F Cfa, la farce de mauvais goût de Macron et Ouattara

par pierre Dieme

La France en difficulté en Afrique utilise toujours la même recette : apporter en surface quelques modifications à son édifice néocolonial pour que rien ne change. C’est ce procédé que Paris, sous pression, a appliqué à nouveau avec la réforme du F CFA

Le gouvernement français a rendu publics les deux principaux textes de la « réforme » du franc CFA d’Afrique de l’Ouest – dont un n’a jamais été soumis aux parlementaires. Ces documents confirment que rien ne change : le contrôle de l’État français sur cette monnaie reste identique. Emmanuel Macron et Alassane Ouattara n’ont rien fait d’autre qu’une belle opération de communication.

Il n’aura échappé à aucun observateur attentif que la France est en difficulté sur le continent africain. Son emprise sur les pays de la zone franc, ce que certains appellent son « pré carré », est de plus en plus contestée par les populations des pays concernés.

Paris a déjà été confronté à plusieurs reprises à une telle situation dans le passé. Pour s’en sortir, le gouvernement français a toujours utilisé la même recette : apporter en surface quelques modifications à son édifice néocolonial afin de faire croire qu’il prend en compte les critiques, tout en ne changeant rien au fond. L’idée est à la fois de gagner du temps et de reprendre la main, voire de resserrer son contrôle.

C’est ce procédé que les autorités françaises, sous pression, ont décidé d’appliquer à nouveau avec la réforme du franc CFA d’Afrique de l’Ouest, annoncée à Abidjan le 21 décembre 2019 par Emmanuel Macron et Alassane Ouattara.

Cette réforme, adoptée par les députés français en décembre 2020 et par les sénateurs en janvier 2021, vise ainsi à débarrasser le « système CFA » de ses aspects les plus embarrassants, ceux qui ont nourri les critiques répétées des mouvements pour l’émancipation monétaire en Afrique francophone : l’acronyme franc CFA, la représentation française au sein des instances de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), l’obligation pour celle-ci de déposer la moitié de ses réserves de change auprès du Trésor français.

Mais dans le même temps, et c’est l’objectif principal, elle maintient les fondamentaux du « système CFA » : la parité fixe avec l’euro, la liberté de transfert des capitaux et revenus, et la tutelle du Trésor français sur le franc CFA et la BCEAO à travers sa prétendue « garantie » de convertibilité.

Cette stratégie apparaît de manière évidente lorsque l’on examine attentivement les nouveaux textes qui ont été adoptés et qui viennent d’être rendus publics par le gouvernement français, mais aussi quand on s’intéresse à la manière dont les parlementaires ont été utilisés, pour ne pas dire dupés.

La fausse procédure démocratique

Contrairement à ce que le gouvernement leur a fait croire, les parlementaires français n’ont pas été consultés. Le processus d’approbation auquel ils se sont soumis et auquel certains ont sincèrement cru était dans les faits sans objet et sans effet : tout avait été déjà décidé et même déjà mis en œuvre.

Regardons cela dans le détail. Il faut d’abord noter que la réforme repose sur deux nouveaux textes. Le premier est un accord de coopération monétaire, signé le 21 décembre 2019 par les ministres des Finances des huit pays de l’UMOA (Union monétaire ouest-africaine) et par le ministre français de l’Économie, des Finances et de la Relance, Bruno Lemaire. Il remplace un précédent texte datant du 4 décembre 1973. Le second document est une convention de garantie, signée le 10 décembre 2020 par Bruno Lemaire et Tiémoko Meyliet Koné, gouverneur de la BCEAO.

Cette convention de garantie prévoit, comme le faisait la convention de compte d’opérations de 1973 qu’elle remplace, que la France prête sa monnaie (des euros) à la BCEAO lorsque cette dernière manque de réserves de change pour couvrir ses engagements extérieurs. Il a fallu que le sénateur communiste Pierre Laurent insiste pour que ce texte soit rendu public.

Cet accord de coopération monétaire (AC) et cette convention de garantie (CG) sont entrés officiellement en vigueur le 1er janvier 2021 (AC, art. 10 et CG, art. 10).

Premier problème : bien que constituant le cœur de cette pseudo « réforme », le texte de la convention de garantie n’a jamais été porté à la connaissance des parlementaires – ce qu’ils n’ont pas relevé. S’il a été depuis mis en ligne par le ministère de l’Économie, des Finances et de la Relance, une annexe n’a elle pas encore été rendue publique.

