Main basse chinoise sur l’arachide sénégalaise

par Dakar Matin

Pour la première fois, des acteurs chinois présents au Sénégal révèlent dans cette enquête l’existence de pratiques de blanchiment d’argent auxquelles certains négociants se livreraient en profitant des campagnes annuelles de commercialisation

A l’instar d’autres pays africains où les entreprises chinoises ont fini de « nationaliser » les ressources minières locales au profit des appétits sans frontières de l’Empire, les négociants chinois semblent avoir désormais entre leurs mains le destin de la filière arachidière au Sénégal. Protégés par un protocole d’accord entre les deux gouvernements, ces commerçants dynamiques et durs en business qui arpentent les zones rurales sénégalaises avec des sacs remplis d’argent soulagent certes des milliers de paysans par leurs capacités à payer cash les récoltes qu’ils achètent sur place. Aussi sont-ils accusés à la fois de fragiliser les industries locales, dont l’arachide reste la matière première vitale, et de déstabiliser une filière considérée comme le cœur battant de l’économie sénégalaise.

Mais pour la première fois, des acteurs chinois présents au Sénégal révèlent dans cette enquête l’existence de pratiques de blanchiment d’argent auxquelles certains négociants se livreraient en profitant des campagnes annuelles de commercialisation.

Mamadou Alpha Diallo est au bord de la crise de nerfs ou d’une faillite pure et simple. Entre novembre 2020 – début de la campagne de commercialisation de l’arachide au Sénégal – et la première quinzaine du mois de mars 2021, le PDG de l’entreprise « Nahjou-Agro-industrie » n’a pu collecter que 12,4 tonnes de graines. Une quantité dérisoire pour ce propriétaire d’une unité de transformation capable de traiter chaque jour 18 tonnes d’arachides décortiquées à Touba, l’un des centres les plus dynamiques de la commercialisation du produit, à 200 km de la capitale Dakar. Pourtant, le prix-budget que l’opérateur sénégalais proposait aux producteurs (315 FCFA/kg, soit 0,57 $) dépassait le tarif minimum fixé par le gouvernement (250 FCFA/kg, soit 0,45 $). Aujourd’hui, comme les deux années précédentes et comme beaucoup d’autres industriels de la filière, Diallo avoue ne plus avoir les moyens de suivre la cadence inflationniste imposée par les négociants chinois.

« La matière première est juste devant nous, mais nous ne pouvons pas l’avoir. Le négociant chinois offre toujours au moins 10% de plus que ce que nous proposons : si je paie 300 FCFA (0,54 $), il surenchérit systématiquement à 330 FCFA (0,6 $) car il sait qu’on ne pourra pas suivre des enchères sans fin », lâche-t-il dans un soupir désespéré.

Dans son usine de Touba, le chômage technique s’est abattu sur la cinquantaine d’ouvriers qui y travaillaient sous diverses formules contractuelles. Du reste, cette entreprise a été fermée pendant deux ans par manque de matières premières. Le loyer et l’entretien lui coûtaient 5 millions de francs CFA (58 821 $) par an. Impossible pour lui de continuer à supporter de telles pertes financières. Pour lui, la Chine est responsable de tous ses malheurs : elle a fait main basse sur l’arachide du Sénégal.

L’exaspération des industriels et autres acteurs de la filière arachidière vis-à-vis des commerçants chinois est d’ailleurs le principal facteur avancé pour expliquer les deux braquages perpétrés en janvier 2020  contre deux points de collectes de graines d’arachide appartenant à des Chinois à Sanghel, région de Kaolack, cœur du bassin arachidier sénégalais à 190 km de Dakar. Les médias locaux avaient rapporté que les assaillants avaient emporté 20 millions de FCFA (237 000 yuans, 36 000 $ environ). Deux jours plus tard, le président sénégalais Macky Sall condamnait  « fermement » cette violence et ordonnait une plus grande protection en faveur des négociants chinois par la police et la gendarmerie. « L’année dernière (ndlr : 2019), si ce n’était pas (la) présence (des Chinois), la situation aurait été catastrophique pour notre pays », avait ajouté le chef de l’Etat. Même s’il n’a pas été démontré que ces attaques visaient à répondre par la violence à la présence chinoise dans la filière, le simple fait qu’elles sont survenues pourrait démontrer qu’il y a une « question chinoise » en lien avec la commercialisation de l’arachide au Sénégal…

« Au moins une centaine d’entreprises ou d’hommes d’affaires chinois dans la filière arachide »

En l’absence de statistiques officielles, le nombre d’entreprises ou d’hommes d’affaires chinois présents dans la filière arachidière est difficile à connaître. L’ambassade de Chine à Dakar n’a pas voulu nous recevoir au cours de cette enquête. Néanmoins, le site ChinaEconomic.com a rapporté en 2017 que plus de 30 entreprises chinoises de transformation d’arachides ont été enregistrées dans des localités comme Kaolack. Mais selon d’autres sources dont une chinoise active dans le secteur, il en existe au moins une centaine à l’échelle du Sénégal dont une douzaine qui enlève chacune plus de 10 000 tonnes à chaque campagne.

