Syndicalisme, un legs en péril

par pierre Dieme

Les syndicats se vident de plus en plus de leurs adhérents, laissant les travailleurs en position de vulnérabilité face aux employeurs. Comment expliquer cette situation ?

Les syndicats d’aujourd’hui sont devenus des cabinets qui se vident de plus en plus de leurs adhérents. Excepté le traditionnel défilé du 1er mai et la remise des cahiers de doléances au président de la République où leurs secrétaires généraux se font timidement entendre, les centrales syndicales sénégalaises s’éteindront à petit feu. Au même moment, le patronat profite de la vulnérabilité des travailleurs pour les « exploiter ». Pourtant, le syndicalisme d’hier avait connu ses lettres de noblesse. Ce, grâce au leadership de ses dirigeants déterminés à aller au front. Ce qui est en passe de disparaître, aujourd’hui. Conscients de leur perte de vitesse au détriment des activistes et autres lanceurs d’alertes, des leaders syndicaux font leur introspection et demeurent convaincus qu’il faut un retour aux valeurs syndicales pour redonner espoir aux travailleurs. Leur seule et unique raison d’être.

Le Sénégal a vécu des moments de lutte syndicale qui sont restés gravés dans l’esprit des Sénégalais. La plus récente est l’affaire de la Senelec où sous la bannière de Mademba Sock, l’électricité a été paralysée pendant des jours afin d’obtenir gain de cause. Malgré l’intimidation de l’État du Sénégal, l’incarcération de leur leader, les travailleurs ont résisté et ont amené le gouvernement à prendre en charge leurs préoccupations.

Memba Sock et la Sutelec

Fondé en 1982, le syndicat autonome Sutelec constituait un sérieux obstacle à la privatisation de la Senelec. Selon les publications de Solidaire international dans son cinquième numéro, il organisait en effet, 1 500 des 2 300 agents, dont 96% du personnel des unités techniques. Son secrétaire général, Mabemba Sock, était simultanément secrétaire général de la confédération Unsas. En 1998, afin d’être sûr de pouvoir privatiser, le gouvernement de Diouf a mis la direction du syndicat sous les barreaux et 27 militants ont été arrêtés le 20 juillet à l’aube, et 5 militants passèrent alors à la clandestinité pour organiser la lutte. La Senelec fut mise en état d’urgence avec des policiers déployés dans toutes les unités techniques, et l’interdiction de tenir la moindre réunion. La lutte s’organise néanmoins à l’intérieur de l’entreprise.

Les travailleurs rendirent Senelec ingouvernable, et d’autres militants furent alors emprisonnés. Malgré cela, le gouvernement d’Abdou Diouf organisa des procès qui déboucha sur la condamnation de Mademba Sock et d’un militant à six mois fermes pour troubles de l’ordre public. Nombre d’inculpés perdirent leurs emplois à leur libération. Cette décision du président Diouf n’a pas été un obstacle à leur revendication au contraire, Mademba Sock a continué le combat jusqu’à la réhabilitation de ses pairs. Et c’est ainsi que lors des élections présidentielles de 2000, il se présenta au premier tour sous la bannière d’une petite organisation d’origine marxiste-léniniste, le Rassemblement des Travailleurs africains – Sénégal (RTAS) et recueillit environ 1 % des suffrages. Le régime issu de l’alternance réhabilita Sock et ses camarades, ils furent tous réintégrés à la Senelec et indemnisés. M. Sock est ensuite nommé président du Conseil d’Administration de l’Institution de Prévoyance Retraite (Ipres), et de l’Agence sénégalaise pour l’électrification rurale (Aser).

Mada Diop, l’homme de la rupture

L’autre figure emblématique du syndicat reste Madia Diop de la Cnts. Ce dernier a réussi à se faire un nom dans la clandestinité. Syndicaliste dans les chemins de fer puis dans l’industrie alimentaire, il a milité également très tôt au sein de l’UDS2, un petit parti nationaliste panafricain. Partisan de l’indépendance immédiate, il rejoignit le PRA/Sénégal et devint un des opposants à Senghor. Contraint de s’exiler au Mali en 1963, il est condamné à mort par contumace. Après son retour au Sénégal, le régime de Senghor l’envoya à plusieurs reprises en prison. Senghor avait décrété que Madia Diop ne serait jamais secrétaire général de la CNTS tant qu’il serait président, pourtant il l’a été même si c’est après son départ avec l’appui du Pit de Amath Dansokho et fut le secrétaire général qui a amené la rupture du

syndicat politique.

