Par Adama Gaye*
La nuit finale d’une vie sous les lambris s’est définitivement installée dans la tombe du cimetière de Bakhya, à Touba, où repose depuis avant-hier l’ex-sémillant Alioune Badara Cissé (ABC) brusquement ravi à l’affection des siens, surpris par l’Ange Gabriel et remis entre les mains de son Seigneur.
Le jugement suprême, seul moment véridique, sonne à ses oreilles. Bientôt, il devra déferrer à ce rendez-vous craint par tous. Les pas des envoyés de l’Etre Omnipotent résonnent partout autour de cette minuscule demeure qui l’a accueilli, revêtu d’un simple coton, avec les prières de ceux qu’il a laissés, derrière lui, sur cette vallée des larmes où ses derniers moments, vécus dans les incertitudes de la politique, de la maladie, des lâchages, où, qui sait, de quelque coup fourré, avaient fini par tuer toute innocence en lui.
Le mois dernier, dit-on, il s’était replié dans la ville de Touba. Etait-ce pour échapper à quelque force lugubre tourmentée par ce qu’il savait de trop ? Avait-il trop parlé en évoquant un secret étouffé remontant à 2004 ? S’était-il dévoilé par mégarde en promettant à deux journalistes qui l’interrogeaient qu’ils ne perdaient rien pour attendre, qu’il avait quelque chose à dire de grave, bientôt ? Avait-il soudain réalisé qu’en parlant il s’était découvert et livré des indices suffisamment révélateurs pour devenir un danger public ? Etait-il un homme de trop ?
Comment se fait-il qu’atteint de cette pandémie virale, selon ce qu’en dit une presse généralement sourcée par le pouvoir, qu’il soit envoyé à l’hôpital Principal de Dakar, peu connu pour son expertise dans la prise en charge du Covid ? Qui avait intérêt à l’y voir interner depuis fin Juillet sans être évacué à l’étranger, comme ont pu l’être beaucoup d’autres, plus insignifiants, que lui ? Qu’a-t-il fait au bon Dieu pour que lui, le principal actionnaire du Parti au pouvoir, l’Alliance pour la République (APR), ou ce qui en tient lieu théoriquement, ait pu être laissé dans une chambre d’hôpital sans qu’on ne puisse dire jusqu’à présent que qui que ce soit, son binôme, Macky Sall, d’habitude prompt à faire des déplacements au chevet des morts ou malades, ne daigne lui rendre visite ?
Etait-il mis en fast-track dans le couloir de sa mort en raison des ambitions qu’on lui prêtait et qu’il ne cachait plus depuis que sa sortie, le 7 Mars dernier, en pleine tourmente meurtrière, il n’avait pas craint, s’habillant en langage Gaullien, de se poser en…recours ? Allait-il dire son avis sur les malheurs qui s’abattent sur le pays ? Ces hausses exponentielles des prix des denrées de premières nécessités devenues intenables pour une population à bout de souffle ? Cette faillite de l’Etat qui se donne à voir sous diverses formes. Notamment par les inondations qui font vivre aux populations des conditions indignes d’un habitat, presque dans des fosses septiques ? La malversation continue et le braquage sur les ressources financières du pays illustrés par l’évaporation, sans autre forme de procès de centaines de milliards de francs CFA, dans les poches des officiels et celles de leurs acolytes corporate pendant que le pays est submergé par les eaux fluviales, au milieu d’une absence totale d’un minimum d’infrastructures pour les évacuer ?
Lui, le juriste hors-pair, pouvait-il continuer de se taire en devinant qu’après le sac de la dernière élection présidentielle, se prépare un autre coup tordu, fatal, à une démocratie sénégalaise déjà incapable de respirer ?
S’était-il retiré à Touba pour échapper à ses traqueurs dont il sentait, menaçante, l’ombre, planer autour de lui ?
Etait-il convaincu qu’un prix était mis sur sa tête ? Parce que le pays attendait, parmi les rares voix encore crédibles, la sienne, pour se prononcer, s’opposer, contre le projet immoral d’un troisième mandat que l’on prête, non sans raison, à l’insatiable que par erreur historique les Sénégalais ont porté à leur tête en 2012, et dont ils réalisent qu’il est le genre à ne jamais quitter une table même quand ses convives le lui demandent sous tous les tons ?
La question qui brûle les lèvres est celle de savoir de quoi ABC est mort ? Et pourquoi maintenant ?
