Risques de dérives incontrolables.

par pierre Dieme

« C’est la crainte qui contient les méchants et non l’indulgence.» (Syrius)

Depuis quelques temps nous assistons à l’apparition d’un phénomène social d’une gravité extrême qui, si l’on n’y prend garde, peut constituer un facteur de déstabilisation de notre cohésion sociale, de notre tranquillité publique et de notre unité nationale, en somme, de remise en cause de la stabilité de notre pays. Il s’agit de la présence voire de l’envahissement  des nervis dans l’espace public et de de la «  légitimation » de leurs de leurs brutalités, de leurs violences et de leurs exactions sur les populations sans défense.

Il y a lieu de rappeler que la Constitution garantit les libertés individuelles et publiques, de même qu’elle consacre le caractère sacré et l’inviolabilité de l’intégrité physique de la personne. Et pour assurer ses missions et prérogatives régaliennes, l’Etat s’appuie sur les autorités administratives, les autorités judiciaires et les forces de défense et de sécurité. La Gendarmerie nationale et la Police nationale sont chargées, à titre principal, de la sécurité intérieure en assurant l’exécution des lois et règlements, ainsi que la protection des personnes et des biens, mais aussi  celle de l’autorité publique puisque celle-ci, entravée ou empêchée d’agir, l’équilibre social disparaitrait. Pour accomplir leurs missions républicaines, la Police et la Gendarmerie sont dotées de ressources humaines et de moyens matériels nécessaires.

La Police nationale et la Gendarmerie nationale exercent leurs missions dans le cadre du contrôle social inhérent à toute forme d’organisation sociale et de groupements humains. Le contrôle social est défini comme « le processus destiné à assurer la conformité des conduites aux normes établies pour sauvegarder entre les membres d’une collectivité donnée le dénominateur commun nécessaire à la cohésion et au fonctionnement de cette collectivité et décourager toutes les différentes formes de non-conformité aux normes établies. » Dès lors, il appert qu’il faut des structures pour assurer l’efficacité de ce contrôle social ; la Police et la Gendarmerie sont préposées à cette tâche. On dit qu’il y a « fonctions policières lorsque, dans le cadre d’une collectivité présentant les caractéristiques d’une société globale, certains des aspects les plus importants de la régulation sociale interne de celle-ci sont assurés par une ou des institutions investies de cette tâche, agissant au nom du groupe, et ayant la possibilité pour ce faire d’user, en ultime recours, de la force physique. »

De tout ce qui précède, il est aisé de comprendre et d’admettre que seules les forces de défense et de sécurité, notamment la Police et la Gendarmerie, sont dépositaires, en tant que représentantes de la puissance publique, d’user de la violence physique légitime. Le cas échéant, cette prérogative régalienne est encadrée par des dispositions législatives strictes pour éviter un usage abusif. Par conséquent, la présence et l’utilisation de nervis dans le dispositif sécuritaire du maintien et du rétablissement de l’ordre est manifestement illégal.

Le phénomène des nervis n’est pas une nouveauté, il a existé lors des joutes politiques bien avant l’accession de notre pays à la souveraineté internationale. On a connu le temps des «  tontons macoutes » du Parti socialiste, l’ère des « calots bleus » du Parti démocratique sénégalais et aujourd’hui «  les marrons du feu » de l’Alliance pour la république qui, pour l’heure, font l’actualité. Toutes ces structures partisanes informelles ont une caractéristique principale  commune, la propension à faire de la violence leur mode d’actions privilégié. La nouveauté et la source d’inquiétude avec les nervis de l’actuel pouvoir, c’est leur immixtion ou plus exactement leur introduction dans le dispositif sécuritaire officiel, alors  qu’auparavant, les gros bras d’antan n’évoluaient que dans la cadre d’activités partisanes et privées, même si leurs pratiques étaient tout aussi condamnables au vu de la loi. Certains vous diront que les nervis ne sont pas dans le dispositif mais à la périphérie.

Aujourd’hui le phénomène des nervis de l’APR pose un véritable problème de sécurité publique et de paix sociale. C’est avec les émeutes du mois de mars que la réalité et l’ampleur  du phénomène ainsi que ses conséquences néfastes, nocives et désastreuses se sont dévoilées au grand jour à la stupéfaction générale des populations. On a vu des nervis encagoulés à bord de véhicules de l’administration appartenant à des structures publiques clairement identifiées ; ces derniers étaient armés de bâtons, de machettes et de fusils, affichant ainsi une détermination et une intention manifeste de vouloir faire mal et du mal à leurs victimes elles toutes les formes de violences, de brutalités e d’exactions possibles.

