Troisième vague de covid-19 et déni des sénégalais : L’improbable négationnisme ambiant !

par pierre Dieme

Face à la propagation assez rapide du variant Delta du coronavirus, le Sénégal cherche encore la bonne formule de lutte, alors que de larges pans de la société refusent de croire, encore aujourd’hui, en l’existence de la Covid-19. Des spécialistes analysent la situation et préconisent des solutions.

Le business de la vente de masques a repris de plus belle. Troisième vague oblige. Dans la capitale sénégalaise, les vendeurs pullulent, surtout aux abords des structures publiques et privées, et des lieux de culte. Le jeune Amadou Ndiaye, originaire de Diourbel, tire son épingle du jeu, depuis les premiers mois de l’avènement du coronavirus au Sénégal, en 2020. Très dégourdi, casquette bien vissée sur la tête, il rivalise d’astuces face à ses deux autres concurrents pour empocher les 100 F des rares clients du carrefour ‘’Sahm’’. Il faut courir dans tous les sens pour intercepter, le premier, ceux-là qui doivent entrer dans l’hôpital Abass Ndao.

‘’La vente avait pris un coup, mais depuis le mois passé, les affaires ont repris. On se débrouille tant bien que mal avec ça, même s’il faut reconnaître qu’il y a moins de clients que lors des précédentes flambées de cas’’, lance-t-il, occupé à faire la monnaie. Le jeune homme vend des masques certes, mais n’en porte pas. D’une voix à peine audible, il nous confie qu’il ne compte pas en porter : ‘’Sincèrement, je ne crois pas à l’existence de la Covid-19 dans ce pays. Nos autorités sont les premières à fouler aux pieds les règles qu’elles ont-elles-mêmes établies. Combien de rassemblements il y a par jour, organisés par des ministres et le président lui-même ? Au début, en mars 2020, j’ai cédé à la psychose, mais j’ai fini par me faire à l’idée que la Covid-19 est une pure invention au Sénégal. Et puis, d’ailleurs, il y a des maladies bien plus graves dans ce pays qui tuent nos parents’’.

Tout porte à croire qu’Amadou en a gros sur le cœur, surtout qu’avec les mesures de semi-confinement, la pauvreté a gagné du terrain et s’est accentuée chez ceux-là qui, comme lui, vivent au jour le jour. ‘’C’est injuste, parce qu’ici, ce sont les pauvres qui en paient le prix. Chez nous, on ne sait pas ce qu’est le télétravail. En tout cas, moi, je vends les masques pour ceux qui croient à l’existence de la maladie’’, lance-t-il en cherchant du regard de potentiels clients, son petit carton de masques à l’épaule.

Ni le rappel du nombre de décès ou la panique chez les médecins, encore moins les hôpitaux débordant de monde ne lui font changer d’avis.

D’ailleurs, parmi les acheteurs, n’eût été le protocole sanitaire exigé à l’entrée de l’hôpital, beaucoup affirment qu’ils se seraient bien passés du masque de protection. Comme A. Ndiaye, ils sont nombreux ces Sénégalais qui réfutent catégoriquement l’existence du virus dans le ‘’pays de la Teranga’’.

Les acteurs de l’informel font de la résistance

Vendeurs ambulants, vendeurs de café, gérants de Fast-Food ambulant…, nos interlocuteurs, tous acteurs du secteur informel sont formels : la Covid-19 n’a jamais franchi les frontières sénégalaises. Du côté des chauffeurs de taxi, ce n’est qu’à l’apparition d’un policier ou d’un gendarme dans les parages que le masque reprend sa place. Sinon, il est rangé en poche ou dans un coin du véhicule.

« Le coronavirus n’existe pas au Sénégal. C’est juste une invention des autorités pour contrôler nos déplacements et aussi pour que l’Occident abreuve nos autorités de sous. On a tout compris. Si cette maladie existait réellement dans ce pays, Macky Sall n’allait pas faire le tour du Sénégal en pleine pandémie. Ce n’est que de la comédie, tout cela’’, martèle Ibrahima Dramé au volant de son taxi.

Le trentenaire digère mal la situation économique critique qui règne dans bon nombre de ménages. De nouvelles mesures restrictives connaîtront, selon lui, une farouche opposition de la part des Sénégalais. Les composantes de cette frange de la population qui ne croient pas (ou plus) à l’existence de la Covid-19 font florès.

