Désormais, le Sénégal importe jusqu’aux cure-dents que nous ne sommes même pas capables de fabriquer. Notre pays est donc devenu un immense souk où l’on trouve de tout pour le plus grand profit de commerçants importateurs qui ont le beau rôle
Dans sa remarquable chronique économique hebdomadaire publiée dans nos colonnes vendredi dernier, notre collaborateur, l’ancien banquier Abdoul Aly Kane, qui traitait du thème de la désindustrialisation de notre pays, écrivait notamment ce qui suit : « L’ajustement structurel consista donc à expurger des dépenses publiques celles considérées comme improductives, de façon à dégager un surplus permettant de payer la dette. Au-delà, une politique à moyen terme d’ouverture de l’économie fût mise en place qui avait pour objectif d’asseoir les bases d’une stratégie d’exportations afin de rétablir les équilibres du commerce extérieur. Cet objectif n’aura pas été atteint dans la mesure où l’économie nationale reste encore, près de 40 ans après, essentiellement basée sur l’exportation brute de matières premières, et dominée par un secteur tertiaire représentant près de 60 % de contribution au PIB ».
Pour parler de « désindustrialisation », encore eut-il fallu que le Sénégal fût jamais industrialisé ! Je provoque un peu bien sûr car notre pays a effectivement connu une industrialisation au début de son indépendance avec l’implantation d’unités de substitution aux importations qui fabriquaient globalement l’essentiel de ce que nos compatriotes consommaient. Ainsi, on ne comptait plus les brasseries (pour les boissons gazeuses sucrées ou alcoolisées), les huileries, les minoteries, les biscuiteries et autres confiseries. Sans compter une filière textile très développée, une filière plastique performante, des conserveries, des usines de transformation de métaux qui fabriquaient des ustensiles de cuisine, des fûts métalliques, voire des clous, une filière bois, une usine d’allumettes, une autre qui fabriquait des piles électriques etc…
Dans tout le lieudit Zone industrielle ainsi que le long de la route de Rufisque, il y avait un alignement d’usines, de fabriques et de manufactures qui employaient des milliers d’ouvriers avec des cheminées qui fumaient à toutes heures du jour et de la nuit, les quarts se succédant sans relâche. Bien évidemment, toutes ces industries, qui avaient développé de réels savoir-faire avec des ouvriers chevronnés maîtrisant divers métiers dans lesquels ils étaient des orfèvres, avaient pu se développer parce qu’elles bénéficiaient d’une protection étatique. Une politique protectionniste qui appliquait des droits de douane suffisamment élevés pour favoriser les produits locaux car rendant non compétitifs les articles importés. Puis, il y eut la Nouvelle Politique industrielle instaurée par les autorités dans les années 80 sous les injonctions de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (FMI). Je me rappelle qu’à l’époque un rapport du Boston Consulting Group avait prédit que cette NPI allait transformer le Sénégal en gigantesque souk. Bien vu, hélas !
Un cimetière d’unités industrielles
Car, cette politique « géniale » conçue par des fonctionnaires internationaux qui ne comprenaient que dalle à nos réalités a effectivement transformé nos zones industrielles en champs de ruines, les usines fermant par dizaines — pour ne pas dire par centaines — et déversant dans la rue des milliers de travailleurs qui ont vécu dans la misère jusqu’à la mort, sans avoir jamais eu l’occasion de retrouver des emplois. Les barrières douanières ayant été abaissées, les produits bon marché venus d’Asie, et principalement de Chine, ont envahi nos marchés poussant, on l’a vu, les rares unités industrielles qui résistaient encore à baisser pavillon. Plutôt donc que d’exporter, ce qui était le but visé par les institutions de Bretton Woods à travers leurs si judicieux conseils prodigués — imposés plutôt — à nos autorités à travers leur politique d’ajustement structurel, ce sont désormais des milliers de conteneurs en provenance de Chine, de Dubaï et de Turquie principalement qui sont débarqués au port de Dakar.
Pour le plus grand plaisir de nos autorités douanières et des responsables du ministère des Finances qui se gargarisent année après année de records de recettes douanières perçues ! Sur les tombes de nos unités industrielles, bien entendu. Car, désormais, le Sénégal importe jusqu’aux cure-dents que nous ne sommes même pas capables de fabriquer.
A présent, presque tout ce que nous consommons dans ce pays vient de l’Empire du Milieu. Tout y compris ce que nous savions fabriquer mieux que les Américains eux-mêmes, à savoir l’huile d’arachide. Dans le domaine des huileries, le Sénégal disposait d’un savoir-faire industriel et de technologies qu’on ne retrouvait certes qu’au pays de l’Oncle Sam mais avec une meilleure maîtrise des process ou de ce que l’on appelle de nos jours les chaînes de valeur. Aujourd’hui, presque toutes nos huileries, dont certaines furent des fleurons, sont à l’arrêt et le Sénégal exporte ses graines en l’état vers la Chine qui les transforme en huile qu’elle consomme ou qu’elle exporte.
