L’Union des magistrats sénégalais (Ums) a tenu hier, jeudi 25 mars, un atelier de réflexion sur l’indépendance de la justice. Son président, Souleymane Téliko, en a profité pour revenir sur les faits qui constituent un blocage à la bonne marche de l’institution judiciaire.
Suite aux récentes manifestations qui, selon beaucoup d’observateurs, ont eu comme facteurs déclencheurs, entre autres, un manque de confiance à la justice, l’Union des magistrats sénégalais (Ums), a tenu hier, jeudi 25 mars, un atelier de réflexion sur le thème : «Etat de droit et indépendance de la justice, enjeux et perspectives de réformes». Une occasion pour les magistrats, entre autres participants au séminaire, de passer au peigne fin, les maux qui entravent la bonne marche de l’institution judiciaire. Pour le président de l’Ums, Souleymane Téliko, «le service public de la justice peut, certes, souffrir de dysfonctionnements liés au manque d’équipements, de locaux ou de personnel ; il n’en perdra pas pour autant, nécessairement, sa crédibilité. Mais, dès lors que, aux yeux du public, elle donne l’impression de manquer d’impartialité ou d’indépendance, la Justice perd une bonne partie de ce qui fait sa force : la confiance des justiciables».
Parlant toujours des manquements notés dans le fonctionnement de la justice, le président de l’Ums estime que «le diagnostic, fait par les acteurs de la justice et qui est régulièrement conforté par la pratique judiciaire, révèle que la subordination à l’autorité politique, sans distinction entre attributions administratives et judiciaires, fait peser sur cette entité et, par ricochet, sur la justice toute entière ; un soupçon permanent de collusion et d’instrumentalisation, préjudiciable à l’image et à l’autorité du Pouvoir judiciaire».
Revenant sur le Conseil supérieur de la magistrature (Csm), il trouve que sa réforme semble plus que jamais nécessaire, au regard de l’inadéquation entre la mission qui lui est assignée et ses règles d’organisation, de composition et de fonctionnement. «Le paradoxe du Csm, qui est aussi son principal handicap, c’est qu’il est chapeauté et piloté par celui-là même dont il est censé limiter l’influence», tonne-t-il. L’heure est donc venue, poursuit-il, «de procéder à un changement de paradigme, à travers, entre autres mesures, l’autonomisation du Csm et l’instauration de la procédure d’Appel à candidatures, qui permettront à cet organe d’assumer sa mission, au mieux des intérêts de la justice et des justiciables».
Mieux, ajoute Souleymane Téliko, «sans une indépendance garantie et assumée, la justice perd en crédibilité et en autorité». Le président de l’Ums est d’avis que ce n’est pas la force qui fait la justice mais, plutôt, la justice qui fait la force. Par conséquent, soutient-il, «travailler à préserver ce lien primordial de confiance constitue un devoir pour chacun de nous. Un devoir qui incombe en premier lieu aux acteurs de la justice qui doivent adopter, en toute circonstance, une posture de neutralité et incarner la figure de tiers impartial et désintéressé, aux décideurs et responsables de tous bords qui doivent tout mettre en œuvre pour préserver la respectabilité de l’institution judiciaire et, le cas échéant, l’ajuster aux standards modernes d’une justice indépendante et impartiale».
Pour Souleymane Téliko, les pouvoirs du ministre de la Justice sont exorbitants et ne cadrent pas avec l’indépendance de la justice. Pour lui, parler de l’indépendance de la justice, revient à mettre en place un système indépendant et de faire en sorte qu’aucun pouvoir ne puisse s’immiscer dans le traitement des affaires judiciaires. Le magistrat d’ajouter que le principal problème est le manque d’autonomie. Il soutient dans ce sens que c’est le Garde des Sceaux, ministre de la Justice qui décide de l’avancement des magistrats selon des critères qu’il a lui-même définis. L’exécutif quant à lui, déplace les magistrats à sa guise. Le défi majeur à la réforme de la justice est l’absence de volonté politique.