‘’C’est le président qui a sonné la fin de la Covid-19’’

D’une manière générale, pour ‘’les incrédules’’, plus aucune mesure ne devrait voir le jour. Si ces états d’esprit paraissent exagérés ou suicidaires pour certains, en psychologie, ils trouvent une explication. ‘’Le premier responsable de cette indifférence, du désengagement et de la démobilisation, c’est le pouvoir. C’est le président qui a sonné la fin de la Covid-19 et personne d’autre. Premièrement, lors de la première vague, il y a eu un consensus national qui a permis de mobiliser des fonds et les gens se sont engagés à donner pleins pouvoirs à Macky Sall pour gérer cette pandémie. On a voté un budget de 1 000 milliards de francs CFA, mais on sait juste que les 15 milliards ont servi à acheter du riz. Deuxièmement, Macky Sall vient de se balader dans presque 11 régions du Sénégal en tournée économique, mobilisant plus de trois millions de Sénégalais avec tout l’appareil d’Etat et les populations qu’on a transportées d’un bout du Sénégal à l’autre’’, analyse pour ‘’EnQuête’’ le psychologue Serigne Mor Mbaye.

‘’Le constat est là. Il y a eu, d’abord, un relâchement de la part de l’Etat. La situation actuelle pourrait s’expliquer par la communication politique que l’Etat a dernièrement utilisée. Des efforts ont été faits. Mais après, on a vu une posture de victoire, de glorification, dans une démarche de communication pour dire : ‘Nous avons pu vaincre la Covid-19.’ Cela a rythmé le discours politique, surtout le discours étatique et a influencé la posture des Sénégalais, parce que ceux qui respectaient plus ou moins les mesures barrières, dans une logique de prévention active, ont fini par croire que la Covid-19 avait disparu du territoire’’, soutient pour sa part le sociologue Ismaila Sène.

Il ajoute : ‘’Je ne pense pas qu’il y ait des Sénégalais qui n’ont pas cru à l’existence de la Covid-19. Je dirai, comme hypothèse, que ce sont plutôt des gens qui n’ont pas été convaincus des mesures qui ont été proposées pour lutter contre la pandémie ou des Sénégalais qui ont, plus ou moins, banalisé la maladie. A mon avis, la croyance y était, sans pour autant qu’ils s’inscrivent dans une prévention active. Par rapport aux données que j’ai pu recueillir, c’est beaucoup plus une logique de banalisation plutôt qu’une logique de remise en question de la Covid-19.’’

En d’autres termes, l’Etat du Sénégal est l’acteur principal de ce nouvel état d’urgence qui indiffère plus d’un.

L’absence d’une prise en charge psychosociale

L’évidence, selon le psychologue, c’est que la Covid-19 a installé les Sénégalais, dès mars 2020, dans un climat traumatogène, de peur et d’angoisse, et surtout de paupérisation. A l’en croire, l’impact de la pandémie au Sénégal est beaucoup plus profond : ‘’Pensez-vous que les populations sont à nouveau prêtes à se retrouver encore dans un état de confinement ? En mars dernier, j’ai écrit aux institutions internationales pour dire qu’il faudrait qu’on investisse dans l’impact de la pandémie sur la santé mentale des populations. Il faut absolument tenir compte de cela, car la pandémie, avec son caractère traumatogène et ses contraintes de confinement, de stigmatisation, d’isolement, nous a installés dans une situation dépressive. Toutes les personnes qui ont été fragiles ont basculé dans la dépression. J’ai suivi certaines personnes que la Covid-19 a installées dans une situation dépressive momentanée. Il a fallu les accompagner, mais également leurs familles. Cela n’est pas un luxe, c’est ce à quoi devaient servir ces milliards’’.

Pour Serigne M. Mbaye, un vaste programme de prise en charge psychosocial des populations s’impose. Il s’agit de faire en sorte que les gens puissent disposer d’une écoute téléphonique permanente pour les apaiser. Quant aux personnes affectées mentalement, elles bénéficieront d’une écoute et d’un counseling de spécialistes, afin de les aider à dépasser toute la dimension psychosomatique.

