Ce que Macky ne réussit pas

par pierre Dieme

Parce que la chouette de Minerve ne prend son envol qu’à la tombée de la nuit[1], que nous nous sommes donné ce petit temps pour poser un regard décalé sur «Le grand entretien» que le président de la République, Macky Sall, a bien voulu accorder à la presse nationale, le 31 décembre dernier.

Un grand moment de communication politique, comme cela se passe dans les grandes démocraties, en Russie et en France, pour ne citer que ces deux rendez-vous annuels de Poutine et de Macron avec leur presse nationale. Deux heures d’échanges entre le chef de l’État et les représentants des médias ont permis au premier des Sénégalais de rendre compte de sa gestion aux populations[2].

Nous ne nous posons pas la question de savoir s’il a convaincu ou non – cela est laissé à l’appréciation de chaque citoyen –, mais de voir s’il a pris en compte les exigences de la communication politique, à savoir : transmettre une information, faire adhérer à sa politique et chercher à modifier l’opinion de ceux ou celles qui résistent à son projet de société, en vue de les amener à changer de comportements. Une bonne communication politique est celle qui permet d’inspirer confiance aux citoyens, tout en parvenant à leur faire partager les grilles d’analyse du leader.  

Convaincre, c’est montrer !

Certes, la rhétorique politique a évolué, surtout avec l’avènement de la télévision et aujourd’hui, des réseaux sociaux. Ces nouveaux outils ont modifié la structure du logos des politiques qui, pour convaincre, se contentent de montrer au lieu de démontrer. Parce que le temps télévisuel contraint la pensée rationnelle à devenir la somme de fragments d’idées parfois éparses, que l’homme politique moderne, comédien devant l’éternel – au sens où il joue un personnage selon les contingences – a tendance à tourner le dos au raisonnement démonstratif : “Le principe d’identité est remplacé par le principe d’analogie. Pour convaincre, il faut illustrer par les mots. Le raisonnement n’est plus hypothético-déductif. Il est devenu associatif. Le discours ne fonctionne plus avec un début, une fin, un raisonnement. Il fonctionne par “flash”[3].”

Entre le clair et l’obscur

Cette réalité ne semble échapper au locataire du palais qui avait un message à faire passer. Il a joué le jeu jusqu’au bout en répondant à toutes les questions. Naviguant entre le clair (l’éducation sexuelle dans les écoles) et l’obscure (troisième mandat), le président Sall s’est voulu à la fois prévisible et imprévisible dans ses réponses. La langue utilisée (le wolof) lors du Grand entretien, avec une cible toute désignée, se prête à des raccourcis qui cachent parfois la complexité des questions soulevées. Il a partagé ses certitudes et ses convictions pour prouver par a + b que le pays est sur la rampe de l’émergence avec des infrastructures routières, aéroportuaires, portuaires, etc. Pour lui, la seule évocation des autoponts, des autoroutes à péage et des rails, suffit à convaincre les plus sceptiques de sa volonté à développer le pays. Il s’est installé dans sa zone de confort en projetant l’image de quelqu’un qui a le contrôle de la situation.

L’effort de se contenir est perceptible et cela a tout l’air d’être le fruit du travail de professionnels de la communication qui ont dû préparer le « produit » à la consommation du grand public. La scène a tenu la promesse des coulisses, refuge des hommes de l’ombre.

L’ICC pour faire bonne impression 

Les spécialistes en communication politique sont unanimes à reconnaître qu’un « produit » (l’homme politique) préparé pendant des séances de média training arrive à contenir sa spontanéité et ses réactions naturelles. Certes, sa performance paraît plus artificielle, mais davantage conforme aux attentes stratégiques des communicants. On parle ainsi d’image en contrôle complet (ICC) par opposition à l’image en contrôle partiel (ICP)[4] . Cependant, la préparation n’éradique pas totalement la spontanéité du politique qui confirme l’adage : « Chassez le naturel, il revient au galop ».