Considérant les Sénégalais comme des demeurés et les prenant pour de véritables cintrés, certaines autorités ont déclaré qu’il s’agissait de policiers en civil, feignant d’ignorer que le travail du policier en civil est encadré par des textes. L’utilisation de policiers en civil dans les manifestations s’effectue dans le cadre de la police préventive et du renseignement ; ces personnels ne participent à aucune opération répressive, ni interpellations ni arrestations. En France, dans le cadre de la nouvelle doctrine inscrite dans « le schéma national du maintien de l’ordre », il est interdit de faire appel à ses unités non spécialisées dans le maintien de l’ordre (brigades anti criminalité, brigades de recherches etc…). Ces nouvelles mesures sont guidées par le souci et l’obligation de rendre transparentes les opérations de maintien de l’ordre ; la nouvelle règlementation exige que soit indentifiable tout membre des forces de l’ordre intervenant sur le terrain. A signaler que, pour déconstruire l’argumentaire de ceux qui évoquent les policiers en civil, le « mboldé », les machettes et les fusils de fabrication artisanale ne font pas partie de la panoplie d’équipements de maintien de l’ordre. Le ministre de l’Intérieur avait, en son temps, déclaré qu’il n’y pas de nervis dans la Police ; et lui donnant totalement raison, j’avais rétorqué qu’effectivement il n’y a pas de nervis dans la Police, mais qu’il y avait des nervis aux cotés de la police dans une synergie d’actions visibles et incontestables.

Le phénomène des nervis s’est accentué, s’est confirmé et a été plus visible lors des différentes tournées économiques de Monsieur le Président e la république. L’image la plus frappante et la plus désolante a été de voir une horde de nervis escortant le cortège présidentiel, les gendarmes presque mis à l’écart. D’ailleurs, les images nettes sont enregistrées pour l’attester, des heurts ont éclaté entre gendarmes, forces régaliennes représentant la République et des groupes de nervis dont les plus téméraires, certainement assurés d’une impunité, ont osé cracher à la figure des pandores qu’ils ne sont pas sous leur autorité. C’est inadmissible et inconcevable que de simples civils nantis d’aucune fonction ni responsabilité officielles puisse toiser des gendarmes à ce point, lançant ainsi un défi à toutes les forces de sécurité.

La Police nationale et la Gendarmerie nationale sont deux prestigieuses institutions qui garantissent la stabilité du pays, et à ce titre, elles doivent jouir de la considération et du respect de tous les citoyens. C’est un impératif républicain pour ces deux institutions de revoir leur posture par rapport aux nervis et d’imposer leur autorité qui ne saurait ni ne devrait être remise en cause par qui que ce soit. La Police et la Gendarmerie sont présentement dirigées par des cadres supérieurs émérites d’un très haut niveau qui partagent un vécu professionnel riche, une grande compétence, une  riche expérience et une expertise avérée dans leur champ d’intervention ; aussi, doivent-ils bénéficier d’une forte et grande présomption d’efficacité pour relever les défis sécuritaires multiples et hybrides. Parmi ces défis du moment, il y a le cas  des nervis qui, apparemment, semblent disputer aux forces régaliennes le monopole de la violence.

Je profite de l’occasion pour adresser mes très vives et sincères félicitations au Général de division Moussa Fall pour sa nomination comme Haut commandant de la Gendarmerie nationale. J’ai retenu de son discours inaugural sa détermination à s’attaquer à l’insécurité sous toutes ses formes et dans toutes ses déclinaisons, notamment le terrorisme et le vol de bétail qui constitue une véritable gangrène pour l’économie rurale, son souci de faire respecter la dignité humaine par ses hommes et surtout sa réelle volonté d’imposer l’ordre républicain. Je me permettrais de lui rappeler que cet ordre républicain doit commencer par l’exclusion des nervis de l’espace public ; cet ordre républicain doit se manifester par la soumission totale de tout citoyen à notre charte fondamentale qu’est la Constitution, fut-il le Président de la République. Je rappelle que les membres des forces de défense et de sécurité n’ont pas prêté un serment d’allégeance au Président de la République mais, plutôt, à la Constitution. Aussi, doivent- elles veiller à son strict respect par tous. Au Général, je souhaite plein succès et une réussite éclatante dans sa nouvelle mission.