‘’Les Sénégalais n’ont pas vu de modèles’’

Par ailleurs, rappelant que les Sénégalais n’ont pas vu de modèle en matière de respect des mesures barrières, le sociologue I. Sène plaide pour l’application des mesures préventives par ceux-là qui les ont mises en place. ‘’La meilleure solution, c’est que les autorités qui prennent ces mesures soient les premières à les respecter. On a constaté que les premiers à violer ces mesures sont soit le président, soit des autorités politiques. Donc, on est dans une situation où il devient compliqué pour les Sénégalais de se conformer à ces mesures. Il faut que les acteurs qui gouvernent soient les premiers à respecter les mesures barrières pour convaincre la population de la pertinence et de l’utilité de ces mesures‘’, explique-t-il.

Sans ce préalable, il sera difficile, selon le spécialiste, de changer cet état de défiance chez la population. Partant du fait que l’Etat a perdu en crédibilité, ces experts préconisent une nouvelle approche de lutte impliquant les responsables communautaires et religieux. ‘’On doit passer à une dimension de prise en charge communautaire, détaille M. Mbaye, par des actions de solidarité communautaire. Il y a une défiance par rapport au pouvoir en place. Il faudrait retourner vers la société civile et les communautés elles-mêmes.

Je pense que le pouvoir religieux peut jouer un rôle, de même que les mouvements associatifs. Ces entités-là sont un peu plus crédibles que le pouvoir central. Aussi, il faut sortir de la dimension mercantile de la gestion de la pandémie. Le test doit être possible dans nos postes de santé, mais que l’Iressef ou l’Institut Pasteur monopolise le dépistage, c’est antidémocratique et criminel. Il faudrait que les dépistages puissent se faire partout dans le pays. Le personnel médical travaille dans des conditions inhumaines. Il est foncièrement exposé. C’est criminel. Le pouvoir et le ministère de la Santé doivent rendre des comptes. C’est une urgence’’.

Dans la même veine, le sociologue Ismaila Sène indique qu’il serait intéressant d’impliquer certains acteurs qui ont une légitimité sur les plans communautaire et social (autorités religieuses, autorités et leaders communautaires, les ASC) afin de les amener à s’approprier le combat et les pousser à le porter. Ils serviront ainsi de relais aux populations.

3 QUESTIONS WALY DIOUF, SOCIOLOGUE

‘’On ne peut pas négliger les effets pervers des attitudes des acteurs politiques’’

Selon le sociologue Waly Diouf, plusieurs paramètres entrent dans l’explication du désengagement des populations dans la lutte contre la pandémie.

E. M. FAYE

Pendant que le variant Delta accroît le taux de contaminations, on assiste aujourd’hui, au Sénégal, à un relâchement presque total de la population. Comment expliquer cette situation ?

Le Sénégal est, depuis mars 2020, concerné par la pandémie de Covid-19, cette pneumonie qui s’est déclenchée vers novembre 2019 à Wuhan (province d’Hubei, Chine). Conformément aux orientations de l’Organisation mondiale de la santé déclinées à travers les dispositions du Règlement sanitaire international, le gouvernement a introduit un ensemble de mesures politiques, administratives, juridiques et sanitaires pour endiguer la pandémie. Depuis quelques mois cependant, différents pays font l’objet d’une prolifération de variants du Sars-Cov-2, le virus responsable de la Covid-19.

Le variant Delta, qui a été documenté au Sénégal depuis avril 2021, fait aujourd’hui l’objet d’une plus grande inquiétude, en raison de sa contagiosité, mais aussi de sa morbidité. Le communiqué n°511 indique que le Sénégal a enregistré, à ce jour, 57 263 cas de contamination dont 45 170 guéris, 1 281 décès et 10 811 en cours de traitement. Rien que pour la journée du 25 juillet, 12 décès et 690 nouvelles contaminations ont été documentés, avec un taux de positivé de 29,47 %. Ces différentes statistiques traduisent le niveau critique de la situation sanitaire.

L’allègement important des mesures, qui a été décidé par le gouvernement à partir de mars 2021, avec notamment la levée du couvre-feu, a été un des éléments ayant remis en cause les mesures de distanciation physique et sociale, mais aussi produit un relâchement vis-à-vis des autres moyens de lutte dont principalement le port du masque. Cette évolution de la politique nationale, même si elle répond à une certaine demande sociale, reste cependant peu pertinente, du point de vue de certains observateurs, pour un pays où une majorité de la population est encore hésitante à la vaccination.