Le geste des mains jointes du président indique qu’il essaie de contrôler ses émotions, en projetant l’image d’un homme qui parle avec conviction. Mais cela n’a pu cacher, par moment, l’impression d’inconfort qui se lit sur le visage du chef de l’État lorsqu’on lui a posé certaines questions qui fâchent. Il a parfois perdu le contrôle de soi. Ce qui prouve qu’il est difficile de maintenir une image construite dans son ascension, surtout lorsqu’il y a des problèmes de compatibilité entre celle-ci et la personnalité de l’homme politique en question[5].

Positionnement agressif

Concernant le cas que nous étudions, les quelques dysfonctionnements constatés, lors du face-à-face avec la presse, semblent découler du positionnement agressif du «produit» qui privilégie l’adversité, la confrontation et les rapports de force[6].

Cette communication “violente” du président Sall se confond parfois à l’image austère de l’État, incarnée par le corps sacré. Même quand il décide de nous ressembler, en se mettant dans la peau de monsieur tout-le-monde, le président a du mal à se départir de son masque. Diantre, pourquoi S E M S nous prive de son beau sourire ? s’écrie une citoyenne qui trouve que “le chef de l’État a beaucoup progressé dans sa communication”.

Pour sûr, ses glissements sémantiques maladroits l’exposent souvent aux critiques de citoyens ordinaires, destinataires de son message.

Nous avons relevé quelques biais de communication qui ont brouillé son message, même si l’on reconnaît les progrès énormes réalisés par le “Prince” dans la maîtrise de ses émotions pour contenir l’énergie négative.

Daltonisme de mauvais goût

Répondant à une question relative aux Sénégalais de l’intérieur qui manifestent leur courroux contre le manque d’eau en arborant des brassards, le président Sall a manqué d’inspiration en déclarant « qu’il ne voit pas la couleur rouge ». Ce daltonisme affiché est un pied de nez fait aux manifestants qui expriment, de manière pacifique, leur colère. Ce discours relâché (tenu généralement devant des militants) renvoie du coup l’image de manque de considération envers ces Sénégalais qui ne font que manifester un droit. Il a raté une occasion en or de reconquérir le cœur de ses compatriotes en montrant un peu de compassion et d’empathie. Il suffisait pour le président Sall de lancer : «je vous ai compris… » pour tendre la main à ces Sénégalais dans le désarroi. Christian Le Bart nous conforte dans notre analyse : «Lorsqu’il prend la parole en public, l’homme politique donne à voir une «façade» conforme aux attentes de celui-ci, par exemple en laissant supposer que ce public lui est particulièrement cher »[7]. Le chef de l’État n’a pas su trouver le pôle magnétique pour unifier un public atomisé et éviter à tout prix d’envoyer des messages qui peuvent mettre en colère des populations[8]. Le discours doit s’adapter à l’horizon d’attente des cibles. Malheureusement, ce daltonisme de mauvais goût va davantage les braquer.

Le héros creuse la distance …

Le héros n’aime pas être contrarié, parce que c’est un homme d’exception. Il cultive la séparation et creuse la distance [9]. On sentait un certain agacement chez le président Sall qui a interrompu des journalistes, en l’occurrence Souleymane Niang et Néné Aïcha Ba. De toute évidence, les questions l’ont mis mal à l’aise. Ses micro-expressions de colère (la parole coule, les lèvres se resserrent et les sourcils baissent) en disent long sur son état d’esprit. Il n’aurait pas dû laisser le Minotaure remonter à la surface, de manière à projeter l’image de sérénité à toute épreuve. Hélas ! 