L’affaire des nervis a quelque peu entamé la crédibilité et érodé la réputation de nos forces de sécurité. En effet, les exactions, les brutalités et les violences inouïes exercées sur des populations innocentes et sans défense et ce, quelquefois, devant les forces de l’ordre aux réactions timorées, ont fini d’instiller le doute dans l’esprit des citoyens quant à la capacité ou la volonté de celles-ci de stopper le phénomène. A défaut d’ une réponse vigoureuse et appropriée de la Police et de la Gendarmerie devant une si grave forfaiture contre les règles de la république, les populations se verront dans l’obligation de se prendre en charge et se défendre légitimement avec le risque de ne point tenir compte ni de la nécessité, ni de la proportionnalité de la réaction, ni de l’imminence de l’agression. Les risques seront réels de verser dans des règlements de compte et des batailles de rue incontrôlables qui pourraient très facilement aboutir à des meurtres gratuits.

Par rapport à la sécurité de Monsieur le Président de la République, il faut plus de rigueur de la part de ceux qui en ont la charge. Il y’a lieu de rappeler que de tout temps et conformément aux prérogatives des uns et des autres, la sécurité du Président est assurée par les éléments de la Police et de la Gendarmerie. Les schémas de la sécurité rapprochée du Président ont été mis à mal par la présence massive et envahissante des nervis autour du cortège présidentiel. Ceci constitue une vulnérabilité susceptible d’être mise à profit par des individus mal intentionnés pour attenter à la vie du Président qui n’est plus en sécurité. Dès l’instant qu’on évoque des infiltrations, il ne faut pas en exclure dans le dispositif sécuritaire présidentiel. Il y’a nécessité à réajuster les approches par rapport à l’orthodoxie afin de ne pas exposer la première institution du pays à certains risques. 

Comme il appert, il y a vraiment nécessité et urgence pour les forces de sécurité de se pencher très sérieusement sur la problématique des nervis qui doivent être considérés et traités comme de véritables hors la loi, des bandits de grand chemin, des hommes de cordes et de sacs, sans foi ni loi  qui sèment la terreur dans une république prétendument organisée disposant d’une Police nationale et d’une Gendarmerie nationale ayant pour mission principale et régalienne de faire régner l’ordre. Ce n’est point souhaitable, mais au cas où ces deux institutions ne réussiraient pas à éradiquer le phénomène des nervis, il y aura le risque d’assister à un climat de vendetta généralisée et les populations pourraient s’approprier le slogan suivant « A cent pour cent, œil pour œil, dent pour dent, sang pour sang » et ce n’est point souhaitable ; il appartient à chaque composante de notre pays, à chaque segment de la population, à chaque structure officielle de notre république, notamment les services de police et de gendarmerie et à chaque citoyen d’œuvrer pour une paix sociale retrouvée et l’instauration d’un climat de confiance à la base de toutes relations humaines et sociales apaisées.

Je ne saurais terminer sans manifester très vivement et très sincèrement ma solidarité à l’endroit des invalides et blessés de guerre qui, de manière récurrente depuis des années, n’ont de cesse de réclamer plus de considération de respect et d’égard de la part des autorités. Ils ne sollicitent ni ne quémandent une quelconque pitié, sympathie ou empathie ; ils veulent que la nation leur soit reconnaissante pour les énormes sacrifices qu’ils ont consenties pour la défense de l’intégrité du pays. Le sacrifice on le fait ou on le fui ; eux ont choisi de le faire. Ils ont prouvé leurs engagements patriotiques et sacerdotales en versant leurs sangs. Il me parait normal qu’ils bénéficient d’une plus grande attention. Notre vaillante armée nationale a suffisamment de ressources et de ressorts pour ne plus offrir aux citoyens ces spectacles désolants et tristes d’anciens militaires éclopés en confrontations avec leurs frères d’armes de la Police ou de la Gendarmerie. Il est à craindre que devant l’inaction ou la mauvaise volonté de ces derniers, par esprit de corps, se disant que demain ils peuvent être dans la même situation, les autorités ne soient tentées de faire appel aux nervis.

Dakar le 06 Juillet 2021.                                          

 Boubacar   SADIO

                                                       Commissaire divisionnaire de police de classe

                                                         Exceptionnelle à la retraite.

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