Entendons-nous bien : dans un pays imbibé par une culture fataliste, centrée sur la prééminence divine, les enseignements qui font droit sont connus de tous, ou presque. Chez les musulmans, représentatifs de l’immense majorité, elle prescrit une donnée immuable. Qui veut que de Dieu nous venons et à Lui nous retournons, selon le Saint Coran. C’est à cette aune qu’on n’y interroge rarement les circonstances de la mort, quelles que puissent être leur cause.
La cause est entendue. On se gardera de soulever les questions qui fâchent mais, même s’il se peut qu’ABC ne soit que la dernière des victimes d’une pandémie, déjà longue, promise à se rallonger et dont on se fatiguerait à vouloir citer celles qu’elle a fauchées jusqu’à présent, en comptant, il y a de quoi se demander pourquoi ne systématise-t-on pas les autopsies en cas de disparition brutale, parfois difficile à expliquer, de personnes connues. Juste pour éviter qu’un climat malsain ne règne sur leurs corps…
Ne pas l’avoir fait justifie les questions légitimes qui montent sur les circonstances de la mort d’ABC. Surtout qu’elle vient conforter un syndrome du plus mauvais effet. Trop de personnes, qui gênent, ont, en effet, été mises à l’article fatal, en se retrouvant, ces dernières années, dans ces hôpitaux qui ne sont pas loin d’être des lieux d’exécution de celles, surtout ceux, dont on veut se débarrasser…
Quand le doute s’installe, qui a confiance en un Etat, non pas stratège, développeur ou équitable mais assassin ? Je peux en incarner la preuve vivante puisqu’après ma détention illégale de son fait, du 29 Juillet au 20 Septembre 2019, mon premier réflexe fut de refuser, après l’avoir fait pour un transfert dans un pavillon spécial sanitaire, d’en faire de même pour rejeter un internement à Brévié, l’un des sites de ce lugubre hôpital Dakar, pour y faire mon bilan de santé. «Tu l’as échappé belle», m’ont dit, par la suite, de nombreux interlocuteurs, qui, évoquant la présence massive, agissant sur ordre, de forces maçonniques en son sein, qui, rappelant les morts, pour le moins bizarres, de Sidy Lamine Niasse, le journaliste, ou encore celle Cheikh Tidiane Diakhaté, du Conseil Constitutionnel, intervenues dans ce…mouroir !
Dois-je ma survie au fait d’avoir choisi de m’exiler et de me faire suivre, et de m’assurer de ne rien traîner, loin de ces services sanitaires nationaux qui font plus peur qu’ils n’attirent le patient ?
Le doute, lourd, s’installe. Et déjà, de sa tombe, pendant qu’il voit l’ombre de ses nouveaux maîtres le préparer au rendez-vous divin, ABC n’en finit pas de se pincer, écartelé entre un sentiment d’énervement mais surtout d’incompréhension à mesure que lui remontent aux oreilles les jacasseries des corbeaux qui, surgissant de partout, font de son nom le plus prononcé dans un pays, où, peu avant, il était déclaré non-grata.
Son sourire en dit long sur ce qu’il pense de ceux, opportunistes ou cyniques, qui sautillent pour se faire pardonner les tirs à la baïonnettes auxquels il lui soumettaient pour avoir eu le cran d’évoquer la famine dans le Nord du pays ou la pauvreté de son office de médiateur, sans véhicule de fonctions ni moyens pour exercer la charge sociale qu’il implique. Il est tout aussi abasourdi de lire les échanges privés qu’il avait eus avec de plus jeunes que lui, qui s’empressent de les divulguer comme pour se donner bonne contenance ? Quid de celui qui se dit adouber par lui, voire tomber sous son charme, au point d’oublier qu’en matière oratoire tout le monde sait qui a pu être le maître ? Même ses déjeuners d’antan, privés, sont devenus publics ; Tous ne rêvent que de surfer sur son panache posthume. Tel est le Sénégal où les morts sont désormais des fonds de commerce manipulables à souhait.
On en arrive à oublier les moments de solitude qui furent les leurs de leur vivant. Cas d’ABC lorsque les racoleurs réalisèrent, vers la fin de sa vie, qu’il n’était plus qu’un pestiféré dans un régime où, oublié de tous depuis que son fromage institutionnel ne tenait plus, disparu de la scène, on l’avait donné pour mort de son vivant.
Avant que, soudain, le voici assailli de partout par la meute de ceux, moins chez les dames plus discrètes, qui déversent sur son cortège funèbre un tombereau de fleurs et d’éloges, pratiquant la stratégie de l’édredon, ne l’embrassant qu’après avoir eu le feu vert tacite à la suite des condoléances, certes peu chaleureuses adressées par Macky, leur nouvelle constante, à son «brave compagnon.»
