De sa pipe sur ses lèvres, d’un éclat de rire remuant ses lunettes d’intellectuel fin, sur son visage aquilin, je le vois, depuis le ciel, taper du poing sur une table, et s’écrier en direction de son voisin, qui n’est autre que Sidy Lamine Niasse. “Mbeur, combattant en Wolof, ma fille Salma Ibrahima Fall a tapé à la bonne porte !”.
Entre deux bouffées de son tabac, au milieu des anges qui n’en reviennent pas de voir cet être si chétif, à la démarche fragile, toujours plongé dans ses classiques de philosophie, s’extasier soudain, sans retenue.
Il voit tout ce qui se passe sur terre. Son rire glauque et rauque irradie l’ambiance. Il se mord les lèvres. Épanoui !
En allant au lit, la veille, sur un matelas cotonneux qu’on ne trouve qu’au paradis, il s’était laissé éclater par la courageuse sortie de sa fille, ramassant d’un texte ferme et sec, sans concessions, dans un mouchoir de poche, trois acteurs d’une saga qui tient en haleine le Sénégal.
En quelques phrases bien senties, elle avait renvoyé dans les cordes aussi bien Cheikh Niasse, fils de l’autre, directeur du groupe de presse où elle travaille, que l’artiste local le plus connu du pays, Youssou Ndour. Avant de jeter dans le décor, sur une décharge d’ordures, un plumitif de bas étage, un certain Wathie (danou, en Wolof, tomber!). Lequel, non content de présenter des excuses sans son accord sur l’information majeure qu’elle a reprise autour des frasques du musicien national, avait eu le cran de donner raison, par larbinisme, à son défunt patron, Sidy Lamine, sur une accusation que j’avais portée contre lui (et, paix à son âme, sur laquelle il s’était désisté lui-même !).
Si ta fille, Cher Ibrahima, m’avait sollicité pour recueillir mon avis sur le texte qu’elle a repris en me citant, sa note aurait été parfaite. Mais diantre sa sortie a de la gueule. Elle remet à sa place son patron, coupable de faiblesse face aux pressions de Youssou Ndour et dézingue son collègue dont la recension des faits révèle une platitude indigne d’un journaliste qui se respecte.
En journalisme, Cher Ibrahima, tu t’en souviens, les faits sont sacrés, les commentaires, libres.
Tu dois, sans doute, te demander, pourquoi You n’est-il pas venu à moi pour étouffer l’affaire ? Il connaît la route: ne m’a t’il pas déjà appelé dans le passé pour voler au secours d’un de ses amis? N’a-t-il pas supplié, en ma présence, une autorité religieuse, mouride, pour que je réduise mes tirs contre son allié des temps actuels, un Monsieur que tu n’aurais pas aimé connaître de ton vivant, du nom de Macky SALL, surnommé le Khalife Général Koulou Todjeman (KGKT), aux antipodes des valeurs que tu avais toujours défendues.
Je sais qu’avec Sidy Lamine tu dois bougrement rire de la scène en cours sur cette planète terre pourtant travaillée par une bestiole meurtrière sans précédent.
Ensemble, les anciens s’en souviennent, vous fûtes parmi les premiers promoteurs d’une presse dite libre voire indépendante et surtout privée avec un actionnariat parfois flou.
Depuis le milieu des années 1980, cette presse a viré, hélas. Elle est devenue largement un instrument de chantage, de propagande politicienne voire de promotion d’intérêts personnels ou commerciaux. Il suffit de lire la nomenclature des propriétaires des organes qui la composent pour savoir qu’elle a mal tournée.
C’est la raison pour laquelle d’ailleurs l’un de ses portes flambeaux, le groupe GFM, appartenant au…chanteur n’a eu aucun remords à me sauter au cou à force de diffamations pour plaire au pouvoir du KGKT quand, arbitrairement, pour m’empêcher de dénoncer ses crimes économiques, politiques et financiers, il me mit en prison, croyant ainsi atteindre son objectif.
En vérité, cher Ibrahima, le Sénégal a tellement changé depuis ton décès voici environ 25 ans que même lorsque j’ai reçu un appel téléphonique, il y a trois jours, venant de ta fille que je ne connaissais pas encore, j’ai dû refuser de lui répondre par crainte qu’il ne s’agisse d’un traquenard envoyé pour me salir.
Ce n’est qu’après avoir eu d’elle un message écrit explicatif que j’ai consenti à lui parler et, donc, à savoir qu’elle tenait de toi.
Cher Ibrahima, les années sont passées très vite et nous avons perdu en chemin beaucoup d’amis et de collègues dont ton promotionnaire du Cesti, Babacar Toure.
Je garde le souvenir de nos années à l’école de journalisme. Tu étais une classe avant la mienne mais nous partagions certains cours, de géopolitique ou de droit constitutionnel. Qui ne se souvient de toi, le lauréat du concours général de philo, à la plume fertile et lumineuse, la meilleure, avec celle de Ndiaga SYLLA, de tous les temps au sein du Groupe Sud, que tu avais contribué à créer?