Regroupés dans une association appelée « Chinois acheteurs d’arachides au Sénégal », ces commerçants avaient remis en avril 2020 une somme en espèces de 5 millions de francs CFA (environ 9300 dollars US) au gouvernement sénégalais en soutien au Fonds « Force Covid-19 » destiné à soutenir les populations impactées par la pandémie à coronavirus.

Si les commerçants chinois sont devenus des acteurs officiels importants de la filière arachidière au Sénégal, ils le doivent à un protocole d’accord agricole et commercial signé en septembre 2014 entre les deux pays. « Ils ne sont pas descendus du ciel comme par miracle, écrivait Galaye Seck, expert en horticulture ayant effectué plusieurs missions en Chine au service du gouvernement sénégalais et décédé au début de l’année. Ils sont venus répondre à l’appel de l’Etat du Sénégal qui avait peur du retour des bons impayés. »

« Leur arrivée n’est pas un hasard, c’est le résultat d’un long processus qui a démarré vers 2006. En effet, pour autoriser les huiliers sénégalais comme Sonacos (ndlr : l’entreprise publique dédiée à la transformation de l’arachide en huile) à exporter de l’huile brute vers la Chine, le gouvernement chinois avait envoyé des experts pour mieux comprendre le fonctionnement de la filière de l’arachide. C’est ainsi que plusieurs missions techniques chinoises ont séjourné au Sénégal et ont travaillé avec les ministères de l’Agriculture et du Commerce et leurs démembrements. Après, les hommes d’affaires chinois ont commencé à arriver au Sénégal munis d’informations suffisantes et très précises concernant le secteur », renchérit Libasse Diakhaté (*), un ingénieur agricole présent dans la filière depuis plusieurs décennies.

L’objectif visé par les Chinois était de rendre l’arachide locale conforme aux standards mondiaux en termes de qualité en faisant du Sénégal « une origine sûre ». Mais selon Ousmane Ndiaye, président de Asprodeb, une des grandes organisations de producteurs, le protocole de 2014 a plutôt provoqué un effet domino.

« Cet accord a été conclu sans que le gouvernement sénégalais ait eu des concertations préalables avec les acteurs de la filière. Il pénalise les industries locales qui sont incapables de vendre leur huile en Chine, car le produit serait taxé alors que l’arachide non transformée n’est pas taxée. Ainsi, nous exportons du travail vers la Chine au détriment des Sénégalais. Cet accord a favorisé une irruption d’intermédiaires et d’agents commerciaux ne respectant aucune règle et qui ont désorganisé la filière sans que cela profite aux producteurs et à l’économie nationale », s’insurge Ousmane Ndiaye.

En fait, explique Libasse Diakhaté, « pour protéger l’industrie chinoise, Beijing a surtaxé l’huile d’importation et détaxé la graine ! Tous les Chinois installés au Sénégal pour faire du commerce et d’autres activités ont alors utilisé cette filière pour rapatrier leurs avoirs. » Une politique protectionniste qui « facilite l’arrivée des graines sur le territoire chinois afin de préserver les emplois locaux alors que l’huile importée est surtaxée parce qu’elle ne crée pas d’emplois », accuse encore Mamadou Alpha Diallo.

Selon l’Agence nationale de la statistique et de la démographie (ANSD), les exportations d’arachides vers la Chine en 2018 ont représenté 97,2% du total des exportations (hors arachides décortiquées grillées), soit 109 800 tonnes. Mais les exportations d’huile d’arachide du Sénégal vers la Chine n’ont constitué que 35% du total des exportations.

Le protocole sanitaire, renouvelé en 2018, court jusqu’en 2024. Mais le gouvernement sénégalais tarde à répondre aux doléances des industriels locaux en faveur d’un durcissement des conditions d’exportation d’arachides. « La Chine nous donne beaucoup d’argent. En février 2021, elle a expédié 200 000 doses du vaccin Sinopharm à Dakar. Alors, quand elle a besoin de cacahuètes sénégalaises, notre gouvernement peut-il le lui refuser ?», commente, ironique, Mamadou Alpha Diallo.

