Alioune Badara Cissé , un homme courageux et véridique

par pierre Dieme

L’ancien numéro 2 de l’Apr et ex-médiateur insoumis de la République, Me Alioune Badara Cissé est décédé ce samedi 28 août 2021 à l’âge de 63 ans. De l’étude des langues à la carrière d’avocat en passant par les soubresauts de la vie politique, retour sur le riche parcours (professionnel, politique et humain) d’un homme de qualité.
Il fallait le voir disserter avec sa légendaire et captivante éloquence lors de sa dernière sortie publique sur le plateau de l’émission du mois de Ramadan, Quartier Général (QG) de la Tfm, le 24 avril 2021. Drapé d’un grand boubou blanc immaculé assorti d’un bonnet blanc, il étalait, encore une fois, cette élégance Saint-Louisienne par son port, son verbe et jusque par ses habitudes alimentaires…
Dans cette dernière interview d’adieu qui ne disait pas son nom, Me Alioune Badara Cissé, solde ses derniers comptes, rétablit certaines vérités et dévoile ses déceptions et regrets. Des secrets qu’il avait tus jusque-là, notamment sur ses relations devenues soudainement très tendues avec son ancien compagnon, Macky Sall, ainsi que les détails intimes d’une vie à multiples rebondissements.
Mis à l’aise par ses hôtes, ABC (sobriquet qui a fini par remplacer son nom) qui était jusque-là muet comme une tombe (conformément aux recommandations qu’il avait reçu de feu Serigne Sidy Mokhtar Mbacké) malgré les stigmates encore douloureux des coups bas et petits meurtres qu’il a subis au sein de cette formation politique (Apr) qu’il a lui-même usinée de ses mains expertes depuis le premier jour, se lâche. Il descend ses cibles, une par une, avec diplomatie, décochant ses flèches sans l’air d’y toucher.
Ejecté du gouvernement et accusé d’être en contact avec un narcotrafiquant
En effet, ses relations avec son « ami » Macky Sall ont commencé à se détériorer, contre toute attente, le soir du 29 octobre 2012, date du premier remaniement du premier gouvernement de la deuxième alternance après seulement 6 mois aux affaires. L’ancien ministre des Affaires étrangères se trouvait à la Mecque où il était chargé de garantir aux 7000 pèlerins sénégalais de meilleures conditions de séjour aux lieux saints de l’Islam. Il était à mille lieues d’imaginer que la pire des machinations était en train de se fomenter contre lui à Dakar.
Éjecté du gouvernement, c’est un appel du Premier ministre d’alors, Abdoul Mbaye, qui lui apprend la nouvelle. « Il (Macky Sall) ne m’a jamais appelé pour me notifier mon limogeage. C’est le Premier ministre d’alors qui me l’a notifié par téléphone », confia-t-il. S’ensuit une campagne de diabolisation médiatique qui finit au tribunal.
En effet, pour justifier sa défenestration du poste de ministre des Affaires étrangères qui avait surpris plus d’un, le camp présidentiel auquel il appartenait avait lancé l’attaque savamment orchestrée dans ses lugubres laboratoires. « Dans des journaux de la place, ils ont raconté que d’après des écoutes téléphoniques réalisées par les américains, j’aurais eu des échanges avec John Obi, un trafiquant de drogue notoire. C’est pour cette raison que j’ai été éjecté », ressasse-t-il le cœur encore lourd.
« Cela m’a fait profondément mal. J’ai eu mal parce que ces mensonges venaient de mon propre camp politique et de personnes avec qui je voulais cheminer jusqu’à la fin de ma vie », regrette-t-il. « J’ai servi une citation directe à celui qui l’avait fait (Madiambal Diagne ; d’ailleurs Abc réclamait 5 milliards en dommages et intérêts ainsi que la suspension du journal Le Quotidien, Ndlr). Il (Madiambal) n’a jamais comparu. Il y a eu quand-même un jugement qui le condamnait et qui condamnait son organe à être suspendu pendant une certaine période et à me verser un certain montant comme dommages et intérêts », raconte ABC.