Deuxième problème : bien avant que le texte de l’accord de coopération monétaire soit soumis aux parlementaires, certaines de ses dispositions étaient déjà appliquées « sur la base d’un avenant à la convention de compte d’opérations antérieure », signé en octobre 2020 sous l’empire de l’accord de coopération monétaire de 1973, nous indique le ministère de l’Économie, des Finances et de la Relance.

Troisième problème : la réforme dans son entièreté était déjà appliquée bien avant que les parlementaires ne l’adoptent, puisqu’elle est entrée en vigueur le 1er janvier, alors que les sénateurs ne l’ont approuvée que le 28 janvier et que le président Macron a promu la loi correspondant le 3 février. Est-ce bien constitutionnel étant donné que l’article 53 de la Constitution française stipule qu’un traité international ne peut prendre effet qu’après avoir été ratifié ou approuvé ? Le ministère nous répond que « la convention de garantie a été conclue et mise en œuvre sous l’empire de l’accord de coopération monétaire de 1973 ».

En somme, les parlementaires ont participé sans le savoir à une opération de communication, voire à une farce : qu’ils approuvent ou pas les changements, cela n’avait aucune incidence sur le déroulement des opérations décidées et menées par le Trésor français. 

Il faut dire que dans le fond les changements apportés par cette « réforme » ne sont qu’apparents, comme nous allons le voir.

Sur le « départ » des représentants français

Première modification induite par les deux textes : il n’y a plus de représentants français au sein du Conseil d’administration de la BCEAO, de son Comité de politique monétaire et de sa Commission bancaire (AC, art. 10). C’est censé être un progrès et montrer à l’opinion publique que la France renonce à son influence. En réalité, ce « départ » des représentants français des instances de la BCEAO est nominal. Car d’autres formes de contrôle sont mises en place pour le pallier, comme le laisse voir le texte de l’accord, qui précise :

– « Le Comité de politique monétaire de la BCEAO comprend une personnalité indépendante et qualifiée, nommée intuitu personæ par le Conseil des ministres de l’UMOA en concertation avec le Garant [le gouvernement français]» (AC, art. 4).

– « Afin de permettre au Garant de suivre l’évolution du risque qu’il couvre, la BCEAO lui transmettra régulièrement les informations dont le contenu et les modalités de transmission seront précisés par échange de lettres entre eux. La coopération est également assise sur la tenue de rencontres techniques organisées en tant que de besoin entre les différentes parties, selon des modalités à convenir entre elles » (AC, art. 5).

– « Les Parties à l’accord se réunissent à la demande de l’une d’entre elles lorsque les conditions le justifient, notamment en vue de prévenir ou de gérer une crise » (AC, art. 6).

On constate que, en plus de ces dispositions, la France continue à exercer un contrôle politique de manière informelle et hors des textes puisque les détails de la mise en œuvre de la convention de garantie sont déterminés « par échange de lettres » entre la BCEAO et le ministère des Finances français.

Sur la fin du compte d’opérations et la « garantie » française

Autre évolution apparente apportée par la réforme : la BCEAO n’est plus obligée de laisser la moitié de ses devises au Trésor français sur ce qu’on appelait le « compte d’opérations ». Les montants placés au niveau du Trésor français sont désormais « transférés sur un ou plusieurs comptes que la BCEAO désigne » (AC, art. 10). Fin 2019, la BCEAO avait accumulé 6252 milliards de francs CFA (9,5 milliards d’euros), soit 76% du total de ses réserves de change, dans son compte d’opérations auprès du Trésor français. La BCEAO a donc maintenant la possibilité théorique de placer librement ses réserves de change dans les actifs de son choix.

Mais le compte d’opérations disparaît-il vraiment ? En réalité, le Trésor français continue à maintenir son rôle putatif de « garant » de la convertibilité du franc CFA à taux fixe, ce qui signifie qu’il autorise la possibilité d’un découvert « non plafonné » en euros à la BCEAO en cas d’épuisement de ses réserves officielles (CG, art. 2). Or une telle disposition requiert l’ouverture préalable d’une ligne de trésorerie dans les écritures comptables du gouvernement français (CG, art.2).

