Spécialiste des industries culturelles et Expert audiovisuel, Thierno Diagne Ba explique dans cet entretien, l’importance des industries culturelles créatives. Porteuses d’emplois mais aussi moteurs de l’économie, les Icc sont encore à consolider au Sénégal. Selon M. Ba, la politique de l’Etat dans ce domaine reste «fragmentée et incohérente».
De plus en plus on parle d’industries culturelles et créatives. De quoi s’agit-il exactement ?
Les industries culturelles et créatives désignent les secteurs d’activités correspondant aux secteurs d’activités ayant comme objet principal la création, le développement, la production, la reproduction, la promotion, la diffusion et la commercialisation des biens, des services et des activités qui ont un contenu culturel, artistique et patrimonial. Les industries culturelles comprennent les filières du livre, de la musique enregistrée, du cinéma, des industries médiatiques (la presse, la radio et la télévision, multimédia) et des jeux vidéo. Ce qu’il faut souligner c’est que toutes les expressions culturelles ne sont pas considérées comme industries culturelles. Certaines ne sont pas reproductibles et elles sont dans les industries créatives. Il s’agit du spectacle vivant (danse, théâtre, cirque), des arts vivants (arts plastiques, photographie, design) de l’artisanat d’art, de l’architecture, du patrimoine (musée, bibliothèque, archéologie), de la publicité. Ceci explique l’expression Industries culturelles et créatives (Icc).
Dans beaucoup de pays maintenant, on essaie de développer le potentiel de création d’emplois des industries culturelles et créatives. Est-ce que les autorités sénégalaises et les acteurs ont conscience des niches d’emplois dans le secteur ?
L’économie de la culture est un moteur des économies contemporaines. Partout dans le monde les politiques publiques de la culture se réforment pour mieux soutenir leurs Icc. Selon l’Unesco, le secteur a généré près de 30 millions d’emplois dans le monde en employant des jeunes de 15 à 29 ans. Avant la pandémie du Covid-19, les Icc représentaient 4,4 % du Pib de l’Union européenne, en termes de chiffre d’affaires soit une contribution économique supérieure à celle des télécommunications, de l’industrie de l’automobile, de la haute technologie. Et au Nigeria les Icc pèsent plus de 4 milliards de dollars grâce, notamment, à Nollywood (deuxième producteur de films au monde derrière l’Inde avec son Bollywood) et à son industrie musicale. Pour vous dire que les industries culturelles et créatives sont un réel gisement d’emplois et levier de développement, elles sont dans une dynamique qui s’accélère d’année en année. Au Sénégal, il y a un bouillonnement chez les jeunes et surtout chez les natifs du numérique qui ont d’autres habitudes de consommation et d’esthétiques de création. Mais il est extrêmement difficile de sortir des statistiques. Celles-ci n’ont jamais été notre tasse de thé, surtout pour le secteur de la culture. Il est difficile d’affirmer le poids de la culture dans notre économie. L’Etat a beaucoup soutenu ses industries culturelles et créatives à travers les différents fonds : Fonds d’aide à l’édition, Fonds de promotion de l’industrie cinématographique et audiovisuelle (Fopica), Fonds de développement des cultures urbaines, Fonds d’aide aux artistes, etc. Cependant, à mon humble avis, nous manquons encore de vision claire sur notre politique de développement des Icc. Il nous faut une rupture et une réforme des politiques publiques de la culture et leurs administrations qui doivent inéluctablement se tourner vers l’économie et le développement durable.
Est-ce que le Sénégal a une politique pour développer ses Icc ?
Le Sénégal a une politique pour les Icc fragmentée et incohérente. Elle manque de synergie et ne s’articule pas encore autour de l’économie et du développement. Si nous prenons l’exemple du cinéma et de l’audiovisuel, nous ne contrôlons pas la distribution, alors que dans ce secteur elle est un maillon essentiel. Il ne sert à rien de financer des films et séries qui seront distribués par des boîtes étrangères. C’est un manque à gagner énorme. Nos télévisions ne font pas de préachat, ni d’achat ni de coproduction. Ce qui explique que certains producteurs se retournent vers Canal+, A+ ou TV5 pour vendre leurs films à de vils prix. Qu’en est-il de la billetterie nationale pour contrôler toutes les entrées et recettes des spectacles payants (théâtre, danse, cinéma, musique, lutte…) et parer aux éventuels blanchiments d’argent. Je rappelle que la billetterie nationale ne doit plus concerner uniquement le cinéma.