 …et étouffe toute voix discordante

En révélant qu’il a bloqué le vote des décrets d’application du Code de la presse, suite au mouvement d’humeur des acteurs des médias, le président Sall projette, sous les habits de démocrate, l’image d’un hyperprésident qui assimile toute voix discordante à une sorte de pression. Il n’accepte les règles démocratiques que quand celles-ci ne s’éloignent de ses convictions. Le président a fait preuve de maladresse, en renforçant l’idée que certains Sénégalais se font, à tort ou à raison, de lui : celle d’un homme accroché à son piédestal et qui regarde de haut ses compatriotes. L’autorité du président au-dessus de toute pression. Et le fait d’assimiler ce mouvement d’humeur à une contrainte, au point de se braquer, signifie que le chef de l’État descend au niveau de ses gouvernés. Certes, la fonction de légitimation du suffrage universel fait un président. Il peut même se mettre en colère – et doit se mettre en colère –, mais une colère maîtrisée. Nul besoin de rappeler aux autres qu’il est le chef. Une telle attitude revient à détruire sa propre autorité. La fonction présidentielle dégage suffisamment d’autorité que son image (celle du président) est sans réplique[10]. Cela est d’autant vrai que sa couronne est un objet singulier. «président est le seul métier du monde où il n’y a qu’un poste»[11]. P 15.

Macky…Teinde Dior …Sall !

Ce n’est pas un hasard, si le chef de l’État s’identifie à Meïssa Teinde Dior Fall (1832-1855), damel du Cayor, pour justifier son silence sur le troisième mandat. Il est en plein dans la manipulation des symboles[12]. En évoquant le nom de Teinde Dior, dont la légende raconte qu’il est avare en parole, Macky Sall joue à l’homme d’honneur, obscure, secret et impénétrable. C’est l’image du “tiédo”, de l’homme de parole, du guerrier intrépide et fier, qu’il projette. Sauf qu’en convoquant dans sa rhétorique le damel qui avait à sa charge des sujets (royaume du cayor), le président Sall conforte ceux qui pensent qu’il concentre trop de pouvoirs entre ses mains

. Et le danger, selon ses pourfendeurs, c’est la crainte de voir le président Sall “régner” sur son peuple. Malheureusement, la dimension monarchique de notre Constitution semble favoriser une telle situation.

Mais n’allez surtout pas demander à Meïssa Tende Dior de faire la promotion de la liberté d’expression, car sa gestion du pouvoir s’inscrit résolument dans le rapport autorité/obéissance. Ce n’est pas le cas pour Macky Sall qui est dans une République où la parole définit, avec l’action, le champ politique[13]. L’exigence de transparence encourage son usage (parole) qui donne sens à l’action. Un chef d’État doit toujours s’expliquer devant ses concitoyens en éclairant leur lanterne sur les actes posés et en les rassurant. En démocratie, comme l’affirme Emmuel Terray, «Le discours devient l’instrument privilégié et quasi exclusif de l’action politique»[14]. En d’autres termes, gouverner, c’est parler ! Le président a le devoir donc de présenter, discuter et d’expliquer les décisions et initiatives. 

S’identifier au damel Meïssa Teinde Dior Fall, c’est assumer la sacralité de la parole qui ne saurait, pour quelque raison que ce soit, se consumer au soleil des intérêts personnels. En clair, un « tiédo », le vrai, ne se dédit pas. Il ne perd pas de vue que le mot pèse ce que pèse celui qui le prononce.

 “JE”, l’émetteur fantôme

Cette impression de “pleins pouvoirs”, d’hyperprésidentialisme, transparaît dans l’usage du pronom personnel “JE” par le président Sall, lorsqu’il a apporté des éclairages sur les accords de pêche avec l’UE. Pour déconstruire le discours de ceux qui parlent de “bradage” de nos ressources halieutiques et rassurer les Sénégalais, notamment les pêcheurs, le chef de l’État déclare : J’ai acheté un avion pour la surveillance maritime ».  Qui fait cette révélation ? Macky Sall ou le président de la République ? Est-ce son argent ou celui de l’État ?

Sommes-nous en présence d’une activité énonciative où plusieurs «points de vue» s’expriment dans le discours, comme le souligne Oswald Ducrot[15] ?  Ce dernier distingue dans la prise de parole, le sujet parlant (individu empirique), le locuteur (responsable de ses énoncés) et l’énonciateur (instance de parole représentée, « mise en scène » par le locuteur).  Nous soupçonnons alors une mise en scène aux fins de manipulation[16] qui se traduit par le gommage volontaire de la ligne de démarcation entre la personne de Macky Sall et la fonction qu’il incarne.