Autrement dit, le compte d’opérations disparaît pour réapparaître sous une nouvelle forme, moins onéreuse pour le gouvernement français (il n’est plus tenu de verser à la BCEAO des intérêts sur ses réserves au taux nominal de 0,75%), et qui lui assure un contrôle politique similaire. C’est la magie de la « réforme » à la française…

Conditions préalables à l’activation de la garantie française

Ce n’est pas tout. L’activation de cette « garantie », de cette possibilité de découvert, reste assortie des mêmes conditions drastiques qui l’ont toujours rendue superflue. La BCEAO va continuer à faire ce qu’elle a toujours fait, à savoir s’astreindre à maintenir un taux élevé de couverture de l’émission monétaire – le rapport entre les réserves de change de la BCEAO et ses engagements à vue –, ce qui rend la garantie française inutile.

Entre 1960 et 2020, la BCEAO n’a ainsi bénéficié de découverts auprès du Trésor français que durant la période 1980-1990, découverts qui avaient généralement servi à faciliter le rapatriement des capitaux et revenus des entreprises françaises craignant une dévaluation du franc CFA (voir Pigeaud et Sylla 2018 : 114-115)

Le système CFA comporte par ailleurs un dispositif d’alerte que la réforme ne change pas : le signal que le niveau de réserves a atteint un niveau critique est donné lorsque le taux de couverture de l’émission monétaire est inférieur ou égal à 20 %. Dans un tel cas, avant de solliciter la garantie française, la BCEAO doit utiliser les Droits de tirages spéciaux (DTS) de ses États membres auprès du Fonds monétaire international (FMI) ou les convertir en devises. Elle doit aussi procéder au « ratissage », c’est-à-dire récupérer les devises détenues par les organismes publics et les banques de la zone UMOA.

À supposer que ses réserves de change baissent jusqu’au seuil d’alerte (les 20 %), elle doit, en plus des dispositions de « ratissage », durcir sa politique monétaire afin de reconstituer rapidement ses réserves de change.

Si malgré toutes ces mesures la BCEAO fait face à une insuffisance de réserves de change, il est prévu qu’elle « informe dans les meilleurs délais le Garant de l’activation possible de sa garantie et des montants susceptibles d’être appelés [utilisés] » (CG, art. 5). Le souhait de voir activer la garantie française pour un premier tirage doit être notifié « cinq jours ouvrés Target [le système de paiements de la zone euro] » à l’avance (CG, art.6).

Mais un tel scénario reste toujours très peu probable, car même s’il n’y a plus de représentants français dans les instances de la BCEAO pour faire en sorte que le système fonctionne sans avoir besoin de la « garantie » française, le dispositif de contrôle qui avait cours avant la réforme reste lui aussi bien là. La France, en tant que « garant », a toujours son mot à dire pour « prévenir » une crise ou aider à la résoudre. En effet, la « fin » du compte d’opérations et le « départ » des représentants français des instances de la BCEAO ont été compensés par des garde-fous institutionnels, dont : 

Un système de reporting : « Le Garant est préalablement informé des changements substantiels dans la gestion des réserves de change » de la BCEAO (CG, art. 3).

Un retour possible avec voix délibérative du représentant français au Comité de politique monétaire de la BCEAO : lorsque le taux de couverture de l’émission monétaire est inférieur ou égal à 20%, « le Garant peut, en complément des dispositions prévues dans les statuts de la BCEAO, désigner, à titre exceptionnel et pour la durée nécessaire à la gestion de la crise, un représentant au Comité de Politique Monétaire de la BCEAO, avec voix délibérative » (AC, art 8.)

Un retour possible avec voix consultative des représentants français au Conseil d’administration et à la Commission bancaire de la BCEAO : « Pour prévenir ou gérer une crise, le Garant peut demander, à titre exceptionnel et pour la durée nécessaire à la gestion ou à la prévention de la crise, à participer sans voix délibérative aux réunions du Conseil d’Administration de la BCEAO et à la Commission Bancaire de l’Union, pour y porter sa position. » (CG, art. 4)

Conditions financières associées à l’activation de la garantie

Dernier point qui confirme que rien ne change : en cas d’activation de la garantie, hypothèse décidément hautement improbable, « la BCEAO, ou les institutions habilitées qui lui succèdent, a l’obligation de placer au moins 80 % de tout flux entrant de devises sur cette ligne de trésorerie » (CG, art. 7). Cette disposition qui paraît difficile à mettre en œuvre (au regard notamment du délai de recouvrement des recettes d’exportation) confirme que le système du compte d’opérations est redéployé sous une nouvelle forme et, surtout, que la garantie, l’autorisation de découvert, doit avoir un caractère exceptionnel et temporaire. Dans un tel cas, la BCEAO devra aussi payer un taux d’intérêt débiteur basé sur le taux de prêt marginal au jour le jour de la Banque centrale européenne (BCE).