Plus de soixante ans après les indépendances, le Sénégal en est toujours réduit à exporter des matières premières et à importer des produits finis. Autrement dit, la division internationale du travail que décrivait l’économiste égyptien (mais Sénégalais d’adoption) Samir Amin est toujours plus qu’une réalité. Notre pays est donc devenu un immense souk où l’on trouve de tout pour le plus grand profit de commerçants importateurs qui ont le beau rôle. Il leur suffit de commander des conteneurs de bric et de broc, ou de produits alimentaires de qualité douteuse dédouanés au lance-pierre puis d’inonder les marchés. Et à eux les bénéfices colossaux !
Et si, plutôt que de combattre la CSS, nos commerçants essayaient de faire comme elle ?
Tant que ces commerçants du bazar importent des articles qui ne sont pas fabriqués localement, ça va. Le problème, on l’a vu, c’est quand ils mettent en péril nos rares unités industrielles. Parmi ces usines rescapées de la déferlante NPI, il y a justement la Compagnie sucrière sénégalaise (Css). Avec ses 7000 employés, ses vastes plantations de canne à sucre, ses dizaines de milliards de francs versés au Trésor public chaque année, la CSS est une de nos plus grosses entreprises, celle dont la seule présence a permis de développer — en tout cas de tirer — toute l’économie de la Vallée.
Et de faire du petit village qu’était Richard-Toll dans les années 60 une grand métropole industrielle. Certes, depuis sa création, et malgré l’augmentation régulière de ses investissement qui ont plus que décuplé et l’accroissement des superficies de canne à sucre, elle n’est pas parvenue à couvrir la totalité des besoins des consommateurs du pays. Ce qui fait qu’à certaines périodes de l’année, pour combler le gap entre la production et les besoins, des autorisations d’importation de sucre sont données sous la forme de DIPA. En principe, donc, ces autorisations ne doivent porter que sur ce seul différentiel mais voilà, on a vu ces dernières années autoriser des quantités telles que le marché a été inondé et que la CSS a été incapable d’écouler son sucre !
L’explication se trouve bien sûr dans les trafics fort lucratifs sur les DIPA. Ces derniers jours, on a entendu les commerçants importateurs hurler à propos d’une pénurie de sucre sur le marché national. Ce alors même que, comme nous l’avons révélé dans nos colonnes, il y avait 29.000 tonnes de cette denrée dans les entrepôts de la CSS !
En fait, les grossistes les plus balèzes s’approvisionnaient auprès de cette dernière et soit revendaient le produit auprès des industriels utilisant du sucre comme matière première — qui ne pouvaient pas importer du fait de la flambée des cours mondiaux — soit l’écoulaient dans les pays limitrophes. En empochant de très confortables marges !
Après quoi, ils avaient beau jeu d’accuser la CSS de tous les péchés de la terre et aussi de mettre la pression sur les autorités qui ont fini par capituler en suspendant (provisoirement ont-elles dit) la Taxe conjoncturelle sur l’importation ou Tci sur le sucre. Les autorités qui ont accepté de renoncer à 47 milliards de recettes — là où elles se glorifiaient dans le même temps d’avoir réussi à lever 55 milliards sur le marché régional, cherchez l’erreur ! — pour préserver le pouvoir d’achat des ménages. C’est certes une excellente chose de baisser les prix des denrées, à tout le moins de les maintenir en l’état comme l’ont expliqué en chœur les ministres des Finances et du Commerce, Abdoulaye Daouda Diallo et Aminata Assome Diatta, lors de leur conférence de presse commune, mais c’est peut-être encore mieux de donner du pouvoir d’achat. Ce qui passe évidemment par la création d’emplois et, donc, d’industries.
Le problème c’est que nos parents de l’Unacois, contrairement à la famille Mimran, en sont toujours depuis les années 90 à importer et à inonder notre pays de marchandises. Ils ont sans doute réalisé beaucoup de bénéfices, ont sans doute construit de grands immeubles, acheté de luxueuses voitures, sans doute aussi multiplié les mariages mais enfin, en matière de création d’emplois, on attend encore de voir ce qu’ils ont fait ! A notre connaissance, ils n’ont pas monté la plus petite fabrique. Supposons que dans ce vaste souk qu’est le Sénégal tout le monde vende, qui va acheter alors s’il n’y a plus de salariés ? Or, ce dont notre pays a besoin, c’est d’industries, ne serait-ce que de petites unités de conditionnement.
Au lieu de quoi, nos braves gens de l’Unacois en sont à vitupérer la CSS qui, elle au moins, a le mérite d’exister, d’avoir créé des milliers d’emplois, de payer ses impôts et de continuer à investir. Surtout, elle a eu le courage de remonter la chaîne depuis la plantation de canne jusqu’au produit fini. Bref, si on avait dix familles Mimran seulement dans ce pays, on serait déjà aux portes de cette émergence dont on nous parle tant et qui ressemblé hélas à un mirage !