Les corbeaux, depuis lors, ne se retiennent plus. Sans oser toutefois aller plus vite que la musique dont le ton est bizarrement donné depuis Berlin où, étrangement, se trouvait leur Bach. Pendant des heures le silence fut assourdissant. Aucun ministre ne se hasardant à évoquer en quelques termes que ce fut le nom du célèbre défunt. Encore moins spéculer sur les causes de sa fin terrestre. Le cafouillage fut total autour de la présence du chef suprême à sa levée de corps. «L’heure a été retardée pour que le président puisse rentrer à temps à Dakar afin d’y prendre part », soupira-t-on, çà et là, comme pour évacuer les nuages que beaucoup subodoraient entre le défunt et le Mourner-In-Chief, le champion des obsèques, causées ou non par sa main…invisible.
Las, la famille décida qu’au plus une foule d’activistes de l’APR, spécialistes dans la récupération ou le blocage pour tuer le temps afin que l’autre puisse arriver, pouvait être aperçue autour du cercueil recouvert des prescriptions coraniques. Ce fut la seule concession envers ces situationnistes.
Aussitôt, malgré leur marquage au…corps, la dépouille se retrouva à Touba où la famille de Serigne Abdou Khadre, Imam rigoriste, parmi les Imams, procéda, sans tarder ni se soucier de qui était ou non sur place, au rite funéraire.
En annonçant urbi et orbi qu’il rentrait dare-dare sur le Sénégal pour accompagner celui qu’il n’avait pas eu le temps, pendant un mois, de visiter, sur son lit de mort, Macky Sall n’avait pas fait que commettre une faute de mauvais goûte. IL ajouta à l’indécence en insistant sur sa volonté de se rendre au domicile du défunt auprès de sa famille, peu importe que sa venue, divulguée et amplifiée, n’eût pas l’heur d’être reçue avec félicité. Avait-il besoin de se déplacer à Berlin pour cette conférence autour du Compact Afrique, un Plan Marshall loin de donner les résultats de celui lancée en 1947 par le Général américain, patron de la diplomatie d’un pays sorti dominateur de la deuxième guerre mondiale et qui, avec les 13 milliards de dollars promis depuis un pupitre de l’université d’Harvard, à la partie du monde, surtout Européenne, restée dans le camp capitaliste, lui permis de réaliser sa reconstruction. Le Plan de Madame Merkel, la chancelière Allemande sortante, bâtie sur ce modèle, reste, lui, poussif, au point que de nombreux invités, comme votre serviteur, et beaucoup de Chefs d’Eta, notamment l’Egyptien Sissi et le Congolais, Tshisekedi, Président d’honneur de la rencontre, préférèrent une présence digitale.
Alors qu’il savait ABC mourant, Macky Sall avait-il le droit d’aller tailler bavette à Berlin sans convaincre qui que ce soit sur ses appels à la fabrication de vaccins à partir de l’ Afrique encore moins à ses théories mal maîtrisées autour des risques politiques destinés à libérer mes cordons des droits de tirages spéciaux des pays occidentaux pour qu’il endette notre pays et se serve, de manière irresponsable, dans leur utilisation, corrompue ?
Trop de coups bas étaient déjà passés par là, entre les deux amis. Il n’en restait plus que le souvenir des trahisons. Des manœuvres macabres. Des crocs-en-jambe. Une volonté d’humiliation jusqu’au pas de la tombe de celui qui est parti.
Celui qu’il ne reconnaissait plus comme son «frère», qu’il disait avoir été changé par l’exercice du pouvoir, dans un langage sibyllin lourd de non-dits, voulait-il récupérer son cadavre pour s’en servir politiquement ? Sa famille a eu raison de s’y opposer.
En fin de compte, la politique au Sénégal est un assassin de talents. Et ABC en est l’exemple le plus achevé.
Quand j’ai fait sa connaissance, au milieu des années 1990, lors d’une conférence politique sur la démocratie sénégalaise tenue à la chambre de commerce de Dakar par Maître Abdoulaye Wade en présence d’Ousmane Ngom, qui m’avait présenté en termes élogieux à la salle, j’en oubliais les propos les plus pompeux dès qu’un jeune homme, bondissant en parlant, prit à la gorge toute l’assistance, yeux rivés vers lui. Eloquent, dense, brillantissime, ABC dont je découvris ce soir-là son parcours étincelant dans les milieux universitaires où, de Dakar, à l’Ecosse, de Toulouse à l’Angleterre, me révéla qu’il partait pousser encore ses études à travers le programme Humphrey aux USA. Je ne fus pas surpris d’apprendre qu’il y avait aussi excellé jusqu’à son Doctorat obtenu de haute main.