Déjà au Cesti, en debut 1979, alors que la révolution islamique iranienne battait son plein et captivait l’attention du monde entier, en stage à Paris, tu eus le mérite de décrocher en exclusivité une interview extraordinaire de l’ayatollah Khomeyni depuis son refuge de Neauphle-Le-Château, où il était en exil.
Je te revois encore dans nos débats universitaires sur nos journaux muraux, nos Dazibaos, à la Mao, et les éclats de voix autour des grands enjeux africains d’alors, sur les questions angolaise ou sahraouie, doivent toujours tonner dans les coulisses d’un Cesti quand il était encore habité par un intellectualisme si hardi que le Président de l’époque, Léopold Sedar Senghor, n’avait qu’un seul mot pour nous honnir: des rouges !
Après le Cesti, nous avons, ensemble, continué le combat, cette fois syndical, pour la Défense des intérêts matériels et moraux de la profession de journaliste. Jusqu’à créer ce qui en tient encore lieu de syndicat aujourd’hui, le Synpics. Sais-tu que des plaisantins arrivés après l’installation du banquet grâce à nos efforts ont osé clamer que je n’étais pas…journaliste pour plaire à un pouvoir criminel que je combats?
Dis autour de toi que le Sénégal est tombé très bas entre les mains des médiocres qui le peuplent à présent.
Souviens-toi ! Quand je devins, en 1992, Directeur de la communication de la CEDEAO, tu fus naturellement l’un des premiers journalistes sénégalais que j’eus le réflexe d’inviter à Lagos où se trouvait alors le siège de l’organisation.
A cette occasion, tu habitas même chez moi et nous eûmes des soirées animées sur les problématiques de la démocratisation dans un contexte de fin des querelles idéologiques.
Cher Ibrahima, ou petit chef comme on te surnommait, en lisant hier le mot ferme de ta fille Salma, mon sentiment le plus fort est que la graine ne meurt jamais.
Il reste à l’auteur du texte la diffamant de s’excuser (pour ma part je le pardonne d’avoir osé dire que j’avance des faits non avérés en voulant plaire à son patron et à Youssou Ndour, ceux qui me lisent savent que mes textes sont toujours confirmés !).
C’est aussi à Cheikh Niasse d’éviter à l’avenir de céder aux oukases de qui que ce soit s’il veut préserver la crédibilité de son outil : celle-ci étant comme la virginité, on ne peut la retrouver quand on la perd.
Ce n’est pas parce que le régime de Macky SALL met une épée de Damocles sur la tête des médias en les privant de recettes publicitaires en plus de les traquer par le fisc qu’il faudrait en perdre sa ligne de défense des normes et valeurs plus que jamais essentielles pour sauver une presse classique assiégée de toutes parts, y compris par une prégnante techtonique des plaques numériques.
Enfin, parce qu’il est une star dont le talent artistique est reconnue, Youssou Ndour, que je considère comme un copain, se doit de cesser d’interférer dans les écrits qui ne lui sont pas favorables surtout s’ils reposent sur des faits indéniables.
Le pipolisme, la starisation, c’est, comme disent les anglais, un jeu de greasing pole, un jeu de montée sur un poteau huilé, glissant. Comme en politique. On tombe facilement, l’essentiel est de savoir se ressaisir pour remonter.
La clé du succès est d’éviter de faire des gaffes qui attirent l’attention, les gens ne s’exposant que sélectivement, selon Paul Lazarsfeld, le grand théoricien des sciences de la communication.
Quand on est une vedette, on se garde de fauter, on évite les dérapages sexuels, au risque de se voir exposer sur tous les canaux possibles de diffusion de masse.
Pour finir, Maitre Cheikh Niasse, je vous adjure, au nom d’Ibrahima Fall, de Sidy Lamine Niasse et du combat pour sauver le journalisme à la dérive d’appeler Salma et de solder ce qui aurait pu rester un fait divers englouti depuis par la vague déferlante des nouvelles n’eut été l’intrusion intéressée, le plaidoyer pro-domo, d’un artiste qui s’est trompé de temps.
Remettez en place l’émission “Petit Dej”, et présentez à ses animateurs vos plates excuses: ils n’ont fait que relayer une information déjà connue de tous, publiée partout!
La censure ou la rétention d’information, encore moins la régulation des réseaux sociaux, comme le veut l’attardé Macky SALL, sont des moments de la préhistoire.
Sidy Lamine en sourit. D’un coup sec de sa pipe sur la table, rire strident, Ibrahima acquiesce, se tournant vers son voisin: “Mbeur, ils sont dans la gadoue, Adama ne leur fera aucun cadeau !”.
La graine, Cher Ibrahima, ne meurt jamais. Il me sait.
*Adama Gaye est un exilé sénégalais et un opposant au régime de Macky SALL.