L’ancien procureur auprès de la Cour de répression de l’enrichissement illicite (Crei), Aliou Ndao, a accordé un entretien à la presse hier, jeudi 25 mars, lors de l’atelier de réflexion de l’Union des magistrats sénégalais (Ums) sur l’indépendance de la justice. Il est revenu entre autres, sur les récentes manifestations, les sorties du ministre de l’Intérieur et de la sécurité publique, Antoine Félix Diome, le troisième mandat du président Macky Sall et son limogeage de la Crei.
«IL Y A UN REEL PROBLEME DE CONFIANCE ENTRE LA JUSTICE ET LES JUSTICIABLES»
«Nous traversons une des pires crises de notre histoire. De mémoire, cette justice n’en est jamais aussi attaquée, vilipendée et discréditée que lors de ces évènements malheureux. C’est la première fois que des attaques physiques portant sur des juridictions ont lieu au Sénégal. Quand j’ai vu l’image de la salle d’audience du Tribunal de grande instance (Tgi) de Diourbel brûlée, ça m’a fait beaucoup mal mais, comme on le dit, «il n’y a jamais de fumée sans feu» et comme l’ont dit certains, «il y a un réel problème de confiance entre la justice et les justiciables». C’est faire preuve de cécité que d’essayer de nier ça ! Lors du dernier symposium, on parlait de malaise au sein de la magistrature malheureusement, certains hauts magistrats qui étaient présents, avaient essayé de nier l’existence de ce malaise. Maintenant, on n’est plus au stade du malaise, on est au stade de la crise. A force de se bander les yeux, de refuser de regarder la réalité, la situation s’enfonce davantage. Donc, il est temps que les acteurs de la justice eux-mêmes ouvrent les yeux pour se rendre compte de la situation dans laquelle est la justice actuellement. La crise de confiance qui existait déjà entre la justice et les justiciables s’est davantage aggravée. Et le reproche récurrent qui est fait à la justice, est que dans le traitement de certains dossiers importants intéressant le pouvoir exécutif. La justice n’a pas su jouer pleinement son devoir d’indépendance à l’endroit de ce dernier. A vrai dire, ce reproche est le plus souvent fondé. Il arrive que la justice manque à son devoir d’indépendance, mais pas toute. Au quotidien, il y a au moins une centaine de dossiers qui sont traités dans les juridictions en toute indépendance, sérénité et en toute impartialité. Mais comme l’avait dit la dernière fois lors du symposium Assane Dioma Ndiaye, «ce sont les 5% de dossiers qui font sortir les policiers, les chars de combat et qui voient les grenades lacrymogènes lancées». Donc, ce sont les 5% là qui constituent qu’on le veuille ou non, la figure de la justice parce que c’est dans ces dossiers qu’on attend de la justice une attitude digne par rapport à l’attente du justiciable. A mon humble avis, certes le pouvoir exécutif s’obstine dans son refus d’apporter les réformes nécessaires pour consolider de manière définitive une indépendance réelle de la justice, certes ce pouvoir exécutif en la personne du président de la République et de son ministre de la justice usent et abusent de leur pouvoir de nomination sur des magistrats pour faire toute velléité d’indépendance de la part de ces derniers mais, il faut reconnaitre que la faute incombe également à certains magistrats qui soit, pour obtenir une promotion, soit pour faire conserver un «bon poste», jouent le jeu de l’exécutif et contribuent ainsi à ternir l’image de cette justice. L’Ums se doit de les identifier et de les dénoncer ouvertement».
RETIRER AU GARDE DES SCEAUX SON POUVOIR DE PROPOSITION DE NOMINATION
«Il me semble impérieux de retirer au Garde des Sceaux ce pouvoir de proposition de nomination pour le confier à un organe indépendant qui sera chargé de recevoir les appels à candidature des magistrats et de les soumettre au Conseil supérieur de la magistrature. On voit régulièrement des ministres donner des instructions de non poursuites à des magistrats du parquet qui les exécutent. Ce qui est tout à fait illégal. Restituer les magistrats du parquet leur indépendance dans le cadre de la mise en mouvement et de l’exercice de l’action publique».
LES PREALABLES D’UNE JUSTICE INDEPENDANTE
«A mon humble avis, pour arriver à une indépendance réelle de la justice, il faut obligatoirement atteindre les quatre objectifs suivants : premièrement l’indépendance de l’autonomie budgétaire de la justice à l’image du pouvoir législatif. On ne peut pas comprendre que le juge, un pouvoir indépendant ; et que ces moyens soient déterminés par le pouvoir exécutif. Autrement, c’est le pouvoir exécutif qui donne aux juges les moyens. Donc, il y a une dépendance budgétaire de la justice à l’égard du pouvoir exécutif. C’est vraiment inadmissible à mon avis. Deuxième objectif : il me semble nécessaire de retirer au ministre de la justice son pouvoir dans la gestion de la carrière des magistrats parce que tous les problèmes viennent de là. Tous les problèmes viennent du pouvoir de proposition de nomination des magistrats à cause du ministre de la justice. Troisièmement : accorder aux magistrats le droit de se syndiquer. On ne peut pas comprendre que toutes les corporations de cette justice puissent se syndiquer et que les magistrats soient face à une interdiction d’aller vers une syndicalisation. Au Mali, les magistrats sont syndiqués, au Burkina Faso les magistrats sont syndiqués, pourquoi pas le Sénégal ? Enfin : réformer en profondeur le conseil supérieur de la magistrature».