En outre, une politique de fiscalité propre aux entreprises culturelles est quasi inexistante. L’activité culturelle n’est pas comme les autres, il faut des années pour rentabiliser des œuvres. A ce niveau tout est encore à créer. Pour qu’il y ait un développement harmonieux des Icc, il faudra les prendre en compte dans l’ensemble des politiques publiques. Les industries culturelles et créatives touchent presque tous les domaines : politique, économique, éducatif, social, juridique, technique, technologique, environnemental, sécuritaire, culturel, patrimonial, sportif… Il est réducteur de penser que seuls les artistes sont concernés par les Icc. Il y a certes un vaste réservoir de main d’œuvre artistique et technique dans les Icc mais elles restent multidimensionnelles.
La culture en général est un secteur peu organisé et où les acteurs travaillent sans aucune synergie. Comment faudrait-il faire pour que le secteur soit plus professionnalisé et tire profit de sa créativité pour créer davantage d’emplois ?
Quand je parle de rupture, je fais allusion à ce manque de synergie dans l’administration culturelle. Il est clair que si nous voulons asseoir une industrie cinématographique et audiovisuelle, il faudra dépasser une simple direction et aller vers un centre autonome, étoffer et mettre en œuvre la législation. Dans le domaine du théâtre, un Office national du théâtre peut gérer le Grand théâtre Doudou Ndiaye Coumba Rose et le Théâtre national Daniel Sorano. Notre politique du patrimoine n’est pas en harmonie avec tout ce qui l’entoure. La Direction du patrimoine culturel est faible par rapport aux enjeux patrimoniaux. Un Conseil suprême du patrimoine doit la remplacer et gérer toutes les structures comme la Place du Souvenir africain, le Monument de la Renaissance, le musée Boribana, les projets de Mémorial de Gorée et du Bateau le Diola, voire le Musée des Civilisations noires, etc., ainsi que toutes les questions relatives à l’immatériel (éducation, mœurs, valeurs…). Dans le même ordre d’idées, une Direction générale des Arts peut gérer l’Orchestre national, la Galerie nationale, la Direction du livre et de la lecture, le Festival national des arts et cultures (Fesnac), le Spectacle sons et lumières. Elle pourra être une Direction générale-clé pour le développement et la promotion des industries créatives. Cette synergie dans l’administration culturelle appellera aussi à une autre synergie qui est celle des fonds. Le Fonds d’aide à l’édition, le Fonds d’aide aux artistes, le Fonds de développement des cultures urbaines pourraient se muer en un seul guichet : le fonds de développement des industries culturelles et créatives. Ce guichet unique sera mieux doté pour accompagner les acteurs dans le financement de projets structurants. Il ne s’agira pas seulement de financer mais d’accompagner dans tout le processus de la conception, à la mise en œuvre au suivi et évaluation. Pour mieux professionnaliser le secteur, il nous faudra revenir sur un fondement, un socle de tout développement des industries culturelles et créatives : la formation.
Quel modèle de formation professionnelle faudrait-il adopter ?
L’Etat n’a pas assez investi dans la formation. En 2005, j’étais le représentant des étudiants au séminaire sur la réforme de l’Ecole nationale des arts (Ena), ce dossier est placé aux oubliettes. Aujourd’hui l’Ena se trouve dans une situation lamentable aussi bien sur le fond que sur la forme. En 2017, le Président Macky Sall avait annoncé une Ecole nationale des arts et métiers de la culture avec des locaux adaptés et modernes. Aujourd’hui, quelle est la situation de l’institut de coupe couture et mode qui est presque méconnu ? Il s’ajoute que le Sénégal n’a jamais eu d’institut national de formation aux métiers du cinéma et de l’audiovisuel. Tout cela montre que nous avons un réel problème de formation dans ce secteur. En plus des initiatives privées qu’il faut soutenir, l’Etat a l’obligation d’avoir une stratégie de formation qui répond aux exigences de l’heure. La formation pour le développement des Icc doit être pluridisciplinaire et épouser les technologies de l’information et de la communication. Aujourd’hui les Icc sont étroitement liées au numérique. Le modèle de la formation doit être académique, universitaire, professionnel, continu et diversifié. Car nous avons besoin d’artistes, de techniciens, de producteurs, de distributeurs, d’exploitants, de manageurs, d’administrateurs culturels, de juristes, de formateurs, de chercheurs, etc. A mon humble avis, le premier défi pour mettre en place des industries culturelles et créatives solides et pérennes au Sénégal est la formation.
Propos recueillis par Mame Woury THIOUBOU