au plus petit conseiller municipal, se considèrent beaucoup trop rarement comme serviteurs du peuple et se croient autorisés, dès qu’ils sont élus, à faire ce que bon leur semble jusqu’à la prochaine élection.
Or, la qualité d’une démocratie ne dépend pas seulement de la conformité des actes posés par l’Exécutif à la loi, ou à la Constitution, mais avant tout de la concordance de la pratique gouvernementale aux fins que lui assigne la volonté populaire.
Il en ressort la nécessité de mettre en œuvre une démocratie participative pour refonder une citoyenneté active, prenant en compte la désaffection grandissante pour les partis politiques, le renouveau de la vie associative se traduisant par l’émergence de nouvelles formes d’organisations (écologistes, villageoises, fémininines, jeunes, religieuses)…
L’objectif, à terme, sera de contribuer à promouvoir la participation citoyenne des élus et des organisations de la société civile, à améliorer la culture démocratique et à faire de nos collectivités territoriales, loin des querelles politiciennes, de véritables moteurs d’un développement multisectoriel, capables de fournir des services publics de meilleure qualité.
PAR MOHAMED LAMINE LY