Ce “Je” a un destinataire : les pêcheurs qui ont le sentiment d’être lâchés par l’État du Sénégal au profit de propriétaires des bateaux de puissances étrangères. Le désarroi est tel, que les cibles ne se poseront pas la question de savoir qui a mis la main à la poche, ce qui les préoccupe c’est la protection des ressources halieutiques. Nous ne sommes pas sûrs que les cibles ont suffisamment de recul pour savoir qu’en réalité le chef de l’État parle à la troisième personne du singulier. Le “Je” signifie que le Macky Sall met en avant sa personne pour servir l’image d’un président qui vient toujours au secours des populations en détresse. Le “Je” présidentiel est performatif, c’est-à-dire réalise ce qu’il énonce.

Recours aux techniques de manipulation

Notons au passage que le président a utilisé la même technique de manipulation en évoquant les questions de la suppression des villes (Dakar, Rufisque, etc.) et de l’endettement de notre pays.

* L’infantilisation

Pour démontrer que la réforme annoncée n’a rien de politicien, le président Sall affirme avoir gagné, de 2012 à maintenant, toutes les élections à Dakar. Et ajoute qu’il n’est pas candidat à la mairie de Dakar, etc. La technique utilisée ici par M. Sall, est celle de l’infantilisation des destinataires (transformer l’adulte en enfant de bas âge) en leur servant un raisonnement terre à terre, à coup d’évidences, de manière à les pousser à ne plus avoir le sens critique des choses. Parler de toutes les élections, alors qu’il s’agit des locales (remportées par le camp de Khalifa Sall), c’est manifestement camoufler la réalité. Il y a un brouillage ou confusion volontaire pour cacher les vraies motivations de la réforme annoncée.

*La technique du pivot

Quant à l’interpellation relative à l’endettement de notre pays, le président Sall a utilisé la technique du pivot, en déviant le sens de la question posée par le journaliste : L’endettement n’est-il pas excessif ? Quid du taux d’intérêt ? Parce qu’il n’est pas très à l’aise sur la question de la dette intérieure, que le président Sall a préféré enfiler les habits du défenseur de l’Afrique qui, selon lui, “doit refuser la domination des pays développés”. Il est passé ainsi de la question au message du panafricaniste convaincu. Le long développement de la perspective africaine de l’endettement lui a permis de jouer la montre et de chercher à alléger le poids des critiques de ceux qui pensent que notre dette devient préoccupante. D’ailleurs, les échanges montrent que le président est sur la défensive, en interrompant le journaliste qui a cité le rapport du FMI pour apporter gentiment la contradiction au locataire du Palais de la République. Macky Sall a tenté de noyer le poisson…

Macky, la figure d’Hercule

Par ailleurs, le président Sall explique sa main tendue à l’opposition par le désir d’apaiser le terrain politique et semble, avec un triomphalisme dissimilé, savourer son coup de filet qui a capturé le « gros poisson » de Thiès. Mais à l’endroit des opposants qui ont refusé de rejoindre le camp présidentiel, Macky Sall, comme à l’accoutumée, bande des muscles : « s’ils ne viennent pas, personne ne m’empêchera de dérouler ». Et ajoute : « J’ai la force et la démocratie ». Le président a même rappelé à ceux qui en doutent encore qu’il « n’est pas un poltron ». Ce langage « guerrier » ne semble être en harmonie avec l’esprit de la main tendue du présent Sall, à moins de penser que les autres n’ont pas la liberté de dire non à toute sollicitation du Prince. Il aurait dû utiliser le langage du politiquement correct, pour ne pas dire diplomatique, même s’il est convaincu que les radicaux ne franchiront pas le Rubicon. La parole du président doit être soumise à des codes discursifs, en respectant certaines formes, de manière à incarner le respect qui lui est attaché. La fonction présidentielle dégage suffisamment d’autorité, que le chef de l’État pas besoin d’être constamment dans la confrontation.

BACARY DOMINGO MANÉ

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