Le syndicat d’aujourd’hui

Les Sénégalais sont nostalgiques de ces moments historiques du syndicalisme où toutes les guerres se menaient avec détermination, courage, engagement et bras de fer contre un gouvernement décidé à bafouer les droits des travailleurs pour son propre intérêt. Le syndicat d’aujourd’hui n’a rien à voir avec celui d’hier. La scission de plusieurs centrales et la création d’autres syndicats ont réussi en partie à fragiliser la dynamique du syndicat. Il s’ajoute que bon nombre de secrétaires généraux ont opté pour la bureaucratie à la place de la rue. Pas de manifestations, ils sont à l’air du numérique, des nouvelles technologies. Entre réunions internes, communiqués, la vie syndicale se résume en cela. Une situation qui a amené le désintéressement de la population ou du monde des travailleurs qui préfèrent porter eux-mêmes leurs revendications en se constituant en un petit groupe ou encore confié leur destin aux mouvements citoyens qui investissent de plus en plus le terrain lors des conflits allant jusqu’à se substituer au rôle que devait jouer les syndicats.

Cheikh Fall de la CSA, témoin des deux temps

Témoin de l’histoire et de l’évolution du syndicalisme du Sénégal, Cheikh Fall de la confédération des syndicats autonomes du Sénégal (Csa) continue de vivre avec passion le syndicalisme. Nos talgique des grands moments de l’histoire syndicale, M. Fall se souvient des années 1968. Selon lui, l’Etat s’est organisé à prendre en charge les revendications des travailleurs et c’est là qu’est née la centrale nationale des travailleurs du Sénégal (Cnts). Selon lui, si Madia Diop de cette même centrale a fait des choses positives, il y a aussi des

choses négatives dans sa gestion. Pour M. Fall, il avait la totalité des travailleurs de la fonction publique et c’est cela qui faisait sa force. Cependant, avec l’augmentation de la population, la pression devient de plus en plus pesante. Les travailleurs cherchent à se démocratiser. « Des jeunes au lieu de s’occuper de leur formation, ont voulu que les anciens partent. Voilà la faille », a-t-il déclaré. L’ère d’Iba Ndiaye Diadji va sonner. Considéré par ses pairs comme le rassembleur, quelqu’un de sérieux, de cohérent et qui faisait tout pour que les conditions des travailleurs soient nettement améliorées, s’est aussi confronté au vouloir des jeunes à ses côtés afin de donner du sang neuf à la gestion.

« Il s’est beaucoup sacrifié pour la cause », a-t-il attesté. Pour Mademba Sock, Mor Fall a souligné : «il était bien parti avec l’affaire de la privatisation de la Sénégal. Il a voulu rester éternel et c’est ça le défaut de nos dirigeants. Le renouvellement a créé la dislocation de plusieurs centrales. Au sein de la Cnts l’affaire Mody Guiro et Cheikh Diop en est la parfaite illustration. L’enseignement Sudes avec l’arrivée du président Wade, beaucoup de syndicats sont nés de ses scissions. L’entêtement des leaders à vouloir rester à la tête a beaucoup contribué à fragiliser le mouvement syndical », a avancé M. Fall. Autres problèmes qui ont rendu le syndicalisme moins agressif selon Cheikh Fall sont la formation. « Il existe des leaders syndicaux qui ne sont pas formés sur le droit syndical et la manière de mener des négociations ou de poser des actes syndicaux. La nouvelle génération a détruit l’image du syndicat. La génération de 1980 ne veut pas être formée. Ils pensent qu’avec le master, doctorat ou encore licence en poche, ils maîtrisent tout et peuvent aller sans l’aide des anciens. La lutte syndicale a ses réalités », a-t-il renseigné. Il reste d’avis qu’il y a du chemin à parcourir pour être au niveau des anciens. « Il faut que les gens reviennent à l’orthodoxie. Que les jeunes deviennent humbles dans la gestion et acceptent les critiques ».

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