Dans le passé, la France a eu, rappelons-le, deux attitudes quand les banques centrales de la zone franc ont souhaité faire activer la garantie française afin de maintenir la parité du franc CFA vis-à-vis de la monnaie française. Soit elle a procédé à une dévaluation du franc CFA comme en 1994, soit elle a fait appel au FMI qui a octroyé les liquidités nécessaires en contrepartie de politiques d’austérité et de libéralisation économique, comme cela a été le cas pour la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (Cémac) au milieu des années 2010. D’ailleurs, dans un document intitulé « Gestion des réserves internationales de la Cémac » et publié en 2018, le FMI soulignait qu’il « existe des incertitudes quant à la capacité du Trésor français, qui lui-même doit respecter les règles plus larges de la zone euro, à offrir ce type de garantie à grande échelle pour une période indéfinie. »

Pendant tout le reste du temps, ce sont les États africains qui ont, dans les faits, avec leurs réserves de change, garanti eux-mêmes la valeur du franc CFA et donc sa parité fixe avec l’euro. Comme l’a écrit en 1980, Bernard Vinay, ex-directeur de la Banque centrale des États d’Afrique centrale et du Cameroun (l’actuelle BEAC) : « La garantie est virtuelle aussi longtemps que les instituts d’émission (africains) disposent de réserves … Lorsque les pays de la zone franc disposent de réserves de change, cette garantie est purement nominale puisqu’elle n’est pas mise à contribution ». Les autorités françaises savent tout ceci parfaitement. Le député qui a été le rapporteur sur le projet de réforme a lui-même dit à ses collègues : « Le pari est fait qu’il en ira de même à l’avenir ».

La prétendue garantie française a toujours été un prétexte permettant à la France d’avoir un contrôle politique sur les affaires économiques et monétaires des pays de la zone franc.

D’une pierre plusieurs coups

Avec ce tour de passe-passe, Paris réussit donc provisoirement à sauver son empire monétaire pour quelques temps encore.

Le gouvernement français fait en plus d’une pierre deux coups, puisque l’un des objectifs cachés de la réforme était de doubler la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cédéao), qui a l’ambition de créer une monnaie unique pour les quinze pays qui la composent, dont les huit pays de l’UMOA qui utilisent le franc CFA.

Les chefs d’État de la Cédéao ont en effet élaboré une feuille de route pour l’avènement de leur monnaie unique régionale qu’ils ont choisi d’appeler eco (diminutif d’Ecowas, acronyme anglais de la Cédéao). Le jour même où la Cédéao devait se prononcer sur le futur de cette monnaie, MM. Macron et Ouattara ont annoncé, sans avoir consulté quiconque, que le franc CFA serait rebaptisé eco. Le couple franco-ivoirien a ainsi opéré un vol pur et simple n’ayant pour autres buts que de créer de la confusion et de substituer au projet d’intégration monétaire de la Cédéao celui de la France, laquelle cherche à étendre l’usage du franc CFA à d’autres pays de la région.

Derniers éléments à souligner :

– Le nouvel accord de coopération monétaire et la convention de garantie ne font nulle part état d’un changement du nom franc CFA en eco. Soit un autre élément de la blague franco-ivoirienne.

– Bien que l’accord de coopération et la convention de garantie soient entrés en vigueur, ils n’ont toujours pas été publiés sur le site web de la BCEAO dont les statuts n’ont pas non plus été modifiés, ne serait-ce que pour prendre en compte les évolutions relatives à la présence française dans ses instances.

– L’accord et la convention de garantie n’ont pas été soumis aux parlements des pays de l’UMOA. Il semblerait que ce passage devant les instances démocratiques ne soit pas nécessaire car il s’agirait d’un « accord en forme simplifiée ». Pourtant, le régime d’émission de la monnaie est une prérogative parlementaire dans la plupart des Constitutions des pays francophones d’Afrique de l’Ouest.

FANNY PIGEAUD ET NDONGO SAMBA SYLLA

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