Malgré les déclarations d’intention de l’Etat de mettre un terme à toute attribution de TF sur les terres arables, les acteurs de la société civile sonnent la mobilisation pour faire respecter les droits des communautés sur leurs terres. C’était l’objet, hier, d’une rencontre virtuelle organisée par la Cicodev, en partenariat avec Legs Africa et Innovation for Change.
Au début de cette année 2021, face à la nation toute entière, le président de la République s’était encore illustré dans sa croisade contre les prévarications foncières, qu’il n’a eu de cesse de proclamer, depuis son accession à la magistrature suprême. Il disait : ‘’J’ai donné instruction au ministre des Finances pour qu’on fasse la réforme, afin que les terres cultivables ne puissent plus faire l’objet de titres fonciers. Si on continue à en faire des TF, il n’existera plus de terres cultivables. Les étrangers vont s’accaparer les terres.’’
Avant même cette déclaration, plusieurs autres ont été faites par les représentants de l’Etat au plus haut niveau. Mais jusque-là, les progrès sont timides. Les conflits fonciers foisonnent à travers le territoire national.
Par intervalles très réduits, les communautés ruent dans les brancards pour dénoncer des cas de spoliations foncières. Mais, à n’en pas douter, l’un des cas les plus dramatiques pour la société civile – plus dramatique même que Ndingler et tous les autres – selon certaines organisations, c’est le cas de Ndiayel, dans le nord du Sénégal.
Ce litige était, hier, au cœur des discussions virtuelles organisées par le Cicodev (Institut panafricain pour la citoyenneté, les consommateurs et le développement) autour de la thématique ‘’La restriction des droits humains dans le secteur foncier’’. Il ressort des différentes communications, plusieurs types de conflits enregistrés partout sur le territoire. Modérateur, le président de Legs Africa, Elimane Haby Kane, se désole : ‘’On assiste à une sorte de phénomène mondial d’accaparement des terres, avec souvent une certaine collision entre les institutions étatiques et des groupes privés, internationaux comme nationaux. Au Sénégal, le ministère de l’Intérieur a répertorié 300 conflits fonciers. Mais il y en a même plus. Tous les conflits n’ont pas été répertoriés.’’
En tout cas, si l’on en croit les différents participants, il urge de stopper ces attributions tous azimuts pour préserver la stabilité sociale. De l’avis du directeur exécutif de Cicodev, Amadou Kanouté, c’est là une des raisons pour lesquelles cette session a été organisée. Pour lui, il est impératif de prendre à bras-le-corps cette problématique pour sauver les communautés du péril. Il déclare : ‘’Il faut savoir que le droit au foncier constitue le premier droit fondamental. Le foncier permet à 70 % des populations de ce pays de pouvoir satisfaire leurs besoins essentiels : c’est-à-dire se loger, se nourrir, se déplacer, se soigner… Donc, on peut facilement imaginer l’impact de la dépossession d’un lopin de terre à un ménage ou à une communauté ; ce que cela peut représenter en termes d’atteinte à leur dignité. Voilà pourquoi nous nous sommes engagés dans ce combat.’’
Quand l’Etat bafoue ses propres lois
A entendre M. Kanouté, les acteurs doivent se mobiliser davantage, pour accompagner les pouvoirs publics dans leur volonté proclamée au début de cette année par le président de la République. ‘’Nous avons tous vu la recrudescence des conflits fonciers, avec leur lot de violation des droits des défenseurs. Il nous faut des mécanismes de gestion concertée des ressources foncières, en mettant en avant les droits des communautés’’, souligne-t-il. Avant d’ajouter : ‘’C’est pourquoi nous avons salué la décision du chef de l’Etat de ne plus accorder des titres fonciers sur des terres arables. C’est un engagement extrêmement fort. C’est à nous maintenant, acteurs de la société civile et communauté, de donner du contenu à l’Etat. Il faut travailler ensemble pour donner un contenu substantiel à cet engagement du président de la République.’’
Pourtant, si l’on en croit le représentant du ministre des Finances et du Budget, une bonne application des textes aurait pu permettre de prendre en charge toutes ces préoccupations. Il explique : ‘’Le problème, c’est surtout le foncier agricole. Sur ce foncier, l’interdiction de donner la pleine propriété (titre foncier) a toujours été là. Pour céder une terre agricole, il faut une autorisation législative. Jusque dans les années 80, il n’y avait pas de loi l’autorisant. C’est à partir de l’année 1987, avec la raréfaction des ressources financières, que l’Etat a commencé à le rendre possible. Encore que c’était toujours strictement encadré.’’
Selon lui, les violations viennent surtout d’un problème d’interprétation. Il y a, explique-t-il, une loi de 1994 qui permet l’attribution de certaines terres à usage industriel et commercial. Et c’est sur cette brèche que s’engouffrent certains décideurs, en assimilant les terres agricoles comme des terres à usage industriel et commercial.
Mais si on l’en croit, avec les dernières communications de l’Etat, des dispositions ont été prises. ‘’C’est pourquoi l’Etat est revenu dessus pour éviter toute interprétation dans ce sens. Il faut se limiter à donner des baux sur les terres agricoles’’, peste Mamadou Moustapha Sy, appelant l’Etat à privilégier les enquêtes auprès des communautés, sur les considérations purement techniques et juridiques.