ANTOINE FELIX DIOME ET MOI
«C’est quelqu’un avec qui j’ai travaillé avant la Crei. Il était sous ma direction quand j’étais au parquet général. Il venait me voir quand il avait des difficultés. Il me prenait comme son propre grand frère. Il me disait des choses qu’il ne disait pas à son père. On avait des liens très proches. Je lui souhaite bon vent en lui demandant de faire beaucoup d’attention aux politiques. Qu’il évite que ces derniers ne le mettent dans le gouffre parce qu’il a sa carrière de magistrat devant lui. Donc, il a intérêt à faire beaucoup d’attention. Je lui demande d’améliorer sa communication. Depuis qu’il est à ce poste de ministre de l’intérieur, sa communication est calamiteuse. Il s’adresse mal aux Sénégalais. Or, un ministre de l’intérieur est au-devant de la scène et quand quelqu’un est mis audevant la scène, il doit savoir parler. Il doit faire attention parce que le régime de Macky Sall va bientôt finir. Tout le monde sait que Macky Sall n’a pas droit à un troisième mandat. Lui-même le sait. La constitution est claire. Nul n’a le droit d’avoir deux mandats consécutifs. Donc, que Antoine (Félix Diome, Ndlr) fasse attention. Macky Sall n’a que trois ans qui lui reste au pouvoir. Qu’il ne le mette pas dans des situations difficiles. Il est un politicien et il peut sortir facilement de cette situation. Ceux qui soutiennent le contraire sont avec lui et ils ne lui disent que ce qui lui plait. Ils sont de mauvais conseillers. Un bon conseiller, c’est celui qui va dire à Macky Sall qu’il n’est pas meilleur que les 16 millions de Sénégalais, c’est le bon Dieu qui a voulu qu’il soit Président et la constitution prévoit deux mandats. Je lui conseille de respecter ces deux mandats et de partir».
L’AFFAIRE SONKO
«A la justice de faire sereinement de manière impartiale son travail ! Si ce qu’on reproche à Ousmane Sonko est établi, qu’on le traduise en justice. S’il y a des preuves qui sont apportées, que les juges prennent la décision qui convient. S’il n’y a rien qu’on le laisse partir. Mais si le juge est convaincu qu’il y a des éléments qu’on le renvoie en jugement en toute impartialité sans subir de pression ni d’un bord ni de l’autre».
SOUPÇONS D’ECARTER UN ADVERSAIRE POLITIQUE
«Il y a des risques. On a vu l’affaire Khalifa Sall, celle de Karim Wade. Toujours c’est avec l’actuel régime et ce n’est pas normal qu’il ait des soupçons d’intention d’écarter un adversaire politique. On l’a vu, il y a des risques mais, est ce que c’était ça, je ne peux pas m’avancer sur ce terrain».
LE DROIT N’A PAS ETE DIT DANS CES DEUX AFFAIRES ?
Pas que le droit n’a pas été dit. Le droit et la morale ne sont pas la même chose. Le droit et l’équité ce ne sont pas la même chose. Le droit c’est ce qui est dans le code pénal et le code de procédure pénale.
Le juge apprécie en fonction ce qui est contenue dans les dispositions pénales et applique la loi. Donc, le droit a été dit parce le droit est contenu dans la loi. Maintenant, la décision rendue est fondée légalement et basée sur des textes. On ne peut pas faire un reproche à ces décisions en se basant sur le plan légal. Sur le plan du droit, on a absolument rien à reprocher parce que c’est fondé sur des textes. Maintenant, on peut discuter sur le plan politique, dénigrer la décision sur le plan politique et épiloguer sur l’opportunité». LA CREI ? «On aurait dû laisser la Crei de faire son travail. C’est une institution qui est bonne dans nos pays sous-développés parce que l’infraction de l’enrichissement illicite n’est pas mauvaise. Parce que dans nos pays, les tenants du pouvoir ont l’habitude de faire des actes de prévarications sur les ressources publiques. Et de moins en moins on voit des actes de détournement de deniers publics mais on crée des stratagèmes pour piller les caisses en laissant une apparence de légalité. Donc, la meilleure manière de savoir que les tenants des deniers publics sont en train de dilapider ces deniers c’est de voir leur patrimoine».
LA MANIERE DONT VOUS AVEZ QUITTE LA CREI, DEMIS EN PLEIN AUDIENCE, DEPUIS LORS VOUS NE VOUS ETES PAS PRONONCE SUR LA QUESTION. AVEC LE RECUL, QUELLE LECTURE VOUS EN FAITES ?
Je peux revenir sur cette parenthèse pour dire simplement qu’elle est la preuve du mépris que le pouvoir exécutif à l’endroit du pouvoir judiciaire. Je n’en ai jamais parlé et je n’en parle pas avec rancœur. Ce n’est pas pour régler des comptes mais cela révèle du mépris que le pouvoir exécutif à l’endroit du pouvoir judiciaire. Comment peut-on relever un procureur en pleine audience ? Parce que simplement le procureur était en train de faire son travail correctement. Donc, cela est révélateur d’un manque d’indépendance et du peu de respect que le pouvoir exécutif a, à l’endroit du pouvoir judiciaire. Le pouvoir exécutif n’a aucun respect pour le pouvoir judicaire. Le pouvoir exécutif ne veut pas d’une justice indépendante. Les tenants du pouvoir ont peur d’une justice indépendante».