Cet entrepreneur sénégalais n’est pas un cas isolé dans ses mésaventures. Son histoire est aussi en grande partie celle des 154 petites entreprises membres du Regroupement des acteurs du secteur de l’industrie agroalimentaire de Touba (RASIAAT) qui se disent victimes de la rude concurrence des Chinois.

« Nous sommes des unités de transformation primaire de l’arachide en huile brute, communément appelé ‘’seggal’’. Nous permettons aux industries huilières du pays, vu leur manque d’investissement suffis ant en machines de trituration, de faire la transformation nécessaire pour faciliter le raffinage de l’huile brute à leur niveau

 », explique le PDG de Nahjou-Agro-industrie. « La présence des Chinois est catastrophique pour la grande filière de l’arachide : avec eux, seul le secteur primaire s’enrichit au détriment de toute une chaîne de valeur. Or, la transformation de l’arachide en divers produits comme l’huile reste la vraie valeur ajoutée de la filière. »

Le dynamisme de ces négociants venus de l’Empire du Milieu a bien des avantages. Selon l’ingénieur Diakhaté, par exemple « en cas de surproduction de graines, il devient possible de vendre les surplus dans des conditions techniques et financières maîtrisées ». Par contre, leur donner carte blanche sans contrôle réel de leurs activités provoque « la déstabilisation des industriels locaux sur les prix et les quantités » et la perturbation « durable de la filière si les bonnes graines sont collectées par les Chinois au détriment des semences. »

De manière plus immédiate, les paysans et associations de producteurs se frottent les mains. Pendant longtemps, ils ont été contraints de livrer leurs récoltes et d’attendre plusieurs semaines ou mois avant d’être payés. Avec l’arrivée des négociants chinois, c’est de l’argent cash qu’ils reçoivent sur les lieux de transaction.

Les caisses de l’Etat sénégalais profitent également de la présence chinoise. Selon le ministre de l’Agriculture, Moussa Baldé, la taxe sur les exportations d’arachide, appliquée pour la première fois cette année, a permis de faire entrer entre 8 et 9 milliards de francs CFA  (entre 14 et 16 millions $) dans les caisses du Trésor. Les commerçants chinois en sont les principaux payeurs.

Li Mei, une figure de la filière chinoise

En face, les négociants chinois, eux, se frottent les mains grâce à une puissance financière presque illimitée qui leur permet de faire la loi à Touba comme dans la plupart des grands marchés saisonniers de collecte d’arachides, malgré quelques difficultés.

« Les années précédentes, nous expédiions les arachides vers la Chine le 4 ou le 5 décembre, mais cette année, à la fin de janvier, nous en étions seulement au début de l’embarquement », se plaint le marchand chinois Li Mei interrogé par nos soins. Les expéditions ont été bloquées pendant deux mois. Sur fond de crise sanitaire, tous les frais ont fortement augmenté et la chaîne de capitaux était serrée. « La nouvelle politique du gouvernement sénégalais vise un peu les hommes d’affaires chinois, mais nous ne pouvons rien faire, elle tente aussi de protéger les huileries locales », foi du marchand asiatique. À l’autre bout du fil, son ton est calme et imperturbable. Cette nouvelle politique fait peut-être référence, outre l’application de la taxe sur l’exportation, aux mesures de blocage des exportations survenues au cours de la campagne agricole 2020-2021. Ensuite, les négociants chinois ont été obligés cette année de faire leurs chargements d’arachides dans les conteneurs, non pas au Port de Dakar mais à l’intérieur du pays, au niveau des principaux points de collecte. Un travail supplémentaire imprévu dans le calendrier d’activités mais auquel ils se sont pliés. Li Mei en a fait l’expérience.

La quarantaine, originaire de la province du Shandong, Li Mei est responsable des achats à l’étranger pour une entreprise privée d’importation et d’exportation de produits agricoles. Il fait la navette entre la Chine et le Sénégal depuis environ six ans et dit « aimer bien ce pays». Chaque année, il débarque en fin octobre et repart au terme du mois de mai de l’année suivante. Son séjour de six mois correspond à la saison de commercialisation de l’arachide. En 2020, il révèle avoir généré des bénéfices de 20 millions de yuans (1,7 milliard FCFA) pour l’entreprise, un chiffre « extrêmement rentable ».