Des conflits qui se suivent et qui se ressemblent
Réalisateur d’un documentaire sur l’un des plus grands scandales fonciers du Sénégal, à savoir l’octroi de 20 000 ha de terres à des investisseurs privés dans le nord du Sénégal, précisément à Ndiayel, le journaliste Abdoulaye Cissé interpelle la société toute entière. ‘’Le propre du journaliste, dit-il citant Edwy Plenel, c’est de soulever des lièvres. Après, il appartient à la société de poursuivre et de capturer les lièvres. Ce qu’on est en droit d’exiger, c’est au moins la redevabilité. Nous sommes en droit de demander aux décideurs de pouvoir au moins dire la vérité à leurs administrés. Voilà une communauté, à Ndiayel, qui ne sait pas ce qu’on a fait de ses terres, qui ne sait pas à qui s’adresser, qui ne sait pas à qui elle a affaire…’’.
Revenant sur ce scandale, il a rappelé qu’il s’agit d’une superficie de 20 000 ha subtilisée aux 37 villages qui habitent dans cette zone depuis des siècles. Le journaliste insiste sur la contenance qui fait 2,5 fois la superficie de la ville de Dakar. Pour lui, c’est d’autant plus scandaleux qu’en 2012, le président de la République lui-même avait remis en cause cette mesure initialement prise par son prédécesseur. Il avait annulé le décret de son prédécesseur avant d’en signer un autre. Il précise : ‘’Si nous avons fait ce documentaire, ce n’est pas pour remettre en cause la décision politique. On l’a fait 10 ans après ; c’est pour demander ce qui a été fait de ces terres. Et on s’est rendu compte que sur les 10 ans, rien n’a été fait. J’exagère un peu parce qu’au début, quand le projet était à son apogée, grâce à son partenaire financier italien, seuls 2 000 ha ont pu être aménagés.’’
En sus de Ndiayel, les cas de Ndingler, Tobbène, Nguéniène et Diogo sont encore frais dans les mémoires.
Qu’à cela ne tienne ! Le chroniqueur se demande s’il est admissible de donner autant de superficies à un investisseur pour un projet d’agrobusiness. Il dit croire que le président de la République ignore la réalité sur le terrain. Mais il y a un bémol, s’empresse-t-il d’ajouter : ‘’Nous avons été sûrs de ne pas trouver dans cette liste des conflits fonciers répertoriés sur le territoire, celui de Ndiayel qui est quand même le plus grand, de par sa superficie.’’ Aujourd’hui, il est difficile de savoir à qui appartiennent effectivement ces terres. Il est cité dans le dossier un homme d’affaires sénégalais, mais aussi le sulfureux homme d’affaires roumain Franck Timis. Ce qui est certain est que l’entreprise détentrice des droits est logée aux îles Caïmans.
Pour sa part, l’expert foncier, Mamadou Mballo, a insisté sur les contradictions entre la volonté plusieurs fois proclamée et la réalité. ‘’Sans être pessimiste, les perspectives sont peu reluisantes quant au respect des droits humains dans le secteur foncier. Parce que l’Etat semble être résolument engagé dans la promotion des activités économiques, à travers le foncier, en jetant son dévolu sur l’agrobusiness, les entreprises extractives, la promotion des zones économiques spéciales ou le développement du tourisme. Le même constat est fait chez les collectivités territoriales…’’.
Selon lui, il faudrait davantage veiller au respect de l’article 25 de la Constitution, qui prévoit que les ressources naturelles appartiennent aux communautés. ‘’Malheureusement, constate-t-il pour le regretter, c’est dans ce contexte qu’on voit des membres de cette communauté mis en prison pour avoir réclamé la préservation de l’accaparement des ressources foncières qui sont censées leur appartenir’’.
Des communautés privées même du droit élémentaire à l’information sur leurs terres
Pour une meilleure défense des intérêts de ces communautés, les participants ont mis l’accent sur la nécessité de garantir le droit à l’information du public. A ce propos, le directeur adjoint de l’organisation Article 19, Alfred Bukaly, a particulièrement insisté sur la nécessité d’une loi sur l’accès à l’information. ‘’On a l’impression que le Sénégal fait un pas en avant, deux pas derrière. Un pas en avant, parce qu’on adhère à tous ces principes internationaux contraignants ; deux pas en arrière, parce qu’on ne fait pas grand-chose pour les rendre effectifs. Le Sénégal est souvent cité en exemple, mais il est l’un des rares pays à ne pas avoir une telle loi. Il est donc urgent de rattraper le retard’’.
Et de se demander : ‘’Parfois, on se pose la question de savoir si le pays a une réelle volonté de se doter d’une loi sur l’accès à l’information. Depuis 10 ans, nous y travaillons, mais cela coince toujours. Pourtant, le Sénégal a une culture démocratique et de droits humains… Mais lorsqu’il s’agit de mettre en place des instruments pour donner corps à cette culture, le pays hésite beaucoup.’’
Selon le représentant d’Article 19, pas de gouvernance vertueuse du foncier sans respect du droit à l’information des citoyens. ‘’Il faut être en harmonie avec les dispositions de la loi constitutionnelle, notamment l’article 25 qui proclame que les ressources naturelles appartiennent à la communauté. C’est un droit constitutionnel pour les citoyens de veiller à la bonne gouvernance des ressources. Et ils ne peuvent bien le défendre que s’ils les connaissent. D’où l’importance d’une loi sur l’accès à l’information’’, a-t-il insisté.
MOR AMAR