On ne peut pas également négliger les effets pervers des attitudes des acteurs politiques, avec les différentes tournées et rassemblements organisés dans différentes localités du pays, sur le relâchement des gestes barrières par les populations.

En outre, il existe encore certains Sénégalais qui ne croient pas à l’existence du virus. Qu’est-ce qui l’explique, selon vous ?

Aujourd’hui, caractériser les attitudes ou discours de certaines populations comme le fait de ne pas croire en l’existence de la Covid-19, constituerait une analyse tronquée qui ne permet pas de déceler les processus cognitifs sous-jacents. Ces discours laissent plutôt entrevoir des attitudes de déni, étant ici entendu comme un mode de défense particulier où la personne refuse de reconnaître une réalité traumatisante, tout en la reconnaissant d’une certaine manière. Cette définition met en avant deux aspects assez intéressants.

Le premier décline les processus sélectifs chez l’individu face à une réalité de nature traumatisante. Or, comme nous pouvons l’observer, les populations ont été confrontées, depuis mars 2020, à des décisions politico-sanitaires de gestion de la pandémie particulièrement contraignantes et traumatisantes. Les mesures de distanciation physique et sociale, par exemple, remettent en cause un ensemble de pratiques et de formes de solidarité dont la conséquence est de produire un ‘’drame social’’.

Dans ces conditions, adopter une attitude de déni constitue, pour certaines catégories, une forme de réponse cognitive à la situation de crise qu’instaure la pandémie, ainsi que ses modalités de gestion.

En second, on peut retenir, de la définition du déni, les processus qui consistent à réorienter la perception sur une réalité afin de la rendre plus acceptable. Concernant la pandémie de Covid-19, ces processus ont été favorisés par ce qu’on caractérise d’infodémie.

En effet, le développement de la pandémie a été accompagné d’une surabondance d’informations, de véracité très variable, ne facilitant pas à la population générale de trouver des informations fiables, afin d’agir en conséquence. En dehors des capacités à opérer des choix face à ce flot d’informations, certains s’orientent également vers des itinéraires de convenance.

Ainsi, on peut constater que les théories complotistes qui accusent les pouvoirs publics, par exemple, ne traduisent, en effet, que des manières de réinterpréter la réalité, afin d’en amenuiser les effets.

En outre, il est important de reconnaître que la dimension sanitaire n’est pas le seul impact de la Covid-19 en Afrique particulièrement où les mesures de gestion sont difficilement conciliables avec une économie essentiellement informelle. Les récentes émeutes populaires au Sénégal, en mars 2021, sont en grande partie liées à la précarité des ménages qui est accentuée par les orientations de la politique nationale de gestion de la pandémie, en dépit des efforts de résilience de l’État.

Quelles solutions s’imposent ?

La responsabilisation des communautés dans la réponse aux problèmes de santé publique n’est plus à discuter. Cependant, les apories autour de ce principe ont conduit à des modalités et pratiques d’implémentation qui les ont rendues contre-productives dans différentes expériences de gestion de la pandémie. Cette situation s’observe dans les difficultés des pouvoirs publics à engager les communautés dans les mesures de lutte promues. D’ailleurs, dans plusieurs pays, la politique nationale s’oriente vers une approche dissuasive.

En Guinée, par exemple, la réponse à la faible adhésion à la vaccination a été d’imposer un carnet de vaccination aux personnes qui désirent avoir une mobilité interurbaine. Une telle approche, même si elle contraint les populations aux décisions de l’État, est toutefois productrice d’effet pervers avec des pratiques de contournement des normes et des corruptions des services de contrôle.

On distingue ainsi les limites des différentes approches, mais aussi l’intérêt d’un élargissement de la perspective. Concrètement, il s’agit de construire la réponse à travers un ‘’bricolage’’ basé sur les points positifs de ces différentes approches.

Il est, en outre, primordial que les pouvoirs publics, en particulier, se repositionnent dans une communication par l’exemple, afin de redynamiser la confiance au dispositif et de conduire les populations à s’approprier la lutte contre la pandémie.

EMMANUELLA MARAME FAYE

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