Le rôle de sapeur joué par feu Serigne Sidy Mokhtar Mbacké
Une décision qui ne sera jamais exécutée. Ceci pour plusieurs raisons, souligne ABC qui indique : « je me considère comme un patriote, je voulais réparer le tort qui m’a été fait mais je ne voulais pas exécuter la décision. Je ne l’ai jamais exécuté. Cette information on l’a fait écrire à un stagiaire français qui a pris la fuite à l’éclatement de l’affaire. L’avocat qui devait le défendre dans cette affaire ne s’est jamais pointé au tribunal pour les relations qu’on a, parce qu’on a prêté serment le même jour ».
Cependant, il faut noter que le Khalife général de mourides d’alors, Serigne Sidy Makhtar Mbacké y a joué un grand rôle. « Il m’a appelé à Touba, m’a apaisé et m’a demandé de passer l’éponge », rapporte-il. C’est de cette manière renversante que le « géniteur de l’Apr » est tombé en disgrâce sans savoir réellement le péché qu’il avait commis. Il est resté plus d’une année sans nouvelle de celui dont il fut le conseiller spécial et directeur de cabinet de 2004 à 2007 à la primature.
Son retour aux affaires à travers sa nomination à la médiature de la République en août 2015, après une décrispation, n’était pas de nature à arranger les choses. Car cela ne l’avait en aucun cas écarté de sa quête. Celle de savoir ce qui s’est réellement passé entre lui et Macky. « Je lui ai demandé ce qui s’est passé entre nous pour que nos relations deviennent aussi exécrables. Il m’a répondu que lors d’un voyage à Bruxelles je l’ai laissé là-bas pour me rendre à Bamako sans lui dire où j’allais. J’ai trouvé cela tellement trivial », lance-t-il.
Leur relation a encore pris des coups malgré le rapprochement puisque le natif de Geth Ndar (le 16 février 1958, 63 ans) qui a hérité du caractère belliqueux et insoumis des Lébous, est un véridique qui tient à sa liberté et à son franc-parler comme à la prunelle de ses yeux. Et même si ses sorties ressemblaient plus à des chroniques de la vie pénible des Sénégalais qui irritent les pontes du régime, il n’en avait cure. L’essentiel étant d’être quitte avec sa propre conscience.
Homme de consensus
En dépit de tous ces soubresauts, Abc savait prendre de la hauteur pour se placer au-dessus de la mêlée, lui qui n’avait aucun sens interdit de quelque bord que ce soit. Une posture qui le mettait à l’aise pour dire, sans état d’âme, le fond de sa pensée, d’être écouté et entendu. Son discours rassembleur du 7 mars 2021 lors des manifestations violentes qui ont suivi l’arrestation d’Ousmane Sonko, a dévoilé cette posture d’homme de consensus et les témoignages unanimes de ce week-end suite à son décès semblent le confirmer.
D’un « commerce agréable », d’une « générosité » et d’un « raffinement » dans ses faits et gestes à nul autre pareil, Badara savait transcender les clivages politiques. Ceci pour entretenir les relations les plus fraternel les avec tous et chacun. Ce sens du partage et de l’amour de l’autre, sont des qualités qu’il a héritées de son environnement familial.
Cursus scolaire hors du commun


Né dans une famille polygame, Alioune Badara a été éduqué par les deux coépouses de sa mère. « Je suis l’aîné des garçons de ma famille. Mon père avait 45 ans à ma naissance et la plus petite de mes grandes sœurs avait 10 ans de plus que moi. Ma mère était la 3e épouse de mon père. Je n’ai pratiquement pas connu ma mère, les deux premières femmes de mon père (qui n’avaient que des filles) m’ont très tôt pris sous leurs ailes et m’ont éduqué. J’ai ainsi quitté le quartier traditionnel de Gueth Ndar chez ma mère pour m’installer à l’île à la rue Blanchot où j’ai grandi », narre-t-il.