Avant son arrivée au Sénégal en octobre dernier, ses partenaires locaux l’avaient informé que la production d’arachides était excellente : 1,8 million de tonnes. Le chiffre est officiel certes, cependant il est « absolument erroné » et « loin de la réalité » d’après plusieurs observateurs de la filière. Qu’importe, pour Li Mei, c’est une aubaine qui lui permet de signer de gros contrats avec des huiliers chinois. Cette année, il est venu avec une équipe de 10 personnes pour réaliser « une grande campagne » arachidière, en toute tranquillité. Commerçant pragmatique et expérimenté, fin connaisseur des codes locaux, il est convaincu que dans ce pays, une entreprise étrangère agréée par le gouvernement n’a pas de raison de s’inquiéter.

En Afrique de l’Ouest, le Sénégal est un petit « royaume de l’arachide » avec une population proche de 16 millions d’habitants. Le marché intérieur et les ressources naturelles sont limités, mais sa stabilité et son système politique démocratique en font une destination de choix dans une région pas toujours calme. Sa fonction de « hub » atlantique sur la côte ouest-africaine est un avantage dont il a su tirer profit pour attirer de nombreux investisseurs chinois. En 2005, les deux pays ont rétabli leurs relations diplomatiques après que Dakar a choisi de rompre avec Taiwan. En septembre 2016, la Chine et le Sénégal établissent un partenariat stratégique global. C’est donc naturellement que le Sénégal est devenu le premier pays d’Afrique de l’Ouest à signer le document de coopération « One Belt, One Road » avec la Chine.

Exonérées de taxe douanière, les arachides sénégalaises jugées bon marché attirent des marchands chinois comme Li Mei. Selon les statistiques des douanes chinoises, la Chine a importé environ 323 mille tonnes d’arachides du Sénégal au cours des onze premiers mois de 2020, soit trois fois plus qu’en 2015. Cette année, les autorités sénégalaises font état d’environ 300 mille tonnes collectées et exportées vers la Chine.

Ce gros appétit pour « l’or marron » sénégalais perturbe le marché local. Les négociants chinois offrent en effet des prix plus élevés, les agriculteurs vendent davantage et cash, les recettes en devises du pays provenant des exportations d’arachides sont plus significatives. Revers de la médaille : les principales huileries sénégalaises se retrouvent structurellement confrontées à un déficit de matières premières avec la fuite des (meilleures) graines d’arachides vers l’étranger. De manière fréquente, des reportages sur « les acheteurs chinois qui raflent les arachides au Sénégal » sont publiés dans la presse locale et même étrangère. Li Mei et d’autres, qualifiés de « prédateurs » ou d’«opportunistes», sont accusés de concurrence déloyale. Mais pour l’ambassadeur de Chine au Sénégal, c’est inacceptable. Dans un entretien avec le journal « Le Quotidien » (17 février 2021) et quelques heures avant la réception des 200 mille doses du vaccin Sinopharm, Xiao Han a défendu ses compatriotes :

« Certaines accusations portées contre les acheteurs chinois sont injustes et ne favorisent pas un bon climat de coopération à long terme entre les deux pays. L’achat d’arachide est en lui-même un comportement de marché. Les acteurs chinois effectuent leurs transactions conformément aux principes du marché, aux règles et lois commerciales locales. L’Etat, les grossistes, les exportateurs en ont tous bénéficié. Et surtout les paysans, groupe le plus nombreux et le plus vulnérable, ont obtenu des bénéfices tangibles qui ont amélioré le bien-être de leurs familles. Ce genre de coopération (…) devrait être soutenu et salué plutôt que d’être pris en otage par un certain groupe d’intérêts. »

« Aller là où il faut aller, là où il n’y a pas d’impôt »

Li Mei a investi des millions de yuans pour acheter des terrains et construire une usine à Kaolack. Il emploie plusieurs dizaines d’ouvriers agricoles chaque année pour le traitement et le chargement du produit. Kaolack, connue pour la qualité de son arachide, fait partie des cinq principales zones de production du pays. Des marchands chinois comme lui ne vont que « là où il faut aller, là où il n’y a pas d’impôt ». Par exemple, en Inde, autre grand pays d’arachides, le tarif douanier élevé de 15 % appliqué est dissuasif pour beaucoup de négociants, même si certains y tentent leur chance en faisant de la province du Yunnan une plaque tournante. « Mais c’est de la contrebande », un genre qui n’attire pas Li Mei.

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