DENI DE LA JUSTICE : Le résultat d’une faillite de la culture d’Etat
Le magistrat Moustapha Fall, en assurant la modération des échanges, hier jeudi, lors de l’atelier de l’Ums, a estimé que la situation de la justice va de mal en pis et ce, depuis les deux alternances, à savoir en début des années 2000. Il y a un manque de culture d’Etat dans la gestion de l’institution judiciaire, ce qui ne fût pas le cas sous les régimes socialistes d’Abdou Diouf et du président Léopold Sédar Senghor. Et, prévient-il, si cette tendance continue, en lieu et place d’une quête d’indépendance, on assistera à la décadence complète de la justice, avec comme conséquences, des juges attaqués par les citoyens. Ce qui s’est passé dans les affaires Khalifa Ababacar Sall et Karim Wade en est un exemple illustratif. Et pourtant, peste-t-il, «la situation devrait être toute autre car, la justice sénégalaise regorge de magistrats de valeurs. Les dossiers qui polluent l’image de la justice ne sont qu’une infime partie des affaires traitées par les Tribunaux». Il parle de «dossiers fast track», en référence aux affaires Khalifa Ababacar Sall et Karim Wade c’est-à-dire des affaires vidées à la hâte. Moustapha Fall trouve que l’heure est venue pour que des actions soient entreprises afin que la donne soit changée. Car, «la réforme ne doit pas être laissée à l’exécutif qui n’a pas d’intérêt à ce que le changement ait lieu», dit-il. «La justice est gérée à la façon des partis politiques», fustige-t-il. Avant de poursuivre en s’opposant au fait que des décisions de justice, qui ont tout l’air d’une négociation ou d’une injonction, soient connues d’avance par le public, avant même qu’elles ne soient rendues. Il cite, en exemple, les libérations qui ont lieu ces derniers temps, avec le relâchement de citoyens qui ont été détenus dans le cadre du dossier Ousmane Sonko/Adji Sarr.
L’avis du magistrat est partagé par Me Amadou Aly Kane de la Ligue sénégalaise des droits humains (Lsdh), qui confirme qu’il y a désormais un défaut de la culture d’Etat dans les affaires judiciaires, une chose imperceptible sous les l’ère socialiste. Même si une influence avait eu lieu, elle était masquée et ne pouvait être sentie facilement, contrairement à ce qui se passe présentement avec l’immixtion de l’exécutif qui se fait sentir même sur la place publique. Pour lui, le fait que les gens n’ont pas confiance en la justice ne fait que déboucher sur des crises. Pis, ajoute l’avocat, on ne sait même plus celui qui est le garant du pouvoir judiciaire actuellement.
Pour Senguane Senghor de la Rencontre africaine pour la défense des droits de l’homme (Raddho), la critique à l’encontre de la justice vient même des prisons où des détenus déplorent en fréquence une liberté accordé à un compair bénéficiaire d’un soutien de taille. Birahim Seck du Forum civil, trouve que l’absence du sentiment d’indépendance de la justice n’est que synonyme de dangers aussi bien pour les justiciables que les acteurs judiciaires eux-mêmes. La partialité de la justice fait fuir les investisseurs et augmente le chômage des jeunes, analyse-t-il. Il préconise que la pression soit maintenue afin que la donne soit changée. Seydi Gassama, de la section sénégalaise Amnesty international trouve que «réduire les dernières manifestations au chômage des jeunes, est une lecture suicidaire. Elles ne traduisent dit-il qu’une absence de confiance des sénégalais en la justice».
REFORME DE LA JUSTICE : Les exigences des magistrats
Eu égard à toutes les complaintes portées sur la justice, les magistrats exigent que des mesures soient prises. Les propositions sont contenues dans la Déclaration finale de l’atelier d’hier, jeudi 25 mars, sur l’indépendance de la justice. Ils exigent désormais une proposition de nomination par le Conseil supérieur de la magistrature (Csm). Ils souhaitent également la nomination aux grades et fonctions après avis de la Commission d’évaluation installée au sein du Csm, sur la base de critères objectifs prédéterminés et transparents. La doléance des magistrats, c’est également la nomination aux fonctions et emplois, principalement à titre de titulaire. Ils exigent le recours exceptionnel à l’intérim, strictement limité aux nécessités de service dument motivées, justifiées et constatées par le Csm. Parmi les exigences, on note aussi la demande de nomination par décret des juges d’instruction. Il y a aussi la désignation du juge d’instruction après avis conforme du Président de la Juridiction. L’interdiction des injonctions individuelles au parquet, la mise en place d’un juge des libertés et de la détention et la fixation de l’âge de la retraite à 68 ans pour tous pour mettre fin à la discrimination sont d’autres requêtes soulevées. Revenant sur le Conseil supérieur de la magistrature (Csm), il est demandé son érection en organe autonome en matière financière et en ressources humaines, chargé de la carrière des magistrats et de la garantie de leur indépendance. Mieux, sa présidence devra aussi être assurée par le Premier Président de la Cour Suprême et la Vice-présidence devra revenir au Procureur général près de la Cour Suprême. L’autre doléance c’est aussi le relèvement significatif du nombre des magistrats membres élus, l’ouverture du Csm à d’autres professions indépendantes, la restauration du pouvoir judiciaire dans la hiérarchie protocolaire institutionnelle et l’instauration d’un système d’appel à candidature pour les postes de responsabilité