Eduqué à la dure par un père surveillant principal des travaux publics, Abc ne badinait pas avec les études. Du moins au primaire où son parcours est hors du commun. « J’ai reçu une éducation très rigoureuse. Mon père était très sévère et aimait les études. J’ai sauté les classes de Ci, Cp, CE1, je suis directement inscrit en CE2. J’étais le plus jeune de la classe », se rappelle-t-il. Son histoire avec le concours d’entrée en 6e au Prytanée militaire pour lequel il a été recalé, a changé sa vie et celle de sa famille.
Exclu du lycée, il failli être mécanicien
« Lorsque j’ai été recalé au concours d’entrée au Prytanée Militaire, mon père qui était militaire dans l’âme et qui venait de prendre sa retraite, est venu à Dakar avec moi pour refaire les démarches. C’est là qu’on a rencontré le ministre Abdoulaye Fofana (père du ministre Karim Fofana) qui était un camarade de classe de mon père à l’école Blanchot. Il a dit à mon père : ‘Babacar, on a confié la Soadip (société africaine de diffusion et de promotion) j’aimerai que tu viennes travailler à mes côtés puisque tu es à la retraite’. C’est ainsi qu’on a quitté Saint-Louis pour aménager à Dakar », raconte Abc.
Fraîchement débarqué à Dakar, le jeune Saint-Lousien est piqué par le virus du « boy town » et a commencé fumer (il arrêtera la cigarette en 1978 suite à un Ziar chez Serigne Abdoul Ahad Mbacké) et à faire l’enfant terrible. Une séquence trouble de sa vie qui a failli l’écarter définitivement de l’école. « On m’a exclu du lycée au mois de mars avec mon petit groupe d’amis. Pour me punir mon père m’a amené, à son corps défendant, à faire de la mécanique au garage de la Soadip et j’avais commencé à prendre goût. Le vieux (son père) qui avait peur que je finisse par détester l’école, m’a inscrit au C.E.A.L (temple évangélique Albert Luthuli de Dakar) où on s’est tous retrouvés (lui et son groupe, Ndlr) ». La flamme a tout de suite repris et les diplômes se sont enchainés.
Lauréat du concours général en 1977 puis professeur d’anglais en Ecosse
Passionné de langues, notamment l’anglais et l’Espagnol, Alioune Badara Cissé a été d’abord lauréat du concours général en anglais en 1977, avant de décrocher son Bac en 1978 avec la mention. A l’Ucad, il décroche son DEUG en langue étrangère appliqué en 1980, avant d’obtenir sa licence dans la même filière à l’université de Saint-Etienne en France l’année suivante (1981). Téméraire, il tente sa chance en Ecosse où il enseignait l’anglais, l’espagnol et le français au Beath High School jusqu’en 1983.
De retour en France (à Toulouse), Alioune Badara Cissé entame des études de droit et obtient une licence en droit public, un DS en droit économique et une maîtrise en langue étrangère appliquée, avant de revenir au Sénégal. Admis au Barreau de Dakar comme avocat en 1988, il prête serment le même jour que Me Assane Dioma Ndiaye, major de leur promotion.
Bénéficiaire du Hubert Humphrey Followship Programm, l’ancien président du Saint-Louis Basket club, a séjourné pendant dix ans aux Etats-Unis (1992-2002) à Minnesota où sont nés trois de ses enfants (dont Abdoulaye, son fils marine dans l’armée américaine, poignardé à mort il y a juste deux ans). Il décroche son doctorat en 1999 et devient Duris Doctor de Hamline University School of Law à Saint-Paul au Minnesota. Un parcours qui force le respect.
L’ancien conseiller spécial, directeur de cabinet du Premier ministre Macky Sall, ministre des Affaires étrangères puis médiateur de la République décédé samedi dernier à l’âge de 63 ans, repose désormais à Touba où il a été inhumé ce dimanche.

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