D’un tel homme, j’attendais qu’il fit une carrière politique où seul le ciel serait la limite puisqu’il en avait le talent et la passion.
C’est alors au contact de ses nouveaux amis, dont celui qui l’a lâché en plein compagnonnage, que l’ABC madré, jouant à la politique politicienne, trop imbu de son être, se laissant embarquer dans des fréquentations sulfureuses, par trop dominé par la spiritualité, se perdit sur de nouveaux sentiers qui ont caché au pays la profondeur de l’être qui avait fini par sommeiller en lui. Qui ose dire que les 7 ans de son magistère à la tête de la Médiature l’ont montré activiste et utile dans la lutte pour la promotion de la justice, de l’équité ou de l’Etat de droit ? Ne fut-il, in fine, qu’un décor planté dans l’appareil d’Etat pour meubler la galerie, inutile et malmené de bout en bout ?
C’est dans sa marche vers ce statut peu valorisant pour ce qu’il avait en lui, que je le revis, quelques-années plus tard, lors d’une conférence sur les villes africaines, à Marrakech.
Guilleret, ne tenant pas sur place, s’imaginant le plus rusé de tous, il était alors convaincu d’avoir fait le bon choix qui était, disait-il, à l’encan, de porter à la tête du Sénégal, un certain Macky Sall.
«Alioune, arrête-toi, tu risques de promouvoir un diable doublé d’un voleur au détriment d’un pays qui a besoin de se ressourcer éthiquement sous un leadership capable », lui-dis-je, peu avant d’entrer dans une salle où je devais modérer un panel avec l’ancien Président Ghanéen, Jerry Rawlings, et l’ex-Ministre Marocain des Finances, Fatallah Oualalou.
Cela se passait en 2009. ABC n’en faisait qu’à sa tête, se posant en diva, le plus brillant de tous. Quelques-années plus tard, en le croisant un soir dans un restaurant Dakarois, je le vis, hésitant à venir vers moi, se tenant la tête avec ses deux mains : «Yaayy Ngama, tu as eu raison sur moi », me dit-il, hélas tardivement.
Depuis lors, il a eu le temps et le malheur de découvrir la vraie nature du cheval sur qui il avait misé. Au fond de sa tombe, en priant pour lui, comment ne pas se demander pourquoi un tel talent s’est-il laissé piéger par un Merlin l’Enchanteur des Tropiques en fermant les yeux sur tout ce qu’il savait sur lui. En tombant dans une cécité que son talent, unique, lui interdisait, il s’est retrouvé, trahi au soir de sa vie, et lâché par celui qu’il plaça sur une rampe de lancement. Sans réaliser qu’il l’évincerait de la lumière qu’il méritait jusqu’à s’assurer qu’il ne lui resterait que sa pierre tombale, comme symbole de son passage physique sur terre.
Les corbeaux jacassent. Sans réaliser comment même dans les bras de la mort, ils continuent de faire d’un génie, d’une symphonie inachevée, leur proie de charognards, qu’ils célèbrent sans rappeler les failles humaines qui l’ont empêché de donner le meilleur de lui-même, pour ne finir qu’en arme de manipulation massive, en lui chantant les louanges posthumes qu’ils lui ont refusées de son vivant.
Dors en paix, ABC…Ta leçon ne sera pas vaine, la plus importante étant : «Dis-moi qui tu fréquentes, u’il vienne ou non, en faux ami, larmoyer sur ta mémoire, en te présentant ses condoléances à ta famille, après t’avoir frustré jusqu’à la mort, et je te dirais comment tu finiras !».
La symphonie se termine. Dans la confusion. Aux cris des jacasseries, dont les éloges, hypocrites, dans beaucoup de cas, perturbent le ciel, là-haut…
*Ami d’ABC, Adama GAYE est un opposant en exil du régime de Macky Sall. Pendant 53 Jours, il a été illégalement détenu en prison au Sénégal pour l’empêcher de s’exprimer sur la mal-gouvernance qu’il inflige à notre pays.
ABC, de l’autre cote de la rive, face au Seigneur; Macky fait une maigre recolte a Berlin malgre d’honteux applaudissements payes; et, a bord d’un bateau sur le Rhin, Adama Gaye avec le patron du patronat Germano-africain, animateur, avec Merkel, de la conference de Berlin.
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